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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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2. 
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4 




















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LE 


CORRESPONDANT 


‘RECUEIL PERIODIQUE. 





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LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE. 





RELIGION, PHILOSOPHIE, POLITIQUE, 
SCIENCES, 
LITTERATURE, BEAUX-ARTS. 


TOME VINGT-NEUVIEME. 





PARIS 
LIBRAIRIE DE CHARLES DOUNIOL, EDITEUR 


RUE DE TOURNON, 29. 


1852 


Tome XXX. — 4 Livraison. VENDREDI, 40 OCT. 4854, 


i 





LE 


CORRESPONDANT 





LA 


PHILOSOPHIE ET LES CONCILES 


EN FRANCE.', 


(2° ARTICLE.) = 


Til 
UN DERNIER MOT AUX ECLECTIQUES. 


Poisque nous avons commencé & nous occuper des rationalistes , 
nous voulons leur dire une derniére parole avant de nous adresser aux 
traditionalistes. : 

Il n’est jamais honorable d’insulter les vaincus, encore moins les 
morts; aussi cette intention est-elle loin de notre pensĂ©e et de notre’ 
volontĂ©. Mais si l’école Ă©clectique est vaincue, il est permis du moins, 
il est nĂ©cessaire de le constater. Or, nous croyons qu’elle est vaincue e% , 
que son régne est fini. 

{ Voir le Correspondant, t. XXVIII, p. 449. 
T. XxIx. 10 oct. 1854. 4°* Livre. 1 


2 LA PHILOSOPHIE 


C’est en vain que le pĂ©re de |’éclectisme en France Ă©lĂ©ve une der- 
niére fois la voix en sa faveur. C'est en vain que le disciple le plus 2élé 
de cette école et le plus sincérement fidéle & sa fortune lui montre un 
attachement exemplaire et met & son service un dévouement héroique. 
Ces tentatives désespérées ne la sauveront pas. Inutilement M. Saisset 
lui décerne des éloges exagérés, lui cherche des titres & Ja reconnais- 
sance et 4 l’admiration publique, lui dĂ©couvre des mĂ©rites inconnus ! ; 
sa parole n’est point capable de la faire revivre, et son discours res- 
semble trop & une oraison funĂ©bre. Ii a beau la recouvrir d’un simu- 
lacre de vie, Ă©taler aux regards les lambeaux les plus passables qui lul 
restent, rappeler ce qu'elle pourrait encore; il sent lui-mĂ©me qu’elle 
ne ‘peut plus que lutter contre une mort certaine. Elle est frappĂ©e au 
coeur, elle ne s’en relĂ©vera pas. Et tout ce bruit factice, tous ces essais 
de glorification tardive ne sont que d’inutiles rĂ©clames en faveur d’une 
entreprise, nous allions dire d’une industrie, qui s’écroule. 

La philosophie Ă©clectique est en baisse : partout on |’entend redire, 
et tont le monde le sent. Par qui a-t-elle été vaincue, et de quel coup 
meurt-elle frappée? 

Avant tout, elle est frappée, elle est vaineue par le bons sens public, 
qui a fait prompte et inexorable justice de ses excés impardonnables. 
Que sopt devenues ces Ă©tranges importations de |’Allemagne, ces su- 
blimes inepties qui, pour passer le Rhin, s’enveloppaient de nuages et ye- 
naient fastueusement s’imposer a l’esprit francais? Que sont devenues 
ces essais d’un panthĂ©isme confus et mal dĂ©fini, devant un public si pers - 
picace, si positif, si implacable contre tous les non-sens qui voudraient 
se dissimuler sous le vague et l’équivoque de lexpression? Qu’est de- 
venue la raison impersonnelle et son incarnation dans |’homme; la 
pensée universelle et la substance absolue ; Vabsolu lui-méme, se per- 
sonnifiant, trivité nouvelle, dans l'infim, le fist et leur rapport néces- 
saire? Tout cela, a l’heurc o& nous sommes, est et demeure balayĂ© par 
la risée publique. ; 

Il faut avover que sur tous ces pouts le jugement du public avait 
devancé, préparé ct merveilleusement facilité le jugement des con~ 
ciles, et jamais l’Eglise n‘avait Ă©tĂ© moins exposĂ©e & comprometire sa po- 
pularitĂ© que lorsqu’elle a proscrit de telles aberrations. Mais elle ne s'est 
pas bornée 4 réprimer les excés par trop téméraires de cette philosophie ; 


4 Revue des Deux-Mondes, septembre 1850. 


ET LES CONCILES EN FRANCE. 8 


elle I’a atteinte elle-mĂ©me, dans son principe et sa vie intime, en atta- 
quant son indépendance et sa souveraineté prétendae ; en stigmatisant 
jasqu’a son nom, le rationalisme, |’éclectisme, Elle demeure vaincue 
par P’Eglise. ; 

Elle le sera bientét, malgré ses derniers efforts, par la seule liberté. 
La philosophie éclectique a vécu longtemps du monopole. Elle se disait 
grande et puissante, parce qu’elle dominait. Ses dignitĂ©s, ses titres, ses 
faveurs étaient enviés, disputés par tous les talents et toutes les ambi- 
tions, comme si en elle eit été pour l'avenir toute force et toute gran- 
geur. Occupant toutes les chaires dela France, elle se complaisait & les 
voir entourées de la jeunesse de tout le royaume, comme si I'attrait et 
la puissance de sa doctrine eussent seuls enchainĂ© tant d’auditeurs 2 sa 
parole. La loi du 15 mars a dissipé cette illusion. Dans la lutte au sujet 
de l’enseignement, la philosophie surtout avait soutenu le combat. La 
victoire dela libertĂ© n’a pas Ă©tĂ© entiĂ©re ; mais la philosophie universitaire 
prĂ©tendait tout conserver ; si peu qu’elle ait Ă©tĂ© obligĂ©e de cĂ©der, c’est 
pour elle une défaite. Et cette premiére défaite, si incompléte qu'elle 
soit, est le principe, déja visible, de sa ruine. Il a suffi que Ja parole ait 
été accordée a d'autres professeurs, pour que ses chaires aient manqué 
de compétitenrs!, pour que le nombre des auditeurs ait sensiblement 
diminué. 

Les symptĂ©mes de sa dĂ©cadence abondent et se multiplient. I! n’é- 
tait pas besoin, pour la combattre et la vaincre, de causes externes; 
elle est vaincue par sa propre impuissance, elle s’affaisse d’elle-mĂ©me, 
et l’on peut dire qu’elle meurt d’épuisement. Quelle valeur montre-t-elle 
aujourd'hui ? M. Saisset, qui vient de faire une exhibition complétede ses 
produits récents, dans le but de prouver 4 tous « sa robuste vitalité, » 
M. Saisset reste lui-méme confondu du résultat constaté. « Nous avons 
sous les yeux, dit-il, l'ensemble des travaux sortis de l’école Ă©clectique 
depuis ces derniéres années. On peut contester la valeur de tel ou tel 
livre, on peut mĂ©me nier qu’il y en ait un seul marquĂ© da caractĂ©re des 
ouvrages vraiment supéricurs. Mais... (voici la compensation ) leur 


4 M. Jacques, naguĂ©re encore une des gloires de l’éclectisme, nous fait 4 ce 
sujet une révélation curieuse. Si l'irritation actuelle de ce professeur en disponi-~ 
bilitĂ© explique la hardiesse de sa rĂ©vĂ©lation, elle n’infirme point la vĂ©ritĂ© du fait; 
quelle que soit d’ailleurs la cause que 8a vanitĂ© offensĂ©e cherche Alui trouver, « Dans 
la plus haute Ă©cole de l'UniversitĂ©, dit-il, 4 ’Ecole normale, l’erseignement de la 
philosophie Ă©tait, il y a quioze ans, l’objet de toutes les ambitions; dĂ©daignĂ© au- . 
jourd’hui, il se recrute difficilement et mal. » (LibertÂąd de penser, janvier 1851.) 





A LA PHILOSOPHIE 


nombre, leur variĂ©tĂ©, le sĂ©rieux esprit qui les anime ‘... » En d'autres 
termes, si l’école Ă©clectique n’a pas fait mieux, ce n’est pas la bonne vo- 
Jonté qui lui a manqué. 

Il faut savoir grĂ© aa nouveau chef de l’école d’avoir omis de compter 
parmi ses productions remarquables, une revue rationaliste qui s’efforce 
depuis trois ans de faire quelque bruit, a Liberté de penser. C'est jus- 
tice 4 la fois et habileté de sa part. Mais il offre avec confiance, comme 
faisant honneur a l'Université et attestant la supériorité de ses travaux, 
un ouvrage dont lui-méme est collaborateur avec M. Jacques et plu- 
sieurs autres professeurs. « Le Dicttonnaire des sciences philosophiques, 
il l’affirme, est un livre qui restera. Outre sa valeur propre, il aura droit 
de survivre comme l'ceuvre collective d’une Ă©cole dont il rĂ©fiĂ©chit l’esprit 
et rĂ©sume les travaux. » Tel est donc le monument que nous laisse l’é- 
cole Ă©clectique, et ot se trouve le dernier mot de son savoir et de son 
enseignement. Néanmoins, le jugement qu'il en porte lui-méme, en 
définitive, nous semble peu flatteur. D'abord il nous apprend que le 
directeur ou Ă©diteur a eu besoin « surtout d’une grande fermetĂ©, afin 
d’exclure impitoyablement l’insuffisance, de mettre & sa place la mĂ©dio- 
crité, toujours fertile et préte a tout; de tenir en bride la précipitation 
(une vingtaine de collaborateurs n’ont mis que dix ou onze ans a rĂ©diger 
ces guatre volumes) , et de faire méme la loi au talent. » Or, voici jus- 
qu’a quel point il @ su fatre la lot au talent. « Les juges compĂ©tents 
se sont accordés & reconnaitre que la partie la plus remarquable de ce 
vaste travail (d’un travail de philosophie), c'est la partie historique. On 
a sigualĂ© un certain nombre d’ articles faibles; on a potĂ© quelques dĂ©fauts 
d’accord entre jes morceaux Ă©crits par des mains diffĂ©rentes. On a dit 
enfin qu’en rĂ©sumĂ©, ce Dictionnaire, excellent pour la critique, incom-- 
plet pour la thĂ©orie, rĂ©flĂ©chissait les qualitĂ©s et les dĂ©fauts de I’école d’ou 
il est sorti?, » Nous avons parcouru ces quatre volumes, nous ne pour- 
rions guére exprimer un jugement qui fit au fond plus sévére. 

M. Saisset, parlant des écoles catholiques actuelles, prétend les hu- 
milier profondément en les opposant 4 !'école brillante de 1825, et il 
leur cite avec une admiration affectée les grands noms des de Maistre, 
des Bonald et des Lamennais, dont les deux premiers, nous ne par- 
lons pas du dernier, ne seront jamais pour nous, quoi qu’on en dise 
et malgré leurs services rendus, des docteurs de I'Eglise et des maftres 


 Reoue des Deux-Mondes, septembre 1850. — 2 Ibid. 


ET LES CONCHLES EN FRANCE. 5 


de la doctrine. Nous ne voulons pas rappeler & I’école Ă©clectique ses il- 
Jastres fondateurs comme des hommes dont elle puisse s’enorgueillir & 
Vexcés ; mais, en tout cas, ne pouvons-nous pas affirmer, a notre tour, 
que les disciples se montrent encore bien inférieurs aux maitres et aux 
bruyants professeurs de 1828. 

Depuis assez longtemps, il se rĂ©pand que |’école Ă©clectique est en 
pleine dissension et en voie de dislocation complĂ©te; qu'il n’y a plus 
dans son sein ni unité, ni accord, ni discipline possible. Si nous en 
croyons certains bruits, dans les facultés, 4 I'Ecole normale, dans les ly- 
cées et fes colléges, chacun se faisant & lui-méme sa doctrine, attaque 
volontiers celle des autres, et tous celle du maitre. Nous-méme avons 
entendu cette année a la Sorbonne M. J. Simon, le suppléantde M. Cou- 
sin, réfuter directement, énergiquement, le titulaire de sa chaire, aux 
applaudissements d'un nombreux auditoire. Ce n’est pas nous qui bla- 
merons un professeor de l'Université de contredire un enseignement 
détestable, aussi faux que dangereux; nous voulons seulement consta- 
ter qu’il n’y aplus accord d’enseignement et de doctrine !. On dit gĂ©- 
néralement que pour faire une école, il faut un maitre et deux disci- 
ples. Or, nous ne connaissons plus 4 M. Cousin qu'un disciple fidéle, le 
généreux M. Saisset. 

ll y a quelque vingt ans, l'un des plus célébres soutiens de 
cette Ă©cole intitulait superbement un de ses Ă©crits: Comment fims— 
sent les dogmes et les religions, Aujourd’hui ne pourrions- nous pas 


{ Jusque dans la presse, on voit se produire, entre les Ă©clectiques, non plus des 
divergences, mais les oppositions les plus animées; et le public est admis 4 con- 
naitre ces scandales de famille. Tout le monde a pu voir, sur les doctrines du 
maitre, les apprĂ©ciations peu mĂ©nagĂ©es de M. Gatien-Arnoult, l’un des professeurs 
les plus distingués de l'Université. M. A. Jacques, naguére professeur 4 Louis-le- 
Grand, disait, au mois de janvier dernier: « On peut prendre le mot d’éclectisme 
dans un bon sens. Mais je déteste et je repousse de toutes mes forces ce que le 
plus illustre reprĂ©sentant de l’éclectisme contemporain a accumulĂ© sous ce terme. 
fl en est venu de nos jours & signifier d’abord la substitution systĂ©matique de l’his- 
toire 4 la science. Il signifie pis encore, 4 sayoir : une alliance impossible entre la 
foi et la raison, une perpétuelle capitulation de la conscience. I] veut dire enfin, 
en histoire, apologie du succés, nécessité et partant légitimité de ce qui a été et 
de ce qui est. Signaler ces doctrines, c'est les réfuter. Les dépouiller du prestige font 
V’Gloquence a su les entourer, c’est en mettre & nu le faux et l’odieux.» M. Jacques a 
peut-Ă©tre regrettĂ© ces rudes paroles, lorsqu’il s’est yu, quelques semaines apres, 
frappĂ©d’une destitution solennelle, au moment mĂ©me 0i le disciple fidĂ©le, M. Saisset, 
Fecevait la récompense de ses sages et saines doctrines. Ces deux faits simultanés 
ne prouveraient-ils pas Ă©galement I’influence que M. Cousin conserve toujours en 
haut lieu? et ne trouverait-on pas 1a l’explicatibn de cette coincidence qui prĂ©oc- 
cupa si vivement ta presse et le public? 











6 LA PHILOSOPHIE 


montrer, a notre tour: Comment fnissent les ecoles et les systémes. 

La philosophie nouvelle se considĂ©re comme tallement perdue qu’elle 
ne sait plus quel nom se donner & elle-mĂ©me. Elle n’ose plus s’appeler 
rationaliste, plus méme éclectique ; elle essaie de se dire spiritualiste et 
de s’abriter sous un drapeau plus sir que le sien. Ayant entrepris der- 
niérement de classer toutes les écoles de philosaphie qui ont cours en 
France, M. Safssct les divisait ainsi : école théologique, école sensualiste 
et Ă©cole spiritualiste, qui est la sienne; comme si |’école universitaire 
Ă©tait plus spiritualiste que l’école thĂ©ologique. On n’explique pas qu’elle 
ose usurper un nom qu'elle sat appartenir & ua autre; si ce v’est que 
pour elle, elle n’en a plus qui lui soit propre, et que, tombant en disse- 
lution rapide , elle ressemblera bientit, comme dit Bossust, a ce je ae 
sais quoi qui n’a plus de nom. 

Mais quoi qu’il en puisse Ă©tre de son existence a l'avenir, nous croyons 
que le moment est venu de dresser son inventaire et de voir ce que 
nous légue cette école trap fameuse. 

S’jl fallait admettre le bilan qu'elle se plait elle-mĂ©me a tracer, nous 
devrions porter & son avoir & peu prés toutes les principales richesses de 
esprit humain, toutes les vĂ©ritĂ©s les plus importantes de l’ordre intel- 
lectuel et moral. C’est 4 elle que le monde devrait non-seulement la 
distinction établie entre la pensée et la sensation contre les derniers phi- 
losophes du dernier siĂ©cle, mais la spiritualitĂ© de ]’ame, l’existence de 
Dieu et de sa Providence contre l’athĂ©isme et le matĂ©rialisme qui avaient 
prévalu ; la notion du devoir, de la morale universelle contre les doc- 
trines d’intĂ©rĂ©t ou de plaisir qui avaient envahi les esprits. C’est elle qui 
aurait fondĂ© la vraie science psychologique par l'Ă©tude et l’analyse com- 
plĂ©te des facultĂ©s de Il’Ame, qui nous aurait fait connaitre histoire de la 
pensée humaine en mettant en lumiére tous les systémes du passé. Elle 
nous aurait donné surtout la vraie méthode philosophique, qui, & elle 
seule, vaut toutes les vérités, puisque avec elle on parvient & toutes. 
Cette mĂ©thode est ]’observation, l’analyse, qui, appliquĂ©e a la conscience 
et 4 Phistoire, nous conduit d’une part a l’autonomie et & l’indĂ©pen- 
daace de la raison ; de l’autre, par une impartialitĂ© absolue, a la resti- 
tution de tous les systĂ©mes et de toutes les croyances de |’humanitĂ© ; en 
d’autres termes, 4 l’éclectisme. Tels sont les rĂ©sultats acquis dont elle 
croit devoir s’enorgueillir !‘. EHe nous permettra de les vĂ©rifier. 


4 Voir Diction. des sc. phil., Introduct., art. Francaise (phil.); art. Jouffroy, etc.; 
Saisset, Revue des Deux-Mondes, septembre 1850, etc. Ă© 





ET LES CONCILES EN FRANCE. 7 


AssurĂ©ment on lui saura grĂ©, on la louera de s’étre, des le principe, 
franchement et courageusement ralliée au drapeau du spiritualisme, de 
s’étre posĂ©e Ă©nergiquement contre le sensualisme de l’école condilla- 
cienne, contre le matérialisme et Yathéisme des encyclopédistes. Dans 
cette lutte sérieuse, elle a montré de la constance et du savoir-faire; elle 
a renda d’incontestables services, et a contribuĂ© pour sa part & expulser 
de notre patrie ces doctrines abjectes. Mais dans cette lutte, a-t-elle 
donc été seule & combattre, au point de mériter seule en France le titre 
d’école spiritualiste ? Serait-il vrai, comme elle voudrait le faire croire, 
que les catholiques se soient montrés indifférents ou méme opposés aux 
doctrines du spiritualisme’? En vĂ©ritĂ©, il y aurait de l’impudence & le 
soutenir, et elle-méme est obligée d'avouer, en se contredisant, que du 
cété des écrivains religieux, « la guerre fut vigoureuse, brillante, décisive ; 
que le matĂ©rialisme recut d’eux des coups mortels 3. » La philosophie uni- 
versitaire n’a point dĂ©couvert les dogmes du spiritualisme ; elle les a trou- 
vés établis avant elle : sa gloire est de les avoir reconnus et appuyés. En 
se rattachant sur ce point & la grande Ă©cole spiritualiste, elle s’est fait hon- 
neur, et a fait honneur 4 notre siĂ©cle et & notre pays. Plat 4 Dieu qu’elle 
ne se fat pas déshonorée bientét en mélant & ces grandes vérités les plus 
déplorables erreurs sur Ja nature et la personnalité de Dieu, sur sa Pro- 
vidence et ses rapports avec l'homme, sur |’&me humaine et Ia libertĂ© 
morale, ainsi que sur fa notion et les régles du devoir. 

Elle nous a laissé des travaux utiles sur la psychologie, qui est peut- 
Ă©tre la partie ot elle s'est le plus distinguĂ©e & la suite de I’école Ă©cos-_ 
saise. Ce n’est pas que ce qu’elle donne comme nouveau ne fat dĂ©ja en 
grande partie connu sous d’autres termes; ce n’est pas que, parmi les 
définitions et classifications inventées par elle, il en soit un grand nombre 
que |’on puisse accepter complĂ©tement ; mais elle a sur plusicurs points 
fourni des indications précieuses et éclairé de quelques lamiéres cette 
branche importante de la philosophie Et, en vérité, il serait bien étonnant 
gu’i! n’en fat pas ainsi aprĂ©s quarante ans d’étude et de labeur. Ce 
n’est ni aux principes ni & Ja mĂ©thode de I’éclectisme qu’on doit faire hon- 
neur de ce résultat, mais uniquement au talent et & la patience de tant 
d’hommes distinguĂ©s. 

Nous dirons Ă©galement que, sur l’histoire de la philosophie, ils ont 
fait d'importantes recherches; ils ont fait revivre bien des noms et des 


1 Reoue des Deux-Mondes, aoit 1850. — 2 rbtd. e 


8 LA PHILOSOPHIE 


systĂ©mes tombĂ©s dans |’oubli, et dont plusieurs sans doute mĂ©ritaient 
plus ou moins d’y rester; mais en somme, ces recherches ont servi a 
l'histoire de l’esprit humain ; elles ont fixĂ© de plus en plus I’attention 
publique de ce cĂ©tĂ©, et continuĂ©es par d’autres avec la mĂ©me ardeur, 
mais avec des principes plus sadrs, elles pourront conduire a des résul- 
tats précieux pour la science, Mais, ils nous permettront de le leur dire, 
on ne peut assez regretter que Jes Ă©crivains universitaires se soient si obs- 
tinément attachés a réhabiliter, a glorifier tous les dogmatiseurs qui, dans. 
Vhistoire, se signalérent par quelque erreur religieuse, sous le prétexte 
trĂ©s-peu philosophique qu’ils se montrĂ©rent par [a libres penseurs. II 
est plus regrettable encore que, par suite de leur principe Ă©clectique, ils 
aient dans leurs études historiques constamment tendu & justifier, a lé- 
gitimer tous les systĂ©mes et tous les rĂ©ves qui ont dĂ©shonorĂ© I’intelli- 
gence humaine ; qu’ils aient fait d’inutiles efforts pour restituer, comme 
ils le disent, toutes les croyances de l’humanitĂ©, novus offrir au sein d'un 
vaste Ă©clectisme, qui n’est qu’un absurde syncrĂ©tisme, toutes les vĂ©ritĂ©s 
comme toutes les erreurs du passĂ©. C’est a fausser l'histoire et lui faire 
injure; c’était une tache indigne d’une Ă©cole sĂ©rieuse. 

D’ailleurs, est-ce donc uniquementa reproduire le passĂ© que se prouve Ic 
gĂ©nie d’une Ă©cole philosophique ? AssurĂ©ment les Ă©clectiques, 4 commen- 
cer par leur chef, ont fait assez de traductions, assez d'Ă©ditions nouvelles, 
d’annotations, de commentaires, de prĂ©faces et d’introductions; mais, 
‘de leur propre fonds, qu’ont-ils produit de vraiment original et d’utile? 
Quelle idée nouvelle, grande ou féconde, nous ont-ils apportée, en logi- 
que, en morale ou en thĂ©odicĂ©e, sur Dieu, sur l’ame, sur le devoir, sur la 
certitude et la connaissance ? Ou ont-ils creusé un peu profondément le sol 
de la philosophie? A l’exemple de ces gĂ©nies dont la solution d’un pro- 
bléme difficile immortalisa la vie et les travaux, quel point obscur de la 
science ont-ils réussi, ou seulement se sont-ils attachés 3 déterminer et 
a éclaircir? Renongant a ces profondeurs, |école éclectique a trouvé 
plus commode et plus facile de s’étendre sur l'histoire en Ă©bats peu rĂ©- 
glés, de parler convenablement sur la philosophie écossaise et sur Ics 
diverses Ă©coles d‘Allemagne, voire mĂ©me d’entreprendre sur l’antiquitĂ© 
et sur le moyen age de plus ou moins longues recherches, mais que du 
temps et un peu de patience leur rendaient possibles. Qu’est-ce que cela 
prouve ? Que les Ă©clectiques Âą ont substituĂ© l’histoire & la science *, » et 
qu ils sont convaincus d’étre, comme ils sont obligĂ©s de l’ayouer, « plus 


4M. Jacques. 





ET LES CONCILES EN FRANCE. 9 
historiens qu’inventeurs, plus Ă©rudits que philosophes !. » C’est-a-dire 
qae cette Ă©cole n’a eu ni le gĂ©nie ni la vocation philosophique. 

llest uxt fait qui prouverait 4 lui seal que cette vocation lui a manqué. 
Quand on a vu les fondateurs de I'Ă©clectisme et ses plus brillants sou- 
liens quitter tout & coup leurs livres et leurs cahiers, leurs chaires et 
lears auditoires, pour se jeter dans les luttes politiques et s’absorber dans 
les affaires, on a pu conclure qu’une vie si facilement changĂ©e, et pre- 
nant st volontiers une direction toute contraire, n’avait point Ă©tĂ© jusque- 
laretenue dans la solitude et le cabinet par le pur amour de I’étude et de 
Ja vĂ©ritĂ©. L’esprit le plus philosophique dont puisse, & notre avis, s'ho- 
norer l’UniversitĂ©, disait sans se cacher que M. Cousin n’est pas un phi- 
losophe. Les hommes compétents penseront comme Jouffroy. Nous 
avons toujours considéré M. Cousin comme un homme supérieur qui a 
manquĂ© sa vocation. Il nâ€˜Ă©tait point destinĂ© par sa nature aux profon- 
deurs arides de la philosophie. L’éloquence, le culte du beau, plutĂ©t que 
celui du vrai, voila quelle doit avoir été sa vocation premiére. Dieu I'a- 
vait fait littĂ©rateur ; l’erreur de sa vie est de s’étre dit philosophe et d’a- 
voir voulu devenir un homme politique. 

Nous ne voyons pas que, dans le champ de la vérité, la philosophie 
éclectique ait fait une seule conquéte de quelque valeur; mais elle se 
vante de nous avoir donné mieux que des conquétes, en nous donnant le 
moyen de toute conquéte, la vraie méthode philosophique. Cette grande 
méthode, dont la découverte doit la couvrir de gloire, consiste 4 prendre 
pour point de dĂ©part la conscience et pour guide l’observation , & procĂ©- 
der du connu a l’inconnu, et a suivre en tout I’évidence. C’est ce qu’ils 
appellent la méthode psychologique ou le psychologisme 8. 

S'il faut dire ce que nous en pensons, il nous semble que cette nou- 
velle mĂ©thode est assez ancienne, qu’elle a Ă©tĂ© connue, pratiquĂ©e dans 
toute sa vérité par des philosophes qui ont dans lhistoire quelque re- 
nom. Les éclectiques ressembleraient-ils 4 ces prétendus philosophes que 
M. Saisset ridiculise d'une maniére si spirituelle ;: « II faut savoir, dit- 
il, que M. Aug. Comte (le positiviste) se croit de la meilleure foi du 
monde l’inventeur d’une science nouvelle, la sociologie. Sur quoi nous 
ferons une ou deux rĂ©flexions prĂ©liminaires. Et d’abord, la science qu’il 
plait M. Comte d’appeler sociologie est connue depuis longtemps sous 

1 M. Saisset, Kssais, p. 89. 


2 Dict. des sc. phil., art. francaise (phil.); MĂ©thode, etc. — M. Cousin, Reowe . 
des Deux-Mondes, avril 1851 et tous les Ă©crivains Ă©clectiques. 





40 LA PHILOSOPHIE 


un autre nom. Elle remonte a des personnages qui ont fait quelque fi- 
gure dansle monde. En gĂ©nĂ©ral, l’école positiviste ne brille pas par la 
nouveauté des idées. La seule découverte qui lui appartienne est cellé 
des deux mots sociologie et biologie; ajoutez-y le mot positivisme dont 
cette école a cru devoir se décorer, et vous aurez le compte net de ses 
inventions !, » La main sur Ja conscience, M. Saisset ne s’est-il pas 
aperca que sa plaisanterie pouvait se retourner de tout point contre sa 
propre Ă©cole avec une force de vĂ©ritĂ© non moins Ă©crasante ? Et qu’a donc 
inventé cette école, que de vains mots, une terminologie étrange, moi- 
tié nouvelle, moitié prise aux Allemands, et qui trop souvent ne recouvre 
rien de réel? 

La mĂ©thode d’observation pratiquĂ©e & lear maniĂ©re, et appliquĂ©e non- 
seulement & la conscience et & l’individu, mais & l'histoire et 4 la critique 
du passĂ©, les a conduits, disent-ils, 4 un systĂ©me dont ils s’honorent, et 
dont ils ont cru devoir prendre le nom pour en décorer leur nouvelle 
école. C'est la possibilité, en les expliquant, de concilier tous les sys- 
t@mes et toutes les thĂ©ories; c’est le nouvel Ă©clectisme, symbole et rĂ©- 
sumĂ© de toutes les tendances de l’esprit moderne. 

De deux choses I’ane : ou leur Ă©clectisme ne consiste qu’a reconnaitre 
dans chaque systĂ©Âąme, au moyen d’une rĂ©gle sre et de principes cer- 
tains, les Ă©lĂ©ments de vĂ©ritĂ© qui s’y trouvent renfermĂ©s, & les dĂ©gager 
des erreurs qui les dérobaient & la vue; & chorsir, en un mot, parmi tout 
te qu'il y a de faux, ce qu’il peut y avoir de vrai, pour le rattacher & un. 
ensemble de doctrines auquel il appartient. Et alors il faut avouer que 
c'est une grande naiveté de leur part de se donner pour les inventeurs 
d’un procĂ©dĂ© si commun, si universel, pour ne pas dire si vulgaire. Ou 
bien ils acceptent les systĂ©mes en eux-mĂ©mes tels qu’ils sont dans I'his- 
tire, et prĂ©tendent les concitier tous, quelque contradictoires qu’ils 
puissent @tre , les absoudre tous et les légitimer, quelles que soient Tes 
erreurs qu’ils renferment. Mais ceci ne serait autre chose qu’un grossier 
Syncrétisme dont ils auront de la peine 4 se faire un titre de gioire. In- 
terpellĂ©s si souvent pour qu’ils aient & dĂ©clarer dans lequel de ces deux 
Sens ils entendent leur Ă©clectisme, pourquoi n’ont-ils point encore domĂ© 
de répotise nette et précise*? 


4 Revue des Deux-Mondes, aodt 1850. 

2 On dirait mĂ©me qu’'ils craignent de s’expliquer sur ce sujet, et que lorsqu’il y 
a nĂ©cessitĂ© de parler, tout leur soin est de voiler lear pensĂ©e. Qu’on en juge par 
cette explication que donnait dernierement M. Saisset: « AprĂ©s avoir reconnu J’ac- 





ET LES CONCILES EN FRANCE. , 

Ii est cependamt une dĂ©couverte qu’ils sont en droit de revendiquer, 

un dogme philosophique qui leur appartient : c'est I'Ă©mancipation de 
la pensĂ©e, la.libertĂ© absolue et I’entitre mdĂ©pendance de la raison, c'est 
le rationalisme, Nen qu’avant eux la raison ne se soit jamais Ă©mancipĂ©e, 
et qu’on n’ait pas A diverses Ă©poqnes surabondamment pratiquĂ© cette 
liberté de la pensée, en philosophie comme en toute sorte de exoyances. 
Mais iis sont les premiers, pensons-nous, % avoir érigé en dogine cette 
indépendance abeolue ; & avoir systématiquement posé en principe que 
in raison: humame ne-doit se sounettre devant aucune intelligence su- 
périeure. Ceci est leer propriété. Aussi dopnent-iis ce dogme comme le: 
caractĂ©re prepre de leur philosophie, s’efforcant de prouver qu'a l'ave- 
nir il dew Ă©tre ka base mĂ©me de la science. TeRement qu’a les en croire,. 
c’est en cela seul que consiste la philĂ©sophie, personne ne pouvast, sane 
admettre ce principe, prétendre au titre de philosephe, et quicenque. 
Je proclame Ă©tant par cela seul digne de ce nem‘. 

Ow ne peut le mĂ©connaitre aujourd’hui, |’indĂ©pendance de |'esprit 
enseignée commne le foadementde toute philosophic, et hautement arborée 
comme drapeau par une Ă©cole nombreuse et puissante, a merveilleuse- 
ment servi & consacrer et 2 répandre cet esprit universel Pindipendance 
qai met la France en pĂ©ril. C’est peut-Ă©tre le seul rĂ©sultat positif qu’ait 
produit la philosophie Ă©ctectique; mais il est incemtestable et trop 
réel. Ce prineipe tant vanté: pourrait donc etre jegé par ses fruits; mais 
nots arone-encore 4 l'examsiner en lui-méme. 

Constatons d’abord dans quel sens.id est pris par cette Ă©cole. 

Nous n’avions pas cru, nous nations oeĂ© creire, qu’en s/affranchis- 
sant de l’aatoritĂ© en philosephie, les rationalistes entendissent: rejeter 
Pantorité da ténsoignage et ne tenir ancum compte du genre humain. Il 
est Yoai que plusieors fois ile n/ont montesé aucun scrupule de contre- 


cord des. puissances do l’esprit humain, la nouvelle dcole rĂ©coneilie- Ă©galement les 
systĂ©mes... N’excluant aucune idĂ©e, aucune force, aucun parti (aucun parti !), mais 
tempĂ©rant tout pour tout accorder; pacifique, impartiale, comprĂ©hensive, n’ayant 
de part? pris que rimpartialité aniverselle... Notre dectrine... a pour but la res- 
titutien intégrala de toutes les croyaaces naturelles de Vhumanité.» Gieeue dee, 
Deux-Mondes, septembre 1850.) Pouvait-on s’en tirer plus habilement; et ca 
mot naturelies, en particulicr, n’est-il pas merveilleusement trouvĂ© pour ne rien 
dire? 

‘ Mi. Gousin, Coure de 1828, lag. 3.at 12; — le Dic±t. des sc. ph., pasaim.; —~ a 
Manuel de phil, ; — M. Saisset et gĂ©nĂ©ralement tous les professeurs universitaires. 
Nous regrettons que l’espace ne neus permette pas de donner les citations in 
ex tenso. 


42 LA PHILOSOPHIE 


dire le sens commun et de braver les convictions universelles. I! est 
vrai encore qu’ils ont entrepris de se passer en histoire du tĂ©moignage 
des hommes, de refaire cette science a priori et de connaftre le passé 
par la seule observation des lois psychologiques. Mais il paraft si Ă©vident, 
la raison elle-mĂ©me proclame si haut que sur les faits dont nons n’avons 
pas été témoins, il faut admettre le témoignage hamain, que, sur Jes 
questions méme dogmatiques et de vérités essentielles, le jugement des 
hommes compétents est une autorité pour nous et doit étre souvent pré- 
fĂ©rĂ© & notre propre jugement, que nous n’aurions pu croire ces prin- 
cipes mĂ©connus par les Ă©clectiques, s’ils ne ’avaient confessĂ© eux-mĂ©- 
mes. Mais il n’est que trop vrai qu’ils vont jusque-la. Le caractĂ©re de 
leur philosophie, d’aprĂ©s M. Cousin, est la nĂ©gation de toute autre au- 
toritĂ© que celle de la rĂ©flexion et de la pensĂ©e!. Car «il n’y a d’autre 
autorité que celle de la pensée individuelle*, » « Une école de philoso- 
phie, dit M. Saisset, suppose une liberté sans limites, le droit absolu de 
individu de contredire ses semblables et de s’inscrire en faux contre 
tout le genre humain3, » NĂ©anmoins nous sommes convaincus qu’a la 
rĂ©flexion ils n’entreprendront pas de soutenir cette exagĂ©ration de leur 
principe, qui d’ailleurs nous semble outrepasser Je but de leur pensĂ©c. 

Il s’agit uniquement pour eux de se soustraire en philosophie a !’au- 
toritĂ© de la parole divine, & l’autoritĂ© des doctrines rĂ©vĂ©lĂ©es, contenues 
dans les Ecritures et proposĂ©es par I’Eglise. Ici encore prĂ©venons les 
Ă©quivoques, et voyons dans quel sens ils disent que la philosophie doit 
étre indépendante de la révélation. 

Entendent-ils que la philosophie, tout en supposant réelle Ja révélation 
divine, doit en faire abstraction, et procéder avec indépendance dans son 
propre domaine ? On bien, partent-ils de ce principe que jamais Dieu 
n’a parlĂ©, que tous les dogmes religieux sont comme toutes les autres 
vĂ©ritĂ©s le produit de J'esprit hamain, et que l’esprit humain dĂ©s lors est 
juge souverain de tous les dogmes qui ont cours parmi les hommes, et 
de toutes les vérités qui pourront étre découvertes a l'avenir? En un 
mot, les éclectiques supposent-ils, oui ou non, la révélation comme 
vraie? La regardent-ils mĂ©me comme possible? Voila ce qu’'ils refusent 
de déclarer nettement; réserve bien suspecte dans des philosophes ! 

Nous avons des raisons de penser qu’en rĂ©alitĂ© l’indĂ©pendance absolue 
de la raison humaine est pour eux synonyme de régne exclusif de la 


§ Cours de 1828. — 2 Introd. a Vhist. dela phil., lec. 3.— * De Ecole d’Alex., 
Pp. 184. 


ET LES CONCILES EN FRANCE, 43 


raison en ce monde, ou nĂ©gation de toute rĂ©vĂ©lation. D’abord il leur est 
arrivĂ© plus d’une fois, ils le regrettent peut-Ă©tre aujourd'hui, de nier 
formellement la révélation et toute intervention positive de Dieu sur la 
terre. Ensuite, malgré leur prudence étudiée et leurs artifices de langage, 
il suffit de voir leur maniére de définir et de poser cette indépendance 
de la raison, pour juger que, dans leur pensĂ©e, elle n’est indĂ©pendante, 
elle n’est souveraine absolue, que parce qu'elle seule a Ja parole en ce 
monde, et que jamais Dieu n’enseigne ni ne rĂ©vĂ©le. Quiconque les lira, 
en sera pleinement convaincu !. Voila pourquoi sans doute ils se mon— 
trent si constamment empressés 4 absoudre, a célébrer tous les libres 
penseurs qui attaquérent la révélation chrétienne, les encyclopédistes* 
comme tous les voltairiens sans distinctionÂź, Spinosa comme Strauss et 
Salvador *. Leurs sympathies avouées indiquent leur conviction se- 
créte. 

Mais ils devraient alors s’engager d’honneur & prouver cette faussetĂ© 
d'un enseignement divin ; aborder franchement cette question décisive, 
et, plus habiles ou plus heureux que leurs devanciers des siécles passés, 
montrer au monde que tous ces rĂ©cits de rĂ©vĂ©lations, d’apparitions et 
de miracles, sont ou apocryphes ou explicables naturellement, et que 
tous les chrétiens qui les adoptent et les professent dans leur significa- 
tion rĂ©elle et positive, sont victimes d’une perpĂ©tuelle mystification, ow 
le jouet de leur ignorance et de leur simplicitĂ©. Mais ces doctes ne |’en- 
treprendront pas, parce qu’ils sont encore plus habiles que doctes. Ils 
sentent qu’il serait moins commode pour eux, moins utile 4 leur cause, 
de combattre directement la rĂ©vĂ©lation , qu'il ne l’est de la supposer 
Constamment comme fausse, et de partir de cette supposition pour 
affirmer l’indĂ©pendance de 1a raison, et la proclamer souveraine unique 
et universelle. 

Quand toutes les rĂ©vĂ©lations opĂ©rĂ©es jusqu’’ ce jour seraient prouvĂ©cs 
fausses, quand Dieu aurait gardĂ© jusqu’ici un silence absolu, qui assure 
les rationalistes qu’il ne puisse pas un jour parler et nous instruire? Or, 
cette seule possibilité leur éte le droit de déclarer la raison humaine 
essentiellement indépendante et souveraine définitive. Car elle-méme 

£ Qu’on lise entre autres, lo Manuel de phil., p. 4; —Cousin, Introd. @ Uhist. de 
la phil., leg. 5; — Dict. des scienc. phil., art. CartĂ©sianisme; Daniel, francaise 
hil.). 
a pik Essats, p. 194. — ° Ibid., art. EncyclopĂ©die. 


4M. Saisset, le traducteur, l’annotateur et souvent le pancgyriste impardon- 
nable de Spinosa. 


4h LA PHILOSOPHIE 


dans cette hypothése renierait cette prétendue indépendance et en pré- 
sence d’un enseignement rĂ©vĂ©lĂ© de Dicu, elle s’empresscrait de l’accep- 
ter et de s’y soumettre, comme elle se soumet & toute vĂ©ritĂ© certaine et 
incontestable. L’en dĂ©tourner serait mal servir ses intĂ©rĂ©ts et sa dignitĂ© ; 
le lui défendre serait faire violence 4 sa nature et A ses tendances les plus 
essentielies, 

Mais, disent les professeurs Ă©clectiques, la raison, la philosophie, ne 
doit ni repousser la parole divine, en fa niant, ni Ja reconnaitre, en s'y 
soumettant. Elle se tient en debors de la révélation et de toute doctrine 
révélée; elle se renferme dans sa propre sphére, et appuyée sur elle- 
méme et sur ses seules forces, elle marche avec indépendance et de- 
meure seule souveraine dans le domaine de la science. 

S’il ne s’agit que d’ayouer qu’on peut philosopher sans s'appuyer sur 
la parole de Dieu, que la raison peut découvrir, constater et démontrer 
invinciblement un certain nombre de vérités importantes, sans les atten- 
dre de la rĂ©vĂ©lation ; sic’est 12 tout l’aveu qu’on nous demande, assurĂ©- 
ment cet aveu n’en est pas un. C’est ce que nous disons tous, ce que 
nous professons tous, depuis qu'il y a des philosophes chrétiens. Tous 
sont unanimes, & |’exception de quelques traditionalistes modernes 
qu'on. nous permettra de ne pas compter ici, tous s’accordent & ensei- 
gner que la raison humaine peut fonder une science purement na-~« 
turelle, que, rĂ©duite a elle seule elle peut quelque chose, et qu’elle peut 
méme de grandes choses. 

Mais si elle peut de grandes choses, elle peut aussi se tromper ; les ra- 
uonalistes ne le nieront pas. Voila pourquoi, si l’on suppose dans le 
monde une doctrine révélée, qui, elle, ne peut jamais étre fausse, la 
raison, loin de la contredire, doit l’accepter comme une rĂ©gle infailli- 
ble, et la prendre, non comme son point de départ dans la recherche 
da vrai, mais comme une limite sur la route de l’erreur, qu'elle ne peut 
franchir ; comme le critérium supréme de la vérité, qui ne peut jamais 
tromper. N’est-ce pas la ce que proclame le raison, comme le principe 
le plus incontestable qu'elle trouve en elle-méme? En cela, du moins, 
elle est sire de ne pas errer. 

La rĂ©vĂ©lation n’est point pour le philosophe son point de dĂ©part, son 
premier fondement et son unique régle , quoique les universitaires af- 
fectent de nous imputer cette erreur‘. Mais nous disons que dans toutes 


4M. Javary, De la certitude, p. 359. 


ET LES CONCILES EN FRANCE. ÂŁ5 


les vĂ©ritĂ©s qu’elle a dĂ©cidĂ©es et marquĂ©es de son sceau divie, si l’esprit 
humain les aborde et les examine, elle est pour iui la régie supréme et 
infallible. La od la rĂ©vĂ©lation n’a point prononcĂ©, la raison est seule 
joge; mais dans les points communs & Pane et a )’autre, Ja raison elle- 
méme se refuse & statuer en dernier ressort et réfere le jugement & la 
révélation. De sorte que celui qui, dans ce cas, suivrait sa raison, en ja 
tournant contre la rĂ©vĂ©latlon, outragerait & la fois l’une et l'autre. 

C'est en vain qn’affectant de prendre en main les intĂ©rĂ©ts de la raison, 
vous prétendez égaler ses droits 4 ceux de la révélation, répétant que la 
premiére est une puissance aussi légitime que la seconde, que pouvant 
donner des résultats également sfirs, également solides, -elle ne doit ja- 
mais lui @tre ni opposée ni soumise?; que « la raison est aussi pure, 
aussi sainte, aussi infaillible que la rĂ©vĂ©lation 2. » La raison n’accepte 
point vos Ă©loges ni tous vos efforts en sa faveur. Elle s’élĂ©ve elle-m@me 
contre vous et vous rĂ©padie comme d’injurienx dĂ©fenseurs, comme 
des patrons malhabiles. Ele ne rougit nullement de se soumettre a la 
vĂ©ritĂ©.quand elle lui vient de Dieu. Accepter Ja rĂ©vĂ©lation, ce n’est point 
s'abaisser sous un joug; c'est, en s’attachant & une puissance supĂ©rieure, 
sâ€˜Ă©lever et se grandir. En se reposant sur la parole divine, elle n’abdi- 
que point, par laclietĂ© on par tmpuissance, comme I’en accuse ai gratui- 
tement M. Cousin '; elle fait de ses facultĂ©s l’nsage le plus intelligent 
qu’elle puisse faire *. Elle ne perd aucan de ses droits; elle les exerce 
utilement. Elle ne renonce 4 aucune de ses lumiéres acquises, & aucune 
des connaissances qu’elle peut acquĂ©rir par elle-mĂ©me ; elle s’enriehit 
de toutes celles que lui apporte la révélation. 

L’ennemi de la raison, c'est donc le rationalisme. C’est lui qui ‘bi re- 
fuse un secours puissant, une force nouvelle qai lui est offerte. Lui seul, 
contre ses principes et ses plus fréquentes promesses, se montre injuste, 
exclusif. Lui seul ne tient pas compte, se refase & temir compte de tous 
les moyens de connaissances qui sont dans le monde. Dieu vient nous 
rappeler et confirmer de sa parole infaillible une foule de vérités que la 
raison aurait dé connaftre, i! apporte aux hommes un grand nombre de 
vérités nouvelles; et le rationalisme, loin de se montrer « impartial, 


1 M. Javary, De (a certitude, page 859. — 2 M. Saisset, Easais, p. 276. 

3 Revue des Deux-Mondes, avril 1851. 

# Elle n’abdique pas plus, dit Mgr Gousset, que n’abdique l'ayeugle-nĂ© en croyant 
’ €@ qu’on lui dit de l’existence et de la variĂ©tĂ© des couleurs, pas plus que homme 
n’abdique sa yolontĂ© en faisant la volontĂ© de Dieu. (ThĂ©ol. dogm., 1, 5.) 


16 LA PHILOSOPHIE 


comprĂ©hensif » comme il s’en vante !, prĂ©tendrait rester Ă©tranger 4 un 
fait si considérable pour Ja raison humaine, lui interdirait tout rapport 
avec ce nouvel ordre de vérités, et lui défendrait de sortir du cercle 
Ă©troit qu’il lui a tracĂ©! Nous regarderions comme insensĂ©, comme cri- 
minel envers la science et la raison, le sophiste qui voudrait la priver de 
l’appui et des enseignements du gĂ©nie; et le rationalisme ne serait pas 
coupable de lui oter l’appui des enseignements divins! 

Pour nous résumer, nous dirons 4 ces philosophes : quelque position 
que vous preniez, votre rationalisme est insoutenable et ne tient pas de- 
vant la raison. 

Niez-vous l’existence de la rĂ©vĂ©lation ? Non-seulement vous n’étes 
plus chrĂ©tiens, yous n’étes plus dans l’orthodoxie ; mais, ce qui vous 
touche peut-Ă©tre davantage, vous n’étes plus dans le vrai, vous Ă©tes 
dans le faux. En apostasiant la foi, vous apostasiez la vérité et la raison ; 
et pour vous parler un langage que vous compreniez, votre rationalisme 

est plus qu’une impiĂ©tĂ©, il est une erreur, une erreur matĂ©rielle. 

Tout en supposant la révélation dans le monde, croyez-vous pouvoir 
vous isoler et la nĂ©gliger au point de n’avoir rien 4 dĂ©mĂ©ler avec elle? 
Vain espoir! Il ne vous est possible ni de l’ignorer ni de vous en dĂ©- 
barrasser avec révérence. Il vous faudra, bon gré mal gré, compter 
avec elle et vivre avec elle. Elle se présente & vous et vous arréte dans 
vos spĂ©culations ; l’écarter pour ne pas l’entendre, c'est lui rĂ©sister ; 
s'abstenir, c’est Ja combattre. La raison et Ia rĂ©vĂ©lation, la philosophie 
et la théologie ont des rapports et des points de contact inévitables; il 
faut que nĂ©cessairement elles prennent position vis-a-vis |’une de l’au- 
tre et reconnaissent loyalement leurs devoirs et leurs droits réciproques. 
Vous dites vous-mĂ©mes qu’entre la philosophie et les autres sciences, la 
physique et les mathématiques, il ne peut y avoir séparatiqn et indépen- 
dance complete, parce que la philosophie ne peut rester étrangére a au- 
cune *; et vous croiriez qu'elle peut rester étrangére A la plus sublime 
de toutes, 4 la science des vérités divines ? Yous parlez fort haut de « la 
sécularisation de la pensée *, » qui doit correspondre, dites vous, a la 
sĂ©cularisation et & l'indĂ©pendance de I’Etat, de la sociĂ©tĂ© politique Âą. 
Nous admettons assez la parité. Mais faut-il admettre par la que, méme 
dans ce régime de séparation introduit par le droit public moderne , 


4 M. Saisset, Revue des Deux-Mondes, septembre 1850. 
2 Manuel de phil., p. 12. — * Saisset, Essais, p. 12. — 4 Cousin, Revue des Deus 
Mondes, 1851. 





ET LES CONCILES EN FRANCE. 47 


il n'y ait entre I'Eglise et I'Ktat aucun point de contact, aucun rapport, 
aucune matiĂ©re mixte, et que la sociĂ©tĂ© n’ait jamais rien & rĂ©gler avec 
ha religion? « La nation, dit M. Cousin, est sans doute obligée de faire 
de sa liberté un usage raisonnable (comme Ia raison de la sienne) ; mais 
elle n’est obligĂ©e que devant elle-mĂ©me, et ja souverainetĂ© de sa libertĂ© 
he s'arrĂ©te que devant la souverainetĂ© de sa raison !. » C’est-a-dire ap- 
paremment qu'une nation est seule juge de ses obligations morales et 
religieuses, que la religion et I’Eglise n’ont rien & lui enseigner sur ce 
point, et que repousser ou accepter leurs enseignements est Ă©galement 
raisonnable. La politique de M. Cousin vaut sa philosophie. 

"Comme il y a nĂ©cessairement des cas mixtes entre I’Eglise et l'Etat, il 

y en ade méme essentiellement entre la philosophie et la religion, en- 
tre la raison et la révélation 7. Or dans ces cas mixtes et sur les points 
communs, a qui appartient-il de prononcer? La est toute la question. 

S‘imaginer, avec certains rationalistes, qu’elles ne prononceront ja- 
mais en sens opposĂ© *, c’est ou trop de naivetĂ© ou trop de lĂ©gĂ©retĂ©. 

Croire que la philosophie n’a point a prĂ©venir ces oppositions Ă©ven- 
tuelles, qu’elie n’a point a s’en prĂ©occuper ni a y prendre garde ‘ ; c’est 
tĂ©mĂ©ritĂ©, c’est s’exposer en aveugle a tous les dangers d'un conflit fu- 
neste, 

PrĂ©tendre que, dans ces cas d’opposition, la raison peut suivre sa voie 
et laisser la religion suivre la sienne, parce que l'une et l'autre sont deux 
puissances Ă©galement lĂ©gitimes 5; c’est prĂ©tendre qu’une chose peut en 
mĂ©me temps Ă©tre vraie en religion et fausse en philosophie, c’est mettre 
Ja vérité en contradiction avec elle-méime. 

Vouloir que, dans ces occurrences, ce soit 4 la raison & prononcer 
en souveraine et qu'il appartienne & la philosophie de juger les doc- 
trines révélées, comme toutes les autres 6, serait donner un démenti 
aux notions les plus claires de Ja raison humaine, non moins qu’a l’au- 
torité infaillible de la parole divine. 

- Dira-t-on enfin, pour dernigre ressource, que la philosophie et la 
religion ne sont point faites pour s’unir dans une mĂ©me intelligence ; 
qu’avoir chacune ses partisans distincts et son domaine sĂ©parĂ© est le 

{ Cousin, Revue des Deux-Mondes, 1851. 

2 La philosophie entreprend de résoudre «tous les problémes qui intéreasent & 
un certain degrĂ© l’homme intellectuel et moral. » Diction. des sc. phil., p. 6. — Et 
elle prĂ©tendrait n’avoir rien de commun avec la religion et la rĂ©vĂ©lation ! 


3 Javary, De la certitude, p. 359; — Saisset, Bssais. — 4 Ibid. — 5 Javary, etc. 
© Manuel de phil., etc. 





48 LA PHILOSOPHIE 


seal moyen pour elles de vivre indépendantes et libres; que le partage 
doit Ă©tre ainsi fait : 4 l’élite, aux penseurs, la rĂ©flexion etla science ; aux 
masses, le sentiment religieux, les inspirations du cceur et de l’imagi- 
tion; qu'il faut nécessairement opter; car on ne peut étre & la fois 
chrĂ©tien et philosophe, une Ă©cole de philosophie et une Ă©glise*? C’est 
un encouragement & l'impiĂ©tĂ© et un outrage aux catholiques. C’est, 
de plus, une fausseté insigne, une invention éclectique peu honorable 
pour ses auteurs. Et ici encore le rationalisme est plus qu’un pĂ©chĂ© 
contre la religion, c’est une faute contre la philosophie. 

En quelque sens qu'on |’entende, I'indĂ©pendance de 1a raison est donc 
une erreur inexcusable, et le rationalisme est ce qu’il peut y avoir de 
moins rationnel. Mais on a dit, de plus, que c’est une erreur panthĂ©is- 
tique, ou condaisant directement au panthĂ©isme. C’est ce qui a profon- 
dément ému les éclectiques, qui en restent indignés et sensiblement af- 
fligés. Dts 1645, M. Saisset se plaignait amtrement de cette accusa- 
tion?; il s*en plamt encore en 1850, et sapplie les Ă©crivains catholiques 
" de ne plus reproduire ce grief, de loi Ă©pargner ce chagrin *. Nous ne 
vyoudrions pas fe contrister outre mesure; mais, s'il le permet, au lieu 
de reproduire ce grief, nous le discuterons un instant avec lui. 

M. Saisset fait dire aux écrivains catholiques « que la raison humaine, 
aussitĂ©t qu’elle vent se dĂ©velopper avec indĂ©pendance et aborder libre- 
mnent les hauts problémes, tombe nécessairement dans le scepticisme 
ou le panthĂ©isme ; » que c’est tout le sens « de cette formule tant prĂ©- 
conisée : Le rationalisme aboutit nécessairement au panthéisme 4. » Ta 
fort mal compris les Ă©crivains catholiques. Aucan homme sensĂ© n’a ja- 
tmnais dit que la raison, marchant avec ses seutes forces et ses seules lu- 
miéres, et Jugeant das lors avec liberté et indépendance, arrive néces~ 
sairement, fatalement, au bout de chaque raisonnement et sur toute 
espĂ©ce de matiĂ©re, & l’abfme da panthĂ©isme. La raison s'exercant sar 
jes questions mathématiques, morales, et méme sur les questions reli- 
gieuses de l’ordre naturel, non-seulement n’aboutira point nĂ©cessaire- 


‘ft « Vonlez-vous Ă©tvve A la fois une Ă©cole de philosophic et une Ă©glise ? De la sorte 
en voulant rĂ©unir des principes contradictoires, vous les neutralisez !’un par l’au- 
tre... Aucune fusion, aucun mariage n’est possible entre le christianisme et la 
phifosopiile.» Baisset, de [Ecole d’Alex., p. 184-187. M. Cousin enseigne par- 
tout que la philosophic est faite pour les intelligences cultivées et le christianisme 
pour les masses. C’est la pensĂ©e fondamentale de l'Ă©clectisme. 

2 Essais, Introduction. — § Revue des Deux-Mondes, avdt 1850. 

3 Essais, p.23 et 275; — Revue des Deux-Mondes, aout 1830, p. 688, 691. 





ET LES CONCILES EN FRANCE. 19 


ment au panthéisme, mais elle pourra, elle devra arriver a la vérité et 
offrir ua rĂ©sultat qui, pour Ă©tre purement rationnel, n’en sera pas moins 
réel et légitime. Mais les catholiques disent que quand elle affirme sen 
indĂ©pendance abeolue et s’attribue une libertĂ© sans limites, elke com— 
met en cela une erreur qui, poussĂ©e jusqu’au bout, conduit au pan- 
thĂ©isme, parce qu'elle le contient en germe. Or, cette erreur s’appelle 
le rationalisme. Ce'n'est donc pas ens’exercant librement sur tons les 
objets de son ressort qu’elle est condamnĂ©e a en conclure le panthĂ©isme, 
mais uniquement en posant son indépendance sowveraine, on le rationa- 
lisme. Nous ne disons pas que tous les rationalistes soient panthéistes, 
ni que cette erreur soit le panthĂ©isme mĂ©me, mais que, suivie jusqu’au 
bout, elle y arrive logiguement, parce qu'il y a une logique pour l’er~ 
reor comme pour la vérité. Avons-nous tort? 

MM. les Ă©clectiques ont la loyautĂ© de convenir qu’ils ne sont pas des. 
dieux ; ils avouent méme que leur raison connait « des ombres et dea 
limites, et qu’elle en connaitra toujours‘. » Mais eu mĂ©me temps ils la 
proclament essentiellement indépendante, sonveraine, absolue, et uni- 
que juge de la vĂ©ritĂ©. II s’agit de savoir s'il n’y a pas [A contradiction 
formelle. Nous leur demanderons si une raison qui « aura toujours des 
ombres et des limites, » et toute raison finie en aura toujours, d’aprĂ©s 
eux, si une telle raison, recevant d’une raison supĂ©rieure, infaillible et 
infinie, de nouvelles lumiĂ©res et de nouvelles vĂ©ritĂ©s, n’est pas obligĂ©e, 
dans son intĂ©rĂ©t mĂ©me, d’accepter ces lumiĂ©res et ces vĂ©ritĂ©s, et de se 
reconnaitre ainsi dépendante de cette raison supérieure pour ces lu- - 
mitres et ces vérités. Par contre, s'il existe quelque part une raison qui 
soit en droit de ne recevoir aucune lumiére ni aucune vérité d'une raison 
supérieure, en droit de ne relever dans la connaissance du vrai de qui 
que ce soit, et de n’étre Ă©clairĂ©e ni enseignĂ©e par aucune intelligence 
possible , une raison essentiellement libre et indépendante, essentielle- 
ment souveraine absolue , nous les prierons de nous dire si cette raison 
n’est pas dĂ©s lors une raison infinie, une raison divine; et si, accordant 
ce droit & toutes les raisons humaines aussi bien qu’a la leur, ils ne leur 
accordent pas l’attribut mĂ©me de la divinitĂ©. En un mot, s’il est Ă©gale- 
Ment vrai que toute raison finie est essentiellement dépendante, et que 
tonte raison essentiellement indépendante est une raison divine, cam- 
ment la doctrine de l’indĂ©pendance de la raison humaine ne serait-elle 


i M. Saissot. i 


20 LA PHILOSOPHIE 


pas le panthĂ©isme? Vous n’avez pas la volontĂ© d’étre panthĂ©istes, nous 
le croyons facilement; mais cela ne suffit pas ; il faut repousser un 
principe qui contient et engendre nécessairement le panthéisme. Ou 
cessez d’affirmer votre indĂ©pendance absolue, votre libertĂ© illimitĂ©e, 
cessez d’affirmer le rationalisme , ou sachez que vous affirmez le pan- 
théisme, et que logiquement vous étes panthéistes. 

I! serait fort inutile, aprés cela, de venger du reproche de rationalisme 
les plus grands noms dans la science dont s’honore le catholicisme depuis 
des siĂ©cles, comme s’il n’était pas Ă©vident qu’on ne peut Ă©tre a la fois 
rationaliste et catholique. « L’autoritĂ© et lasouverainetĂ© de laraison, nous 
disent les éclectiques, voila le premier et le plus général caractére de la 
philosophie francaise. AprĂ©s avoir mis 4 1l’écart, comme dans une arche 
sainte, toutes les vĂ©ritĂ©s rĂ©vĂ©lĂ©es, le X VII‘ siĂ©cle, dans le domaine de la 
pure philosophie, est tout aussi ferme sur ce point fondamental que le 
XVIII* siécle lui-méme ou le XIX*. Tous les cartésiens placent également 
dans l’évidence /’untque critĂ©rium de la vĂ©ritĂ©. En matiĂ©re de philosophie, 
Bossuet, tout autant que Voltaire, soutient la souveraineté de la raison. 
C’est l’autoritĂ© et la tradition qu’il faut suivre dans l’ordre de la foi, et 
la seule raison dans l’ordre de la science (mĂ©me religieuse et morale) ; 
voila ce que répétent Pascal, Arnauld, Malebranche, Fénelon et Bos- 
suet !. » L’assertion de M. Saisset est plus prĂ©cise encore et plus inju- 
rieuse aux philosophes chrétiens : « Ces mémes vérités, dit-il, que le 
Christianisme a pour la premiére fois réunies en un systéme approprié 
* au genre humain, la philosophie moderne, le génie des Descartes, des 
Malebranche, des Leibnitz, les a assises sur le fondement méme de la 
raison, au-dessus de tous les systemes théologiques (!) et de toutes les 
hypothéses métaphysiques 2. » Voila sans doute comme tls les mettaient 
a UĂ©cart, dans une arche sainte. C’est dire le moins mal qu’on peut 
qu’ils mettaient la raison au-dessus de la rĂ©vĂ©lation ; il n’était pas pos- 
sible de donner dans toute sa crudité un si énorme paradoxe. 

Il est un nom surtout qu’ils revendiquent hautement, impĂ©rieuse- 
ment, celui de Descartes. « Descartes, disait dernitrement encore 
M. Cousin, a supprimĂ© |’autoritĂ© en philosophie, et y a substituĂ© la libre 
Ă©tude de la pensĂ©e 3. » — « A partir de Descartes, la philosophie mo- 
derne rejette le principe d’autoritĂ©, qui avait dominĂ© dans la philosophie 


4 Dictionnatre des sc. phil., art. FĂ©nelon, et Francaise (phil.). 
2 Le christianisme et la philosophie, p. 301. — * Revue des Deux-Mondes. 


ET LES CONCILES EN FRANCE, 21 


da moyen age. Il proclama |'affranchissement définitif de la pensée, et 
c'est de lui que I’école Ă©clectique se fait gloire de descendre en ligne 
directe, par Malebranche, Bossuet et Fénelon . » 

En fait, que Descartes n’ait jamais Ă©tĂ© rationaliste vu contempteur 
de ka rĂ©vĂ©lation, c’est ce que ne peut ignorer quiconque a lu l'histoire. 
« ll est probable que Descartes était cartésien, disait dernitrement un 
journal qui, lui, ne l’est guĂ©re. Mais on nous dit que le respect qu'il 
exprime encore poor I’Eglise et la thĂ©ologie est de sa part un pen d’i- 
ronie et beaucoup de prudence. Etait-ce de la prudence ou de l’ironie 
que son veeu 2 la sainte Vierge et son pĂ©lerinage 4 Lorette, dans |’ex- 
térieur le plus religieux ? Les rationalistes ont-ils lu la correspondance 
de Descartes? Ont-ils lu sa vie par Baillet ? Si le catholicisme de Des- 
cartes n’efit Ă©tĂ© que prudence et ironie, qu’on nous dise pourquoi il 
aurait travaillé 4 la conversion de la reine de Suéde ? Nous concluons de 
ces faits que Descartes ne croyait pas proclamer l’indĂ©pendance de 1’es- 
prit humain vis-a-vis de la foi et de I'Eglise. » 

En droit, est-il vrai que Descartes ait Ă©mis, sans le savoir, des prin- 
cipes rationalistes? Nous n’avyons nulle envie de dĂ©fendre tous les prin- 
cipes de Descartes, qui n’est point et n’a jamais Ă©tĂ© notre auteur classi- 
que. Mais, nous-devons le dire, pour l’honneur de la vĂ©ritĂ© autant que 
pour lI'honneur des théologiens et des philosophes qui se sont déclarés 
cartésiens, il nous semble que trouver dans son point de départ : Je 
pense, donc je suts, ou dans sa rĂ©gle d’évidence, le principe d’une li-. 
berté iltimitée pour la raison, est de la part des éclectiques une inven- 
tion puĂ©rile, gratuite et calomnieuse. Et nous pensons qu’on peut trĂ©s- 
bien admettre ces deux principes, sans cesser d’étre catholique. Nous 
ne savons comment il se fait que certains Ă©crivains religieux de nos 
jours aient cru rendre service 4 la religion, en traduisant Descartes 
comme I’auteur et le pere du rationalisme moderne, pour avoir fait 
appel aux idées claires ou pour avoir posé son fameux Ego cogito. 
Od ont-ils yu qu'il ne peut sortir de ce principe « que le nibilisme 
ou le panthéisme? Que par Ia Descartes inaugura ce mouvement ratio- 
naliste qui devait devenir une révolte par ses conséquences ? Que Spinosa 
n’a fait que dire le dernier mot de Descartes ? Que Descartes, en sĂ©cu- 
larisant la philosophie, releva l’autel de la raison palenne en face de 


‘ M. Cousin, tbid.; — Diction. des sc. phil., art. CartĂ©sianisme ; —- A. Jacques, 
Liberté de penser. 


22 LA PHILOSOPHIE 


Ja foi chrétienne? etc., etc. » Vous étes donc bien plus perspicaces ou 
plus profonds métaphysiciens que tant de génies ehrétiens qui n'y ont 
rien yu de pareil? Les BĂ©ruile et les Gerdil, les Leibnitz et les Male- 
branche, les PĂ©tau et ies Bourdaloue, les Bessuet et les FĂ©nelon, avaient, 
croyons-nous, étudié longiement et approfondi ce principe de vexti- 
tude, pour Padmettre. Est-ce donc la pénétration, le jugement qui lewr 
ont manquĂ© plus qu’a vous, ou le zĂ©le pour la religion? Et toutes les 
Ă©coles catholiques qui ont professĂ© le mĂ©me principe, qu’en faites-vous2 
Et tous les théologiens des derniers siécles, ne le donnent-ils pas dans. 
toute sa force et toute sa vérité? Il y a plus, on peut Vous le moatrer 
dans les philosaphes et les théolagiens de tous les siécles.. Et nous di- 
rons Ă©galement aux traditionalistes et aux rationalistes, puisqu ici encore 
nous trouvons dans la méme erreur les uns et les autres : Vous vous. 
imaginez ou vous feignez de croire que Descartes est l’inventeur de la 
rĂ©gle de l'Ă©vidence et de cette mĂ©thode qui part de l’observation de con— 
science ; vous vous trompez ou vous en imposez ; en tout cas, vous Yous 
faites peu d’honneur. Son mĂ©rite est d’'avoir donnĂ© 4 cette mĂ©thode plus 
de précision et de netteté, de l'avoir réduite 4 des termes plus clairs et 
plus simples, et d’avoir par la semblĂ© se l’approprier et la rendre sienne, 
comme en perfectionnant un proeédé en usage, up. esprit habile attache 
a son nom la gloire de ce precédé. Mais on peut affirmer que, pour le 
fond, le principe et Ja méthode cartésienne se trouvent équivalemment, 
dans tous les philosophes dignes de ce nom, depuis Platon et Aristate. 
jusqu’a saint Augustin. et. saint Thomas, ainsi que dans. tous. les grands: 
théologiens du Christianisme. Nous dirons aux traditionalistes en. par= 
ticulier : Vous attribuez 4 Descartes, et en cela vous croyez Ă©tre habiles, 
les principes enseignés dans les écoles catholiques depuis deux cents ans., 
Vous déplorez cette invasion du cartésianisme ; vous y voyez la source. 
principale des malheurs qu’a essuyĂ©s la religian, et la cause prochaine de, 
plus grands malheurs encore, si on ne se hate de chasser de nos Ă©coles 
cette philosophie hétéradoze, paienne, rationaliste, panthéiste*, etc... 
Vous parlez aujourd'bui comme vous partliez il y a vingt-cing ans, om 
comme parlaient vos devanciers d’alors. Nous lisons certaines propgsi- 
tions ou des, écrivains. da cette épaqua avancaient également « que la 
philosophie cartésienne renferme au fond le panthéisme... Qua la syse 


4 Nous pourrions citer les journanx et les revues o ces griefa sant reproduits: & 
satiété. 





ET LES CONOILES EN FRANCE. 23 


tĂ©me thĂ©ologique des cartĂ©siens aurait Ă©tabli, s’ils eussent Ă©tĂ© consĂ©- 
quents, un athĂ©isme universel... Qu’il fournissait des objections insolu- 
bles aux protestants et a tous les incrédules, etc. » Eh bien! si vous 
Pavez si promptement oubliée, voici la censare infligée a de pareilles 
assertions, en 4832, par un nombre considĂ©rable d’évĂ©ques, avec l’a- 
dhĂ©sion de presque tout l’épiscopat francais : « Ces propositions, ot, 
sous le faux nom de doctrine ou thĂ©ologie cartĂ©sienne, inow! dans |’é- 
cole, on cherche A fiétrir, par les imputations les plus odieuses, la doc- 
trine CONSTAMMENT enseignée dans I'Egtise, sont frusses, calomnieuses ; 
elles supposent témérairement que depuis plusieurs sitcles au moins 
toutes les écoles catholiques ont erré dans un point fondamental, sous 
les yeux et avec l’approbation tacite des pasteurs; elles respirent |’hĂ©- 
résie. » 


CHASTEL, S.-J. 


(La fin é un prochain numéro.) 


M. LOUIS VEUILLOT 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 


ETUDE POLITIQUE ET LITTERAIRE. 


Je voudrais, dans cet article, faire connaftre et apprécier, comme ils 
le mĂ©ritent, quelques-uns des ouvrages de M. Louis Veuillot. — Je vou- 
drais surtout caractĂ©riser le talent de |’auteur, l’un des plus distinguĂ©s 
assurĂ©ment, des plus hardis et des plus dĂ©vouĂ©s parmi cette plĂ©iade d’é- 
crivains éminents qui portent avec éclat, dans la république des lettres, 
le drapeau de la vĂ©ritĂ© catholique. — J’aimerais enfin qu’aprĂ©s avoir par- 
couru ces lignes, quelques-uns de nos amis se reprochassent de ne pas 
connaitre assez Uauvre de Vewillot, qu’ils se prissent 4 la gofter et & Ja 
répandre autour d'eux. 

En contribuant ainsi a grossir l’auditoire de notre auteur de prĂ©di- 
lection, nous aurions coopéré, pour notre humble part, au bien que ses 
livres ne peuvent manquer de produire partout ov ils pénétreront. 


I 


Quiconque a lu, avec tant soit peu de suite, les ouvrages de M. Veuil- 
lot a da facilement s’apercevoir qu’il y a eu deux maniĂ©res, ou, st l’on 
veut, deux degrés dans son talent. 

Dieu est la vie de Vame, comme UVdme est la vie du corps, cette vé- 
ritĂ© banale pour l'enfant de nos catĂ©chismes, voila ce qu’avec une mer- 
veilleuse variĂ©tĂ© de formes et une grande richesse d’imagination, notre 
auteur met en relief dans les livres de sa premiere maniĂ©re. — Une ame 
ballottée par le doute et les passions, un cceur hésitant sur le seuil de la 
vérité, entrainés tous deux par la grace divine, par les efforts et les 
pritres d’amis pieux, dans la sphĂ©re de la lumiĂ©re et de la vie, voila 
Rome et Lorette, voila Pierre Saintive, — Le travail de la grace, ses fruits 





M. LOUIS VEUILLOT ET SES DERNIERS OUVRAGES. 25 


admirables et pratiques, en opposition avec l’honneur du monde et ses 
vertus stĂ©riles parce qu’elles ne sont qu’apparentes, telle est l’HonnĂ©te 
femme. — Dans les Nattes, la Petite philosophie , les PĂ©lĂ©rinages en 
Suisse, c’est encore la mĂ©me idĂ©e, qui, sous des aspects toujours variĂ©s, 
vient solliciter, sans la fatiguer jamais, l’adhĂ©sion du lecteur. 

Mais qu’est-ce que )’homme isolĂ© de ses semblables? et que sont 
quelques mes, & cĂ©tĂ© de ces milliers d’ames dont la rĂ©union forme la 
sociĂ©tĂ©? Si Dieu est la vie de chaque 4me en particulier, n’est-il pas 
aussi la vie des peuples? 

Ce point de vue ne pouvait Ă©chapper 4 M. Veuillot. Signaler aux na- 
tions prĂ©tes a pĂ©rir I’écueil contre lequel elles vont se briser, leur mon- 
trer dans I’Eglise catholique le port ov elles trouveraient un repos assurĂ©, 
et en méme temps la barque de sauvetage toujours préte & les recueillir 
au sortir de la tourmente; refaire pour la société ce qu'il avait feit pour 
les individus, telle fut ce que j'ai appelé la seconde maniére de notre 
auteur, ou le second degrĂ© de son talent. Les Libres penseurs, ’Esclave 
Vindez, le Lendemain de la Victoire sont trois manifestations succes- 
sives, et parfaitement coordonnées de la méme pensée. 

Tous nos lecteurs connaissent les Lidres penseurs. Ils ont tous lu ce 
beau livre que, malgré les quelques taches qui le déparent, nous persis~ 
tons & considĂ©rer comme |’un des plus remarquables qui aient paru 
depuis vingt ans. Quoique publiés aprés la révolution de Février, les 
Libres penseurs ont été écrits en pleine monarchie de Juillet, alors que 
tant d’esprits se hataient de conclure d’une expĂ©rience qui allait atteindre 
ses quatre lustres : que le Christianisme aprĂ©s tout n’est pas si nĂ©ces- 
saire 4 la prospĂ©ritĂ© des nations; que l’indiffĂ©rence du grand nombre, 
l’impiĂ©tĂ© de plusieurs, une guerre sourde et polie faite a l’Eglise, & son 
influence, 4 sa libertĂ© d’action; que tout ccla (avec quelques chrĂ©tiens 
fervents pour varier l’aspect des choses, et faire point de vue dans le 
paysage,) que tout cela est trés-compatible avec tout ce qui fait la gran- 
deur et la sécurité des sociétés modernes. 

C’est & ce moment que, jetant un regard profond et inquiet sur tant 
de ruines encore cachĂ©es 4 la foule, sachant bien que 1a od Dieu n’est 
pas, la vie ne saurait habiter, M. Veuillot saisit la plume, et, dans un 
langage tour 4 tour atiristĂ©, lorsqu’il dĂ©crit les souffrances morales de ce 
pauvre peuple dépouillé des croyances qui formaient sa seule richesse, 
indignĂ© lorsqu’il nous dĂ©peint les auteurs de cette affreuse spoliation, 
il écrivit un livre vigoureux comme Juvéenal et ingénieux comme 


26 M. LOUIS VEUILLOT 


La Bruyére, et qui n'est que le développement et la mise en action de ga 
terrible Ă©pigraphe : Filt hominis, putas ne vivent ossa ista? — Domine, 
tu nostr! 

Le livre Ă©tait a peine achevĂ©, il n’était pas imprimĂ©, que Fevrier sur- 
vint. — Sans vouloir juger la rĂ©volution de 1848, il est impossible de 
mĂ©connaitre qu’elle n’eut contre 1830 la lĂ©gitimitĂ© providentielle des 
représailles. A ce point de vue, et & bien d'autres, elle fut pour chacun 
de nous un trés-précieux enseignement que tous les hasards dont elle a. 
été, non pas la cause, mais le point de départ, ne devraient pas, si nous 
Ă©tions sages, nous faire regretter. 

Cependant, comme la bourgeoisie ne le comprenait pas, cet enseigne- 
ment, comme elle persistait & frapper d’énergiques med culpd sur toutes 
les poitrines, excepté sur la sienne ; dans un jour de sainte colére contre 
tant d’aveuglement, M. Veuillot burina ce dialogue terrible entre 
Vindew et Spartacus, que quelques-uns estiment son chef-d’ceuvre, et 
qui est certainement, dans sa dramatique et nerveuse concision, un 
morceau de maitre.— Qui ne se souvient de (’Esclave Vindex, symbole 
des masses populaires, brandissant sa serpe contre l’autoritĂ© (quelle 
qu’elle soit, rĂ©publicaine ou monarchique), persifflant si bien ce pauvre 
Spartacus et sa pauvre morale, également dénuée de principe et de 
sanction, invoquant, avec une implacable logique, pour but & ses des- 
tinées (déshéritées du ciel) les jouissances, et pour moyen la force? 

Ces avertissements réitérés avaient rencontré bien des*incrédules et 
des indifférents. Bien des conservateurs voltairiens continuaient 4 miner 
le principe d’une sociĂ©tĂ© qu’ils croyaient dĂ©fendre.— AprĂ©s avoir prĂ©dit 
le mal de loin, aprés l'avoir montré 4 nos portes, M. Veuillot se de- 
manda si en devancant les temps, si en offrant comme réalisé ce qui 
était possible, si en nous présentant le triomphe du socialisme, en le 
rapprochant de son principe, l’irrĂ©ligion, il n’ouvrirait pas les yeux a 
quelques-uns, et ne les déciderait pas a travailler enfin & combattre la 
cause pour prévenir l'effet. 

Telle est ’'idĂ©e du Lendeman de la Victoire. Deux mots sur sa mise 
en ceuvre. 

Une rĂ©volution nĂ©e d’un coup de main, selon Ia recette enseignĂ©e 
aux assises de Bourges ; — les scĂ©nes de pillage et de sang quĂ© signalent 
l’'avĂ©nement de cette rĂ©volution suprĂ©me ;—les hommes de lettres, poĂ©tes, 
journalistes, orateurs, tout ce qui porte un habit noir et respecte tant 
soit peu la Jangue francaise, rejeté bien vite sur le second plan, et trop 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 27 


heurenx de servir lachement comme secrétaires (et autres offices do- 
mestiques), ceux dent ils se sent si longtemps servi comme de marche- 
pied; — le Vengeur, sorte de personnification de l’ouvrier perverti par 
Jes fausses doctrines et devenant pour ses maftres (plus coupables que iui) 
Je plus terrible des fléaux, le Vengeur a la tee du gouvernement, travail- 
Jant a Pabolition de Cautorité et de la société, puis assassiné Ini-méme par 
um de ses lieutenants ; — au milieu de ces scĂ©nes cruelles ou ridicules, ux 
prétre, un soldat, une femme, résumant sous ce triple embiéine tout ce 
que le dévouement chrétien a de plus touchant, de plus sublime, de plus 
efficace pour la consolation des douleurs privées, pour le remade a ap- 
porter aux bouleversements sociaux, et se vouaat: Zasdlalte au service 
des pauvres; le P. Alexis & recueillir dans les prisons les fruits abondants 
de salut et de conversion que fait mirir l’adversitĂ©; Valenti de La- . 
vaur a organiser une guerre sainte contre les barbares qui, aprés avoir 
chassĂ© Dien de la sociĂ©tĂ©, travaillent & chasser la sociĂ©tĂ© d’elle-mĂ©me; 
— voila non point un plan complet et rĂ©gulier, mais quelques-unes des 
grandes lignes de cet Ă©difice fantastique que !’on appelle le Lendemamn 
de la Victoire. 

Que s’il nous Ă©tait donnĂ© de pĂ©nĂ©trer dans l’intĂ©rieur da monument 
et d’en Ă©tndier les dĂ©tails, combien nous aimerions prĂ©senter & la cu- 
riosité de nos lecteurs quelques-unes des scénes les plus saillantes : celle 
du Confessionnal, par exemple, od se trouvent des ‘mots d’une profon- 
deur si vraie, et que nous devrions méditer chaque fois que, dans notre 
lacheté, nous nous prenons & regretter de ne pas vivre en des temps 
plus paisibles; ou bien encore la rencontre entre DĂ©mophile et Prota- 
goras; Démophile, cet honnéte avocat & qui la tempéte a enfin ouvert 
les yeux, et Protagoras, ce philosophe austtre qui, ayant, sans doute, 
appris a lire dans les chansons de la revolution, estime qu'il y a du 
bon dans la rĂ©volution nouvelle, et s’apprĂ©te, les premiers excĂ©s passĂ©s, 
a4 s'y arranger une place que ses enseignements lui ont bien méritée! 
Inoorrigible sophiste qui jasque dans les cachots, ces catacombes nou- 
Velles od le sang‘des martyrs engendre 4 chaque pas des chrĂ©tiens, dis- 
pute contre le P. Alexis pour lui prouver que le Christianisme est mort! 


Il 


Le Lendemain de la Victoire souléve contre M. Veuillot deux sortes 
d’objections ; les unes sont de l’ordre politique, les autres se rattachent 
plutĂ©t a l’ordre littĂ©raire. 


28 M. LOUIS VEUILLOT 
Commengons par les premiéres. 


M. Veuillot est, dit-on, dans ce livre, d’une Ă©cole dĂ©sespĂ©rĂ©e et dĂ©s- 
espérante; il seme le découragement autour de lui, en montrant la so- 
ciĂ©tĂ© si malade, que le remĂ©de (a moins d’étre miraculeux) doive Ă©tre ou 
impossible ou impuissant. De plus, dans sa prédilection pour un trai- 
tement religieux, dont la société ne veut pas, il péglige et méprise les 
remédes politiques dont la société voudrait peut-étre bien, et qui peut- 
Ă©tre la sauveraient. 

i; Pessimisme en matiére sociale, indifférence en matiére politique , 
voila les reproches qu’a l'occasion du Lendemain de la Victoire on rĂ©- 
veille contre son auteur. 


Ces reproches ont été tant de fois exprimés contre les catholiques en 
gĂ©nĂ©ral, il y a dans l’idĂ©e vraie, qui, mal comprise, leur a donnĂ© nais- 
sance, quelque chose de si honorable pour nous tous, que nous deman— 
dons & nos Iecteurs la permission: de traiter avec quelque Ă©tendue ces 
graves questions, et de chercher ainsi, autant qu’il est en nous, & tarir 
dans leur source des. malentendus aussi anciens que déplorables. 


Et d’abord, en ce qui touche le premier chef d’accusation, nous de- 
mandons qu’on le prĂ©cise, et qu’on nous dise au juste ce qu’on entend 
par ces mot’ : M. Veuillot est pessimiste. 


Il annonce, nous dit-on, le triomphe prochain du socialisme. 


Je rĂ©ponds que cela est tout & fait contestable.—J’ajoute que rien ne 
serait moins raisonnable qu’une semblable prophĂ©tie. Certes celui-la 
manquerait & la justice autant qu’a la vĂ©ritĂ©, qui, Ă©tudiant !’état actuel 
de la sociĂ©tĂ©, y verrait seulement le travail de dĂ©composition qui s’ac- 
complit dans ses régions les plus infimes, et fermerait systématiquement 
les yeux au travail inverse, & cette ceuvre de restauration sociale dont 
les manifestations sont aussi variĂ©es que nombreuses. — Mais que dire de 
celui qui, prétendant faire la statistique du bien et du mal, et comme 
ordonner un scrutin de division entre les bons et les méchants; trouvant 
que la somme du mal |’emporte sur la somme du bien, en conclurait que 
la sociĂ©tĂ© va pĂ©rir et tomber, aujourd’hui ou demain, dans Jes abimes 
du socialisme ?—Eh ! qui donc, dirions-nous & ces Ă©tranges statisticiens, 
vous a révélé le secret des balances divines? Qui sait si, pour la misé- 
ricorde, un saint Vincent de Paul ne pése pas plus que bien des Voltaire 
pour le jugement ?—Ce serait donc une logique puĂ©rile que de vouloir, 
de prémisses aussi incertaines que la majorité des méchants sur les bons, 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 29 


tirer une conséquence aussi peu rigoureuse que le triomphe nécessaire 
et prochain du socialisme. 

Mais dire deux choses : 4° si le socialisme triomphe, ce sera la ruine 
de la société; 2° si cette ruine arrive par ce triomphe, ce sera parce 
que nous aurons chassé Dieu de nos lois, et que nous aurons achevé de 
le chasser de nos coeurs ;— Ă©tablir ainsi les consĂ©quences de cette victoire 
et son principe, afin qu’effrayĂ© par les premiĂ©res, on soit Ă©loignĂ© du se~ 
cond ; — dire et redire sur tous les tons: Ne chassez pas Dieu de la sociĂ©tĂ© ; 
car, sans ce gardien supréme, les rois, les magistrats, les lois, les con- 
trats (ces gardiens de seconde main) perdront toute autorité, tout cré- 
dit; il suffira, pour les Ă©branler et les jeter 4 bas, d’un tout petit effort, et 
alors ce sera l'invasion des Barbares ; — montrer que si la vĂ©ritĂ© se tient 
par sa force et sa masse: mole sua stat, l’erreur glisse, entrainĂ©e par 
son poids fatal jusqu’au fond d’un abime qui est l’enfer lui-mĂ©me ;— dire, 
Ă©crire, peindre tout cela, c’est un salutaire cnseignement, et le plus 
salutaire et le plus opportun que l’on puisse offrir aujourd’hui & plus 
d’un membre du grand parti de ordre. — En effet, vouloir pour la so- 
ciĂ©tĂ© l’ordre sans Dieu, qui en est le principe; vouloir pour eux-mĂ©mes 
les jouissances du péché, sans la ruine qui en est la conséquence, telle 
a toujours Ă©tĂ© la folie de ces pauvres honnĂ©tes gens, & qui I’on ne sau- 
rait donc faire une meilleure lecon de logique que de leur montrer le 
rigoureux, quoique pas toujours immédiat , enchainement des principes 
et des conséquences, des causes et des effets. 

Voila ce qu’a fait, voila ce qu’a Ă©crit M. Veuillot, ce que tant d'autres 
catholiques ont pensĂ© et dit avec lui. — Et ce serait la du pessimisme f 
— Non, c’est de la raison, c'est de la prudence, c’est du courage! 

Souvenons-nous que le divin Platon aimait, en philosophant avec ses 
disciples, & Ă©changer parfois les jardins d’AcadĂ©me pour les hautears du 
cap Suxtum. — ChrĂ©tiens plus grands que les philosophes, aimons, nous 
aussi, ceux qui nous placenta ces points de vue Ă©levĂ©s d’ou les questions 
Yitales des sociéiés nous apparaissent dans tous leurs développements 
possibles, depuis leur source jusqu’a leurs derniĂ©res consĂ©quences. 


Hil 


Le second reproche adressé 4 M. Veuillot (et aux catholiques en gé- 
nĂ©ral) porte sur l’absorption des questions politiques par les questions 
religieuses, ou, du moins, la subordination exagérée des unes aux 
autres, 


30 M. LOUIS VEUILLOT 


it semble cependant que le Homo sum de TĂ©rence devrait Ă©tre Je cri 
du chrĂ©tien bien plus, et bien mieux encore, que l’exclamation du phi- 
lIanthrope; et comme parmi Jes choses humaines il ni’en est aucune qui 
mtĂ©resse & un ples haut degrĂ© m plus grand nombre d’*hommes que 
les questions de gouvernement, if n’en est point non plus, parmi fes 
choses humaines, auxquelles les chrétiens doivent attacher, et attachent 
en effet, une plus grande importance. 

D'od vient done qu'on ait pu accuser Jes catholiques d’indilfĂ©rence 
en, matiére politique, et que méme ce reproche ait obtenu tant de 
crédit? 

Cela vient de ce que I’on confond deux choses bien distinctes cepen= 
dant : le fini et l‘infini. On oublie que Phomme, nĂ© pour une fin sur- 
naturelle, doit plier, autant qu'il est en lui, J’ordre naturel qui l’en- 
toure & cette fin sublime ; — qu’autant le ciel est au-dessus de Ja terre, 
et les destinĂ©es immortelles de l’homme au-dessus des annĂ©es courtes et 
mauvaises de son pélerinage, autant doit-il placer dans son estime, dans 
Vidée qu'il se fait de leur efficacité pour le bonheur des individus et des 
nations, autant, dis-je, doit-il placer les moyens surnaturels que Dieu 
lui a donnés pour tendre vers sa fin au-dessus des objets les plus légiti- 
mes, les plus respectables de ses affections ici-bas; — de telle sorte qu'il 
n’y ait entre les uns et les autres aucune espĂ©ce de proportion ni de 
comparaison possible. 

Donc, autant serait coupable, Miche et anti-chrétienne une indiffé- 
rence absolue pour les choses de la terre, indifférence qui aurait pour 
effet de laisser en dehors de tous les partis, aussi Ă©trangers au bien 
qu’au mai, des hommes dont les fortes convictions religieuses et le ca- 
ractĂ©re trempĂ© aux bonnes sources eussent pesĂ© dans Ia balance d’un 
poids considĂ©rable, et peut-Ctre dĂ©cisif; — autant est juste et sage une 
indifférence relative, qui met chaque chose & sa place, ct part de ce prin- 
Cipe : que, bien que les sociĂ©tĂ©s humaines n’aient que des destinĂ©es 
temporelles, comme elles sont conduites vers ces destinées par des in- 
telligences dont la fin est surnaturelle, des moyens, surnaturels aussi, 
peuvent seuls les maintenir et les ramener dans les voies de la justice et 
de la prospĂ©ritĂ©. —- Non pas que les moyens humains ne soient utiles , 
indispensables méme queiquefois, mais efficaces 4 la maniére de ces pal- 
liatifs, qui retardent ou prolongent |’agonie d’un monrant, ils n'auront 
jamais (et c’est la une juste dispensation de la Providence) cette effica- 
citĂ© fondamentale et dĂ©finitive, que Dieu seul posstde, lui, l’auteur de 


bd 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 34 


la vie, et qa’il lai a pla de ne communiquer qu’aux moyens de !’ordre 
surnaturel. 

Avec cette théorie pour point de départ (et je ne la crois pas aitaqua- 
ble), le chrétien se dit : Dieu, voila Je salut des sociétés. C'est Ja le re- 
doutable baromtre ; quand |’idĂ©e de Dieu, quand le sentiment religieux 
pése de son poids salutaire sur le métal inquiet des sociétés, les idées 
sĂ©livent, et la sĂ©rĂ©nitĂ© habite dans Jes relations d’homme a homme et 
de peuple & peuple, Quand, au contraire, Dieu a disparu des maburs et 
des lois, c'est l'heure de l’affaissement gĂ©nĂ©ral des principes et des ca- 
ractĂ©res, l’heure da dĂ©chaiaement des passions, l'heure des orages et des 
tempétes. 

Que d'autres donc, qui ignorent le dernier mot des choses, ai- 
ment 2 confer lours suprémes espérances a ce fréle radeau des consti- 
tutions, des restaurations, des fusions ! —- Le cathalique sait que, pour les 
seciéiés comme pour les individus, i] est une constitation fondamentale 
et qu’aucume rĂ©vision ne saurait atteindre: le dĂ©calogue ;— une restau- 
ration qui nous saaverait infailliblement : ramener Dieu exilé de nos 
caeers et da nes dois ; — une fusion, celle qui ferait dire de nous comme 
des premiers chrĂ©tiens : Voyez comme ils s’aiment | — une barque enfin, 
dont les flancs n’ont jamais laissĂ© pĂ©rir les peuples qui lui ont confiĂ© 
lear sort, la barque divine du pĂ©cheur de GĂ©nĂ©sareth ; l’Eglise ! 

Comment voulez-vous que, quand on est persuadé de ces vérités, on 
ne prenne pas an pitié le sérienx avec lequel les politiques soutiennent 
que telle définition plus exacte des pouvoirs, que tel article ajouté ou 
retranché & ume charte, que les bornes du suffrage électoral reculées 
ou rapprochées, que la manarchie succédant a la république ou la ré- 
pabique a la monarchie, que cela sauverait la sociĂ©tĂ©? — Comment ne 
pas seurire de voir des hommes graves, des hommes d’Etat, s’arrĂ©ter 
dans leurs lamentations rétroactives & tel coup de main révolutionnaire, 
et y voir la date premiĂ©re de la ruine sociale? —- comme si un coup de 
mein qui ouvre ja porte au socialise n’était pas Ja preuve que ce lion 
dévorant était la, rddant depuis longtemps et épiant l'occasion qui ne 
Inanque jamais a la persĂ©vĂ©rance du voleur et de l’assassin ! — comme si 
ce ne serait pas chose plus sage d’étudier un peu la gĂ©nĂ©alogie de ce 
terrible envahisseur, et comme si on ne le trouverait pas dans une foule 
d’idĂ©es et de principes qu’ils ont plantĂ©s et arrosĂ©s de leurs mains, 
qu’ils ont choyĂ©s et propagĂ©s avec amour, ces JĂ©rĂ©mies de la sociĂ©tĂ© ! 

Oa a-trop oubliĂ©, quand on nous accuse d’indiffĂ©rence, que ceux-la 


32 M. LOUIS VEUILLOT 


surtout excellent dans ]’accomplissement d'un devoir qui ont su lui 
assigner sa place vĂ©ritable et providentielle dans l’échelle de devoirs 
- dont se compose notre vie. De méime donc que le chrétien, qui sait au 
besoin sacrifier 4 Dieu ses affections les plus légitimes, puise au foyer 
de |’éternelle charitĂ© des trĂ©sors de tendresse et de dĂ©vouement in- 
connus au commun des hommes; ainsi, en politique, le meilleur ci- 
toyen, celui qui, dans les jours de danger, paraitra au premier rang 
pour dĂ©fendre la sociĂ©tĂ© contre ses ennemis, quels qu’ils soient; celui 
qui, 4 cété du reméde supréme dont ila seul le secret, cherchera avec 
plus de conscience les remédes secondaires et de circonstance, propres, 
non point a sauver la société, mais, en la faisant vivre quelque temps 
encore, a lui permettre d’attendre le jour ou elle voudra chercher les 
sources.vraies du salut : celui-la, c’est le chrĂ©tien; c’est I'hĂ©ritier de 
ces héroiques martyrs qui sacrifiaient tout au salat de l'empire, hormis 
leur me, qu’un grain d’encens bralĂ© sur l’autel de Jupiter efit perdue 
4 jamais. — Le chrĂ©tien de tous les temps est dans la mĂ©me disposition. 
Nous ferons, pour sauver la sociĂ©tĂ© tout ce “que vous voudrez, hormis 
de croire que ce tout puisse la sauver radicalement et définitivement si 
vous n’y ramenez Dieu! 
: IV 

De la région des théories passons & celle des faits, et des catholiques 
en gĂ©nĂ©ral 4 M. Veuillot en particulier. Le reproche d’indifference, & 
l’occasion surtout du Lendemain de la Victoire, est articulĂ© par des bou- 
ches amies. 

Ou a-t-on trouvĂ© dans l’histoire, nous disent-elles, le modĂ©le de cette 
nouvelle armeée catholique ? et quelle est cette affectation bizarre de ne 
sy point occuper des formes gouvernementales dont l'emploi doit si 
puissamment contribuer & la rĂ©gĂ©nĂ©ration sociale? — Comment! Va- 
lentin de Lavaur a recueillil’hĂ©ritage des Lescure et des Larochejacque- 
lein ; le combat ressuscite, dans les hĂ©rofques provinces de |’Ouest, 
entre Jes blancs et les bleus! et pas une voix ne s’élĂ©ve pour crier ce 
cri de Dieu et le roi, le Montjoie et saint Denis de la Vendée ! Quels 
sont donc ces VendĂ©ens de fantaisie qui s’entretiennent d’une restaura- 
tion de la société sans dire un mot du fils de saint Louis? Et quel in- 
croyable scrupule a retenu sur leurs lévres le nom de Henri de 
France? 

A cela il y a plusieurs réponses. La premiére est écrite en téte du 
livre: La scĂ©ne est en Europe.—Les catholiques ne sont pas Ă©goistes, Si 





- 


Ya 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. - 83 


la France est malade, elle n’est pas la seule, elle n’a peut-Ă©tre wh Ă©tĂ© Ta 
premiĂ©re 4 f’étre, et il convenait d’indiquer aux sociĂ©tĂ©s souffrd tes un 
remade dont la gĂ©nĂ©ralitĂ© pdt s’appliquer & toutes. 11 convenait artout : 
de ne pas compliquer la vĂ©ritĂ© absolue de convenances relatives. Il allait ‘ 





que la Suisse républicaine ne vit pas proclamer que Ie salut des sociétés git. .---- 


nécessairement dans Palliance du tréne et de Vautel, de peur que, bien 
dĂ©cidĂ©e qu’elle est & rejeter le trĂ©ne, elle ne rejetat l’autel du mĂ©me coup. 

Hy a plus; il ne fallait pas qu’en France mĂ©me, ce livre pariit |’ceuvre 
ou l’arme d’un parti.—Propre a tous les lieux, il fallait qu’il le fata tous 
les temps. — Qui sait ]’avenir que Dieu nous rĂ©serve ? — Aujourd’hui, 
nous embarquons nos espérances sur le vaisseau de la monarchie; nous 
prions pour que tous les vents du ciel le poussent vers nos rivages. —~ 
Que si, au contraire, une tempĂ©te venait& s’élever qui le brisdt, et, une 
fois encore, en dispersat les débris; si ces jours sinistres que nous dé- 
peint le livrede M. Veuillot devaient seJever sur nos tétes, qui sait quels 
Seraient, aprés la tourmente, nos destinécs et nos yoeux ? Qui sait, dans 
ce monde nouveau semblable a la terre sortie des eaux du déluge, com- 
bien de choses auraient changé? Qui oserait dire, sans crainte d'un dé~ 
menti de la Providence, que ce qui a Ă©tĂ©, pour tant d’hommes conscien- 
cieux, un réve de quelques jours en 1848, qui oserait dire que mille cir- 
constances, ( faciles ou difficiles & prĂ©voir, qu’importe? ) n’en auraient 
pas fait une nécessité? 

M. Veuillot a donc eu raison de rendre son livre acceptable et profi- 
table 4 tous les esprits catholiques, quelles que fussent leurs opinions 
politiques. — dla pu, il a dd imiter une fois le grand parti de Vordre 
en se placant sur le terrain qui nous divise le moins : l’efficacitĂ© souve- 
raine des croyances religieuses pour la restauration sociale ; en consa- 
crant toutes Ies forces de son talent & mettre en action cette belle parole 
de Chateaubriand mourant : Le Christ seul sauvera la société moderne ; 
voila mon Dieu, voila mon Roi! 


V 


AprĂ©s les grandes questions que nous venons d’agiter, il semble & pre- 
mitre vue que ce soit bien peu de chose qu'une critique purement lit-- 
tĂ©raire. — Cependant , comme tout se tient dans l’ordre intellectuel et 
moral, et que la beauté littéraire ou celle de l'art n'est, a proprement 
parler, qu’un reflet de la vĂ©ritĂ©, comme il cst Ă©vident d’autre part que les 

T. xxix. 10 ocr. 1854. 47* nivn. 2 


8h M. LOUIS VEUILLOT 


idĂ©es les plus belles et les plus fĂ©condes seraient comme si elles n’exis— 
taient pas, sans. le style, qui leur donne & la fois la force et la vie, quel— 
ques pages consacrées a discuter les reproches littéraires adressés & 
M. Veuillot achéveront de Je caractériser, et de mettre nos lecteurs a 
méme de décider si nous Jeur avons présenté de notre auteur une image 
ressemblante ou bien un portrait de fantaisie. 

Votre auteur, nous dit-on, ignore tont-a-fait les rĂ©gles de la compo— 
sition ; ou, sil les connait, il les mĂ©prise, ce qui est pis. — Sans parler 
de scs autres ouvrages ou: sont nombreuses les traces de cette ignorance 
et de ce mépris, relisez le Lendematn de la Victoire, et, la main sur la 

conscience, dites si c’est 1a l’ceuvre d'un Ă©crivain versĂ© dans les rĂ©gles de 
"gon art. - 

La suite et l’enchafnement dans ]’action ; — sous une apparence de 
simplicitĂ©, une distribution savamment ingĂ©nieuse de l’intĂ©rĂ©t entre les 
divers personuages, de telle sorte que la figure la mieux dessinée, Ja plus 
achevĂ©e, soit Ie hĂ©ros du drame, celui qui, par !’élĂ©vation de son carac- 
tére ct la grandeur de la cause qu'il sert, est le véritable type proposé 
par l’auteur a ses lecteurs; — de grandes mais discrĂ©tes proportions qui, 
a cété d'une scéne a peine esquisscée, évitent de nous en présenter une 
autre ob la mĂ©me idĂ©e soit reproduite & satiĂ©tĂ©; — voila Ă©videmment 
quelques-unes des régles élémentaires de la composition. Or, contre 
toutes trois i] n’est pas moins Ă©vident que le Lendemain de la Victotre 
péche griévement.. 

Disons d‘abord, a l’encontre du premier reproche, qu’il serait bien ri- 
goureux d'exiger dela suite dans un rĂ©ve, et qu’en intitulant son drame : 
Vision, l'auteur s'est & la fois ménagé une excuse contre ses critiques 
littéraires et ses détracteurs politiques. 

Le second reproche est plus sérieux. Il est certain que Valentin de 
Lavaur quis’annonce si bien dans la belle scĂ©ne du confessionnal , et 
dans Ja scéne encore plus belle avec Eulalie, ce chevalier qui part pour 
Ja guerre sainte, sous la dcuble cuirasse de l’humilitĂ© ct de la chastetĂ©, il 
est certain qu'il est loin de tenir, dans le parcours du drame, ce qu'il 
promettait au dĂ©but; et que lintĂ©rĂ©t s'attache, bien plus qu’a lui, a tous 
Ces misérables dont Jes traits sont si finement dessinés et gravés si pro- 
fondĂ©ment, vendeurs de contremarques ou journalistes d’estaminet : un 
Rheto, un Guyot, un Galuchet surtout. — Serait-ce que toutes ces 
figures sinistres nous sont, hĂ©las! trop familiĂ©res, et qu’il n’est point be- 
soin d’une vision pour les Ă©voquer? nos souvenirs, et des plus rĂ©cents, 


v 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 35 


y suffisent. — Valentin, au contraire, ce hĂ©ros d’une rĂ©action sans 
prĂ©cĂ©dents dans |’histoire, nous apparait comme un personnage presque 
imaginaire, et froid par consĂ©quent comme tout ce qui n’a pas eu vie. 
— Ses harangues surtout, pleines des meilleurs et des plus purs senti- 
ments, gagneraient beaucoup, ce nous semble, a étre retouchées et sur~ 
tout diminuĂ©es. Ce cours d’organisation politique et sociale, cette apo- 
thĂ©ose de la commune et de la corporation, dans la bouche d’un chef de 
bande, au moment d’engager le combat; — tout cela est souveraine- 
ment inyraisembliable. 

Quant au manque de proportions, je n’en yeux qu’un exemple, mais 
i] est frappant. — C’est la scĂ©ne du conseil des ministres. L’auteur veut 
mettre en lumiére !a puérilité, la férocité et en méme temps la stérilité 
des inventions de ces malheureux ministres chargés de la tache ingrate 
d’organiser l’anarchie et de fĂ©conder le nĂ©ant. Un ou deux exemples 
suffisaient. Au contraire, chaque ministre 4 son tour apporte son contin- 
gent; un instant éveillé par la bizarrerie sauyage de ces étranges gou- 
vernants, l’intĂ©rĂ©t languit bientĂ©t. On dirait un discours de Pierre Le- 
roux ; la folie tonne quelque temps; prolongées, ses divagations fati- 
guent et ennuient. Cette scene est Ă©videmment a abrĂ©ger. — C'est d'ail-— 
leurs une régle du bon godt, régle contre laquelle un écrivain aussi 
substantiel que M. Veuillot n'a peut-étre péché que cette fois, de ne 
jamais presser une idĂ©e outre mesure, d’en exprimer discrĂ©tement 
lessence la plus pure, laissant 4 l’imagination du lecteur la charge, ou le 
plaisir, des.développements et des conséquences. 

Nous avons, j’espere, fait assez large la part de la critique. — Est-ce a 
dire que nous admettions dans sa gĂ©nĂ©ralitĂ© le reproche adressĂ© a l’au- 
teur de Vindex de ne pas savoir ecrire, et qu’avec les Ă©crivains de la 
Liberté de penser, nous le tenions pour un Welche ? . 

A Dieu ne plaise que nous nous fassions cette injure & nous mémes, 
et que nous nous reconnaissions & ce point dépourvus de la fibre litté- 
raire de ne pas sentir, en lisant M. VĂ©uillot, que c’est la un Ă©crivain 
de premier ordre ! : 

La question n’est pas de faire de la littĂ©rature, dit-il dans une des 
préfaces des Libres penseurs. Cette phrase le peint tout enticr. Lors- 
qu'il écrit, M. Veuillot ne fait jamais de la littérature ; il fait de la pro- 
pagande ; il fait de Papostolat; il combat surtout; en hdte et d’une man 
hardie, il arrache le masque du mensonge; il balafre le plus avant 
possible la face insolcnte de Vimpiété. Pour lui, écrire, c'est agir. Et 


s'il avait vu dans la plume de I’écrivain autre chose qu'une arme vouĂ©e 
@ 


36 M. LOUIS VEUILLOT 


- 4 la dĂ©fense de |’Eglise; si le mĂ©tier de littĂ©rateur lui fat apparu, ainsi 
qu’a plusieurs, comme une espĂ©ce de far mente raffinĂ© a l’usage des 
organisations d’élite; si, en lui ouvrant la carriĂ©re des lettres, on ne 
lui edt offert d’autre programme que le fameux oblectant, delectant , 
nobiscum peregrinantur, rusticantur de Cicéron, il se fat écarté avec 
indignation de cette lache et oiseuse profession, pour manier plutét le 
plus humble mousquet dans les rangs les plus obscurs et les plus labo- 
rieux des soldats de la vérité! 

Cette disposition qui a présidé & la vocation littéraire de M. Veuillot, 
si nous cherchons & Ja formuler comme trait caractéristique de son ta- 
lent, nous trouverons qu’elle se peut rĂ©sumer en ces mots : mepris de 
la forme qui n’est que forme; amour, culte et pratique du fond. — 
Le fund, bien entendu, c’est tout ce qui est essentiel, tout ce qui est 
nécessaire pour arriver & la fin que l'on se propose ; la forme, c'est tout ce 

’ quiest purement conventionnel et voluptuaire. (Nos lecteurs nous par- 
donneront d’emprunter & la langue du droit ces deux mots, qui seuls 
rendent exactement |’idĂ©e que nous tenors a exprimer. ) 

1] résulte de ce qui précéde que, pour celui qui a youé sa plume & la 
dĂ©fense d’une cause sainte, le fond, c’est non-seulement l'ensemble 
d‘idĂ©es et de sentiments qu'il travaille & faire pĂ©nĂ©trer dans les Ames; — 
c'est encore le style, ce vétement, cette incarnation des idées; et pour 
ce style, les qualités de lucidité, de vigueur et de charme nécessaires 
afin que les idées acceptées par les intelligences et présidant a leur con- 
duite deviennent des faits. — Ainsi, en disant que M. Veuillot mĂ©prise la 
forme, nous n’entendons nullement qu'il mĂ©prise la grammaire ou qu'il 
lienne & honneur de parler un frangais barbare. Il le voudrait que sa 
plume, habituĂ©e aux traditions du grand siĂ©cle, s’y refuserait obstinĂ©- 
ment. Je veux dire que ce qui est 1c la pure littérature lui est odieux 
comme inutile; qu'il croirait pécher contre la hiérarchie des choses en 
prenant pour terme ce qui n’est qu'un moyen, en s’amusant & polir des 
phrases, en considérant comme un devoir. de se soumettre, non-seule- 
ment a la gramiaire et & la Jangue, ces puissances respectables, mais 
encore 4 la rhĂ©torique et aux procĂ©dĂ©s recus de composition. —Je veux 
dire que lorsqu’une idĂ©e lui semble juste et fĂ©conde, lorsqu’elle s‘offre a 
s0n esprit et 4 sa plume sous un costume dĂ©cent et aimable, il s’em- 
presse de l'accueillir et de nous la présenter, sans se préoccuper outre 
Mesure, et avec la conscience inquiéte d'un littérateur de profession, 
de ces menues questions : I"histoire est-elle vraisemblable? le dénoti- 
ment est-il bien amenĂ©, l’intrigue bien conduite, l’unitĂ© de temps et de 


ET SES DERNIERS OUVRAGES. 37 


lien bien observĂ©e? cette composition n’aurait-elle pas une couleur un 
peu romantique? etc., etc. 

Voila ce que M. Veuillot ne respecte qu’& moitiĂ©, et il a raison. —D’a- 
bord parce que s'il voulait respecter tout 4 fait ces Dit minores, et faire 
des livres selon le procédé de telle ou telle école, it réussirait & se guin- 
der, & tarir la stve si puissante de sa riche improvisation, et 4 nous en- 
nuyer dans les régles, au lieu de nous attacher et de nous convertir par 
les filles tour & tour charmantes et terribles de son imagination et de 
son ceeur.—Quand on est si bien soi, pourquoi donc voudrait-on Ă©tre un 
autre? Et pourquoi viser au mĂ©rite banal d’écrire comme tout le monde, 
quand on a le mĂ©rite propre d’écrire comme M. Veuillot? 

D’ailleurs, cette parfaite rĂ©gularitĂ© est-elle chose si dĂ©sirable et si nĂ©- 
cessaire aujourd hui ? — et sans vouloir trancher du novateur, n’est-il pas 
permis de faire remarquer qu’autres sont les rĂ©gles de l’art d’écrire (les 
régles secondaires, bien entendu) sous un régne glorieux ou pacifique, 
autres dans les jours incertains et dans |’époque militante od nous vi- 
vons ? Boileau a pu exalter, comme une ceuvre immortelle, un sonnet 
sans defaut. Pour moi, en tout temps, celui qui consacrerait des années 
4 la confection d’un sonnet me paraitrait un trĂ©s-petit esprit. Mais de 
nos jours, je n’hĂ©site pas 4 dire que ce serait un mauvais citoyen, digne 
d'Ă©tre vouĂ©, avec la race des Atticus et des Erasme, a l’admiration des 
égoistes et au mépris des hommes de cceur! 

Chacun sait combien, dans des temps rĂ©guliers, I’uniforme militaire 
contribue puissamment au maintien de la discipline. Avez-vous oui dire 
cependant qu’il ait Ă©tĂ© trĂ©s-religieusement observĂ© par les hĂ©roiques 
paysans de la Vendée ou les magnanimes défenseurs de Saragosse ? 

Il y a, ce semble, dans le domaine de Ja littérature, un grand nombre 
de procĂ©dĂ©s, de systĂ©mes, d’écoles ( soit anciennes, suit nouvelles), qui 
n’ont d’autre valeur que celle d'un uniforme. I] faut savoir s’y plier ou 
s’élever au-dessus,- selon les exigences des circonstances, et aussi selon la 
nature du talent que le ciel nous a départi. 

Quant a M. Veuillot, il est bien sir qu’il n’aura jamais les vertus d’un 
acadĂ©micien. I] se contente d’étre un missionnaire, ce qui vaut mieux, 
et ce qui ne |’empĂ©che pas dâ€˜Ă©crire mieux qu’an acadĂ©micien. 

Et quant & nous, voici notre conclusion, & |’adresse des littĂ©rateurs 
comme des politiques : Appelez-vous comme vous voudrez, soyez d’une 
Ă©cole ou d’une autre ; mais apportez-nous la vĂ©ritĂ©; que votre voix nous 
la fasse aimer. Vous nous sauverez, et nous yous bénirons. 

Eug. DE MARGERIE. 


DE . 


VORIGING DE LINQUISITION 


COUP D’OEIL HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LE SAINT-OFFICE 
D ESPAGNE 


(D’aPRES M. HEFELE!). 


Nous arrivons & ]’examen critique des principales objections tirĂ©es 
de l'histoire et du code du Saint-Office espagnol. Nous n’avons pas 
oublié que, dans sa Revue politique du 25 novembre 1850, le rédac- 
teur en chef du Correspondant a Ă©mis sur la maniĂ©re d’envisager la 
question que nous traitons, quelques considérations générales aux- 
quelles il a donnĂ© toute !’autoritĂ© des sĂ©rieuses Ă©tudes qu’ll a faites 
sur le moyen 4ge et ses institutions. Nous ne pouvons que donner 
une entiĂ©re adhĂ©sion 4 ses judicieux apercus, d’autant plus que, 
malgré la briéveté de son travail, nous avons cru remarquer une en- 
tigre communautĂ© d’opinions entre lui et I"homme dont nous faisons 
connaitre les recherches. Cependant, que nos lecteurs nous per- 
mettent de leur présenter, 4 notre tour, quelques réflexions préli- 
minaires sur Ja matiĂ©re qui va nous occuper aujourd’hui. 

. ll nous est arrivé parfois de lire quelques-uns de ces écrits ot le 
romancier, essayant la tache de l’historien, effleure la superficie des 
choses, glane ¹a et 14 quelques faits qui répondent & ses idées pré- 
concgues, les embellit de brillantes images, d’une forme neuve, pi- 
quante et hardie, Ă©carte soigneusement ce qui pourrait affaiblir }’effet 
qu’il ambitionne, et, tout en dĂ©clarant que J’invective n’est point 
charitable, laisse tombet de sa plume des Ă©pigrammes froidement 


4 Voir le Correspondant, tome XXVII, page 321. 


DE L’ORIGINE DE L’INQUISITION. 39 


mĂ©chantes ou se livre aux accĂ©s d’une verbeuse colĂ©re. AssurĂ©ment 
uo pareil procédé est fort commode : i] ne demande ni beaucoup de 
philosophie ni une Ă©rudition Ă©tendue et profonde, et, qui plus est, 
devant un certain public il procure toate la considĂ©ration et l’au- 
torité dont Ja véritable science, le mérite réel jouissent seuls auprés 
du public sérieux. 

C’est au genre d’écrivain dont nous parlops que nous avons vu 
manier |’histoire de I’Inquisition d’Espagne. Nous n’hĂ©sitons nulle- 
mont 4 dire que, pour notre part, nous sommes loin de tout approu- 
ver dans ce qui concerne celte célébre institution ; nous reconnais- 
sons, au contraire, que les passions humaines, des tendances gui 
nous paraissent hautement blamables ont joué 1a un réle incontes- 
table ; qu’a cĂ©tĂ© des intentions les plus pures, d’actes certainement 
excusables, s’y placent des figures repoussantes d’impassible cruautĂ© 
et de basse hypocrisie; mais ce qui a excitĂ© chez nous autant d’é- 
tonnement que de dĂ©goit, c’est qu’il se trouve des hommes pour 
parler du ton le plus tranchant de ce sujet dĂ©licat et difficile qu’ils 
cannaissent si imparfaitement, et, sans aucun scrupule de calomnier 
les morts, jetant sur tout un blame irréfléchi. A les entendre, chaque 
page de l’histoire du Saint-Office est Ă©crite en caractĂ©res de sang; 
il n’y a partout que des moastres de barbarie, des ogres avides de 
carnage; celte institution qui, pour son excuse, peut revendiquer 
les nobles noms d’lsabelle et de XimĂ©nĂ©s, 4 laquelle les esprits les 
plus libĂ©raux et les plus philosophiques de |’Espagne tels que Pierre 
Martyr et Zurita ont donnĂ© des Ă©loges qu’ils auraient pu taire, cette 
institution ne devient plus qu’une immense machine, organisĂ©e par 
le fanatisme et la cupidité pour le meurtre et Ja spoliation; elle est 
hĂ©rissĂ©e de chevalets et d’appareils de torture; ses fonctionnaires 
sont autant de satellites qui guettent leurs victimes avec la perfidie 
du serpent et, avant de les conduire 4 la mort, les font passer par 
des tourments sans nom comme sans exemple. Pour comble d’in- 
justice, ayez seulement le courage d’élever la voix et de contrdĂ©ler 
tant d’aflirmations tĂ©mĂ©raires ; essayez, au nom de |’impartiale his- 
toire, de reprendre en sous-ceuvre l’instruction de ce procĂ©s jugĂ© 
avec tant de prĂ©cipitation par ]’ignorance et les prĂ©jugĂ©s, et vous 
allez passer pour un homme des vieux &ges qui ne comprend pas 
son Ă©poque, pour un partisan de |’immobilitĂ© universelle, peut-Ă©tre 
méme pour un ennemi secret de cette tolérance que les sociétés 


40 DE L’ORIGINE 


modernes ont si pĂ©niblement conquise a travers” d’innombrables 
fautes et une longue suite de malheurs. 

D’oti vient cette leste et ronde allure, ce dĂ©dain si peu mĂ©nagĂ©, 
et nous pouvons bien ajouter, si peu motivé de certains de nos ad- 
versaires, pour tout ce qui froisse leur vague sentimentalisme ou ne 
cadre pas avec leur vaporeuse philosophie? II faut bien le dire, de 
Yorgueil le plus profond. Toutes les aspirations généreuses, toutes 
les idĂ©es fĂ©condes, l’avenir sont en eux; ils en sont les apĂ©tres. 

En vérité, ces prétentions sont au moins bien étranges, car nous 
avouons que si nous Ă©tions, par exemple, en quĂ©te d’une conviction, 
nous demanderions aux patrons de cette théologie ou de cette. philo- 
sophie nouvelle, un compte net et prĂ©cis de ce qu’ils rejettent et une 
exposition lumineuse du symbole qu’ils nous garantiraient. Peut-Ă©tre 
que nous serions un adepte bien indiscret. Que nos adversaires ap- 
prennent donc enfin & connaitre le catholicisme et sa sublime philo- 
sophie. Ou trouver plus de grandeur que dans son immuable unité 
au milieu des perpétuelles vicissitudes de l'humanité? Ow est le se- 
cret de l’ordre et de l’harmonie qui doit relier toute la famille hu- 
maine, si ce n’est dans cette parole divine, Ă©ternellement la mĂ©me, 
qui sans cesse nous Ă©claire et nous vivifie, sans Ă©tre jamais atteinte 
par nos transformations? Je dis vicissitudes et transformations : car, 
qu’on le remarque bien, c’est 1a la condition de notre nature et le 
Christianisme n’est point venu nous y soustraire. Dans les sociĂ©tĂ©s 
chrĂ©tiennes, )’élĂ©ment divin qui git en elles agit sur l’élĂ©ment hu- 
main, le dĂ©veloppe sous }’ceil de la Providence, suivant ses desseins 
pleins de bontĂ©; c’est un idĂ©al vers lequel nous gravitons, sans cesse 
attirĂ©s par lui et rĂ©alisant successivement les progrĂ©s qu’ont prĂ©parĂ©s 
dans une admirable gradation les événements et les temps. Voila 
comment le philosophe catholique entend le progrés, voila comme 
nous comprenons et nous enseignons qu’éclairĂ©s par les legons du 
passé nous pouvons diniinuer la somme de nos miséres, élever le 
niveau de notre état social, trouver des résultats nouveaux dans la 
vaste sphĂ©re de I’activitĂ© humaine; voila comment nous pouvons, a 
notre sens, nous dire supérieurs & nos péres. 

Mais cette conscience de notre supériorité nous donne-t-elle le 
droit de nous montrer dédaigneux envers les hommes qui ont vécu 
en d’autres temps? Sommes-nous dispensĂ©s, avant de les juger, d’é- 
tudier les circonstances dans Jesquelles ils se sont trouvés, les néces- 


DE L’INQUISITION. Ad 


sités qui les ont poursuivis, les lumiéres dont ils ont pu disposer? En 
vĂ©ritĂ© ce serait a la fois manquer & ]’équitĂ© et a la reconnaissance. 
Faisons aprés cela aussi la part des passions qui toujours tendent 4 
dĂ©naturer ce qu'il y a de plus lĂ©gitime et en faussent l’application; 
ne traitons point par des raisons de sentiment ce qui demande a Ă©tre 
envisagé 4 la lumiére de la froide raison; enfin, mettons 4 notre 
tache la noble indulgence de I’historien philosophe qui, voyant de 
prĂ©s le pĂ©nible travail par lequel l’humanitĂ© accomplit lentement ses 
destinées, apprend & compatir 4 ses douleurs et retranche de la sé- 
vérité que semblent mériter ses fautes. 

Ces réflexions nous aménent tout naturellement au sujet méme de 
notre article : nous allons commencer par ]’examen de quelques 
questions plus spĂ©cialement historiques. Llorente, dont l’ouvrage est 
comme l’arsenal des ennemis de |’Inquisition, sera notre principal 
adversaire. Nous n’intercalerons pas dans notre compte rendu la 
Citation de toutes les sources que M. Hefele indique dans son livre; 
mais, chose singuliĂ©re et dont apparemment l’auteur de |’Historre 
critigue serait fort surpris, s'il vivait encore, Nous avons pu Consta- 
ter que trĂ©s-souvent c’est Llorente lsi-mĂ©me qui fournit les faits qui 
servent a le combattre. 

Nous avons vu, dans notre premier article, comment le judaisme 
Secret menagait 4 la fois la religion et la nationalité des Espagnols, 
et comment, aprés de vains efforts pour ramener les apostats 4 la foi 
etau culte orthodoxes, Ferdinand et Isabelle Ă©tablirent & SĂ©ville le 
premier tribunal d’Inquisition. Aussit6t organisĂ©, celui-ci lance un 
édit qui renferme une nomenclature de signes auxquels un juif dé- 
guisé peut étre reconnu. 

Cet acte, le premier qui Ă©manat du Saint-Office, Llorente 1’a atta- 
quĂ© avec toute sa violence; selon lui, c’est 4 peine si vingt-deux des 
indices fournis par |’édit serviraient aujourd’hui a Ă©tayer une simple 
conjecture. Voyons jusqu’a quel point cette critique est heureuse. Il 
est une vieille régle de logique, «duo si faciunt idem, non est idem,» 
que M. Hefele rapporte ici fort & propos; Llorente et ses copistes 
ont complétement oubliée et de 14 leur malencontreuse sortie. La 
moindre réflexion, en effet, suflit a convaincre que certains actes, 
certaines pratiques, eu Ă©gard surtout aux circonstances ou se trou- 
vait alors l’Espagne, pouvaient et devaient Ă©tre apprĂ©ciĂ©s diffĂ©rem- 
ment, selon qu’ils Ă©taient usitĂ©s dans une famille d’anciens chrĂ©tiens 


q2 DE L'ORIGINE 


ou de juifs convertis. Ainsi, un ci-devant juif a-t-il pu, sans Ă©veiller 
de justes soupcons sur la sincérité de sa conversion, continuer 4 ne 
pas vouloir tolérer de feu dans sa maison et 4 porter invariablement 
des habits de féte les jours de sabbat, ou, aprés avoir fait baptiser 
son enfant, s’empresser de laver les parties du corps qui avaient recu 
Ponction de l’huile sainte? I] faut ajouter, du reste, que plusieurs des 
indices en question sont de telle nature, qu’ils pouvaient faire suspec- 
ter gravement méme un individu né de parents chrétiens. Prescott, 
. en acceptant et en reproduisant le jagement de Llorente, n’a certai- 
nement pas recommandé sa critique. 

En repoussant cette inepte accusation, il s’en faut bien pourtant 
que nous nous fassions l’apologiste des inquisiteurs de SĂ©ville. Ils ont 
usĂ©, dans ]’exercice de leurs fonclions, de rigueurs excessives, d’une 
sĂ©vĂ©ritĂ© justement blamĂ©e; |’on sait d’ailleurs quelles rudes remon- 
‘trances leur furent adressĂ©es par le Pape Sixte IV. Est-ce & dire que 
dĂ©s lors nous admettions aussi tout ce qui s’est dĂ©bitĂ© sur ce point? 
L’impartialitĂ© nous le dĂ©fend. Comment, par exemple, en croirions- 
nous Liorente, lorsqu’il vient nous dire que dans la seule annĂ©e 1481, la 
seule inquisition de SĂ©ville ne fit pas bralter moins de deux mille per- 
sonnes, uniquement dans les diocéses de Séville et de Cadix? Il cite, 
Hest vrai, &’appui de son assertion lecĂ©lĂ©bre historien et jĂ©suite espa- 
gnol Mariana ; mais c’est la prĂ©cisĂ©ment qu’il est en dĂ©faut. M. Hefele 
prit la précaution de consulter ouvrage méme du savant espagnol ; il 
trouva qu’en effet il y Ă©tait question du chiffre de deux mille, mais ce 
que Mariana ajoutait expressĂ©ment, c’est que ce nombre Ă©tait celui des 
personnes brilĂ©es sous Torquemada, c’est-a-dire, pendant tout le 
temps que Torquemada fut inquisiteur et dans toute l’étendue de sa 
juridiction qui embrassait les provinces de Castille et de LĂ©on. L’his- 
torien Pulgar, contemporain de ces Ă©vĂ©nements, est d’accord avec 
Mariana : aprés avoir rapporté que Torquemada fonda des tribunaux 
dans les villes de Castille, d’Aragon, de Valence et de Catatogne, il 
écrit le passage suivant que Llorente ne devait pas ignorer: « Ceux- 
ci soumirent I’hĂ©rĂ©sie a l’Inquisition. .. sommeĂ©rent tous les hĂ©rĂ©tiques 
de se faire connaftre de plein gré... sur qaoi 15,000 se dénoncérent 
eux-mĂ©mes et furent rĂ©conciliĂ©s avec l’Eglise par la pĂ©nitence. Quant 
& ceux qui avaient attendu la dénonciation, on faisait leur proces et 
s‘ils venaient a Ă©tre convaincus, on les livrait a la justice sĂ©cudtĂ©re. 
Environ 2600 de ces derniers furent successivement (en diversas veces) 


DE L' INQUISITION. 43 


brilés en divers endroits et villes. » Enfin nous trouvons un témoi- 
gnage analogue dans un autre contemporain, Marino Siculeo. 

Que devient maintenant |’affirmation de Llorente? Que faut-il en 
penser surtout, si nous faisons encore remarquer que, précisément 
dans l’annĂ©e 1481 ot: il prĂ©tend que Torquemada fit broiler tout ce 
monde, le prieur de Santa-Cruz n’étatt mĂ©me pas eneore inquisiteur? 
DĂ©cidĂ©ment, e’était trop compter sur Ja crĂ©dulitĂ© du lecteur. 

BornĂ©e d’abord dans son action aux seuls juifs dĂ©guisĂ©s, c’est-a- 
dire & ceex qui, apres avoir recu le baptéme et faisant extérieure- 
ment profession de Christranisme, restaient secrétement attachés aux 
croyances et au culfe de mosaisme, |’Inquisition espagnole vit bien- 
tĂ©t sa juridiction s’étendre & tous les juifs sans exception. Tel fut 
Veffet da décret de bannissement lancé par Ferdinand et Isabelle, 
contre tous les disciples du Talmud qui ne recevraient point le bap~ 
tĂ©me. Ce dĂ©cret est de 1492, Ă©poque ot Grenade venait d’étre conquise. 

Les eauses et les circonstances de cet acte n’ont aucun rapport 
direct 4 Phistoire du Saint-Office ; c’est a la politique de Ferdinand 
et d’isabelle qu’ll faut es demander la responsabilitĂ©. Au reste, ils 
la revendiquent eux-mĂ©mes dans |’édit d’expulsion, dans les termes 
Suivants : «Ce n’est qu’aprĂ©s avoir entenda Favis dun nombre con- 
sidĂ©rable d’hommes importants et sages, soit ecclĂ©siastiques, soit 
laiques, et aprés avoir longtemps réRéchi, que nous avons décud 
cette mesure. » Abstraction faite de l’antipathie et de la dĂ©fiance 
héréditaires qui élevaient un mur de séparation entre la race de 
RecarĂ©de et de PĂ©lage et |’intrigante et dangerease postĂ©ritĂ© d’IsraĂ©l, 
est-if Ă©tonnant, en effet, qu’en prĂ©sence, d’une part, de |’infatigable 
prosélytisme par lequel cette derniére cherchait sams cesse encore 
non-seulement 4 ramener les marajios (juifs baptisés), mais % gagner: 
méme les vieux chrétiens et & judaiser toute PEspagne ; de Vautre, 
des envahissements incessants par lesquels elle menacait d’accumu- 
ler entre ses mains toute la richesse netionale, toutes les sources de 
la prospérité publique ; est-i] étonnant, diroms-nous, que z4ateurs et 
hommes d’Ftat se soient trouvĂ©s d’accord sur fa nĂ©cessitĂ© d’an pareil 
Coup? « Ains?, comme le remarque fort bien M. Hefele, le bien public, 
ce met dont l’influence magique serta protĂ©ger, mĂ©me encore aw XIX" 
siécle, mainte violation de la justice et de la liberté religiouse, le bier 
public perut d’autant plus exiger le bannissement des juifs que, 
peut-Ă©tre par suite des rigueurs passĂ©es, I’on avait perdu l’espoir de 





his DE L’ORIGINE 


les transformer jamais en paisibles citoyens et d’arrĂ©ter I’élan de 
leur prosĂ©lytisme. » Une sĂ©rie d’actes de vengeance, de barbare et 
odieux fanatisme, des croix mutilées, des hosties consacrées pro- 
fanées, des enfants chrétiens crucifiés, firent cesser toute hésitation : 
en l’annĂ©e 1485, n’avait-on pas dĂ©ja dĂ©couvert a TolĂ©de une conju- 
ration dont le but n’était rien moins que de s’emparer de la ville le 
jour de la Féte-Dieu et de massacrer tous les chrétiens? En vain les 
juifs essayérent-ils de conjurer la tempéte qui allait éclater sur leurs 
tĂ©tes, en faisant a Ferdinand l’offre d’une forte somme d’argent; en 
44,92, le 31 mars parut le fatal Ă©dit qui enjoignait 4 tout juif refusant 
d’embrasser le Christianjsme de sortir de l’Espagne avant le 34 juil- 
let de la mĂ©me annĂ©e. Ferdinand s’engageait 4 fournir gratuitement 
4 tous les Ă©migrants les moyens de s’en aller, et il tint gĂ©nĂ©reusement 
parole. 

Malgré les efforts des missionnaires espagnols et les recommanda- 
tions instantes par lesquelles Torquemada avait stimulé le zéle des 
Dominicains, un graod nombre de juifs prĂ©fĂ©rĂ©rent l’exil au baptĂ©me. 
Quel est le chiffre auquel on puisse s’en tenir? A en croire Llorente, 
il serait de 800,000; et remarquez que le consciencieux historien 
prĂ©tend encore justifier son assertion par l’autoritĂ© du savant Ma- 
riana. Or, ce qui est vrai a cet Ă©gard, c’est que Mariana, non-seu- 
lement n’accepte pas le chiffre en question, mais qu’il le dĂ©clare 
méme exagéré et nullement digne de foi. Une simple erreur suflit= 
elle pour expliquer l’altĂ©ration dont Liorente porte ici la responsa- 
bilitĂ© ? Ferreras, autre historien espagnol, nous tire d’embarras sur 
l’objet de nos recherches ; aprĂ©s avoir dĂ©taillĂ© le nombres des Ă©mi- 
grĂ©s par province, il arrive au nombre de 30,000 familles et d’en- 
viron 100,000 tétes? 

Les juifs qui optĂ©rent pour |’exil se rendirent la plupart en Portugal, 
en Italie et en France, ou bien aussi en Orient et en Afrique. Leur sort 
y fut des plus malheureux: les épidémies et, en Afrique surtout, la 
brutale rapacité des Maures en firent périr un grand nombre, au point 
que, pour échapper a tant de miséres, plusieurs milliers de ceux qui 
restaient prirent le parti de rentrer en Espagne, ou ils regurent le 
baptĂ©me. Cependant ces conversions ne furent gĂ©nĂ©ralement qu’ap- 
parentes, et le judaisme continua d’étre pratiquĂ© en secret par les 
néophytes qui, naturellement, devenaient alors sujets du Saint- 
Office. 


DE L’INQUISITION. 45 


Tel est l’apercu historique des principaux faits relatifs 4 la persĂ©- 
cation des juifs d’Espagne depuis |’établissement de 1’Inquisition. 
Bien qu’ils n’entrassent pas essentiellement dans le cadre de notre 
travail, nous avons cru devoir les exposer briévement, afin de les 
dĂ©gager du‘faux jour dans lequel ils ont Ă©tĂ© souvent placĂ©s et, sur- 
tout, de prĂ©ciser les vrais points de contact qu’ ils ont avec le Saint- 
Office. C’est pour les mĂ©mes motifs que nous allons aussi passer en 
reyue l’historique de la persĂ©cution des Maures. 

AprĂ©s la prise de Grenade, Ferdinand et Isabelle s’élaient engagĂ©s 
a laisser aux Maures la propriété de Jeurs mosquées et le libre exer- 
cice de leur religion. Partant de cette unique donnée, certains écri- 
vains ont pris texte des vexations et des restrictions postérieures, 
pour crier & Ja violation du contrat primitif, au mépris de Ia foi jurée. 
Mais, en rĂ©alitĂ©, telle n’est point la question. « Les souverains espa- 
gnols, dit le professeur de Tubingue, ne pensĂ©rent point qu’ils vio- 
Jeraient leur parole en donnant aux deux évéques les plus vertueux 
de leurs Etats, 4 Ximénés et Talavera, la mission de gagner Jes Mau- 
res au Christianisme par la persuasion et |’instruction. Que |’on ac- 
cordat aux convertis des avantages civils et matériels extraordinaires, 
les'Maures de vieille roche pouvaient le regretter; mais certes, ce 
fait ne constituait d’aucune maniĂ©re une violation du traitĂ© fait avec 
eux. » Aigris par le résultat de ces moyens de conversion, les Mau- 
res y rĂ©pondirent par des insurrections menagantes dans |’Albaycin, 
les Alpujarres et la Sierra Vermeja. Par J& ils anéantissaient les pre- 
mers le contrat de 1492, et les souverains espagnols Ă©taient Ă©vi- 
demment dĂ©liĂ©s des promesses qu’ils leur avaient jurĂ©es : ceux-ci 
avaient acquis le droit de prendre 4 |’égard des Maures I’attitude 
que l’on prend envers des rebelles. NĂ©anmoins, ils voulurent Ă©tre 
clĂ©ments, et pour tout chatiment posĂ©rent aux insurgĂ©s |’alternative 
de recevoir le baptĂ©me ou d’émigrer, sans prĂ©judice de leur fortune, 
sauf 4 payer un impdt de 10 florins d’or par tĂ©te. La plupart se dĂ©- 
cidĂ©rent 4 rester et devinrent chrĂ©tiens, de telle sorte que |l’ancien 
royaume de Grenade cessa de compter un seul Maure non baptisé. 
Cependant ces derniers Ă©taient nombreux encore dans les provinces 
de Castille et de Léon. Ferdinand et Isabelle ne leur appliquérent 
pas immĂ©diatement la mĂ©me mesure qu’a leurs frĂ©res de Grenade : 
ils se contentĂ©rent d’abord de leur dĂ©fendre tout contact avec les Mo- - 
riscos (Maures baptisés); mais bientét aprés (12 février 1502), un 





A6 -DE L’ORIGINE 


Ă©dit royal les mettait 4 leur tour en demeure de se soumettre & I'- 
vangile ou de prendre Ja route de |’exil. La majoritĂ© encore se fit 
baptiser. Cette mesure, que M. Hefele qualifie avec raison de sévere 
et de dure, fut, dit-on , conseillée par le successeur de Torquemada, 
don Diego de Deza, de |’Ordre de Saint-Dominique. EmportĂ© par son 
zĂ©le, ce dernier voulut encore persuader au roi et a Ja reine d’établir 
4 Grenade un tribunal d’inquisition ;.mais tout ce qu’Isabelle accorda, 
ce fut que les Morisques de Grenade seraient soumis 4 la juridiction du 
tribunal de Cordoue , et seulement pour le cas d’une apostasie com- 
plete ; elle ne voulait pas qu’on pit les inquiĂ©ter pour de lĂ©gĂ©res dĂ©- 
viations. Ce privilége fut méme bientét aprés étendu aux Morisques de 
Castille, de LĂ©on et d’Aragon, et ce fut loin d’étre un leurre; les Mau- 
res ont en cela rendu eux-mĂ©mes justice a |’Inquisition. Dans une dĂ©- 
claration adressée par les Morisques de Castille et de Léon au grand 
Inquisiteur Manrique, quatriéme successeur de Torquemada, nous en 
trouvons une preuve incontestable : « Tous vos prédécesseurs, est- 
il dit dans cette piéce, nous ont constamment traités avec équité et 
pris sous leur protection. » Or, suivant le témoignage de Llorente, 
ce Manrique usa envers eux de la mĂ©me douceur, tellement qu’a la 
faveur de cette tolérance, la plupart des Morisques.de Grenade aban- 
donnĂ©rent Ja foi. On put s’en convaincre par une inspection faite 
en 1526. Pour remĂ©dier 4 un pareil Ă©tat de choses, c’est alors. qu’on 
Ă©tablit 4 Grenade mĂ©me un tribunal d’inquisition : cependant on n’en 
continua pas moins @ traiter les relaps avec bonté. Le Pape Clé- 
ment VII pourvut 4 leur instruction, tandis que Charles-Quiat de 
son cété décrétait que les biens des apostats ne seraient point con- 
fisquĂ©s, mais conservĂ©s 4 leurs enfants, et que d’ailleurs on ne pour- 
rait les livrer au bras séculier pour leur infliger la peine capitale 
Ou tout autre chatiment. Philippe II imita gon pére, et sous Jui les: 
Morisques eurent a se louer du mĂ©me rĂ©gime d’indulgence: il n’y eut 
sous son régne pas une seule application de Ja peine capitale pour 
cause d’apostasie. Il fallut un nowvea saulĂ©evement de ceux de Gre- 
nade, qui proclamérent roi un descendant de leurs aneiens souve- 
rains, pour déterminer 4 des mesures plus sévéres. « Aprés cela, 
dit en terminant M. Hefele, les Papes tels que Grégoire XIII cherché- 
rent encore 4 gagner les Morisques par la douceur, mais. cette bien- 
veillante.intervention fut si peu suivie d’une conversion sincĂ©re et 
durable, qu’au. contraire, par des soulĂ©vements nouveaux, par des 








DE L'INQUISITION. *] 


alliances avec les Maures d’Afrique, etc... ils amenĂ©rent eux-mĂ©mes 
leur expulsion totale de l'Espagne, sous Philippe IT, en 1609. DĂ©ja 
un roi de France, le pénétrant Francois I*, avait donné ce conseil & 
Charles- Quint. » Nous devons ajouter que le bannissement des 
Manres fut approuvĂ© ‘et considĂ©rĂ© comme une nĂ©cessitĂ© par les 
hommes les plus Ă©clairĂ©s que |’Espagne possĂ©dat alors, tels que 
Cervantes, etc. 

Nous croyons rĂ©pondre a l’attente de nos lecteurs en ajoutant & 
cet exposé une analyse du chapitre spécial dans lequel M. Hefele 
retrace le rĂ©le de XimĂ©nĂ©s dans les affaires de ]’ Inquisition. On y trou- 
vera d’aifleurs d’mtĂ©ressants dĂ©tails sur plasieurs faits saillants de 
Phistoire du Saint-Office. 

L’entrĂ©e de XimĂ©nĂ©s dans les affaires publiques, comme archevĂ©- 
que de Toiéde et grand chancelier de Castille, date, comme on sait, 
de 1495 etsa nomination aux fonctions de grand inquisiteur de 1507. 
Que nous disent de lui les documents qui nous restent sur cette don- 
ble période? 

Ecartons d’abord une opinion accrĂ©ditĂ©e par un grand nombre 
Wouvrages historiques et récemment encore reproduite par M. de 
Rotteck dans son ouvrage sur l’Espagne et le Portugal, opinion sui- 
vant laquelle Ximénés aurait, de concert avec le cardinal Mendoza, 
conseillĂ© 4 1a reine Isabelle d’établir I'Inquisition. Llorente dĂ©ji dĂ©- 
clara cette assertion dénuée de fondement, et de la comparaison 
des dates il suit, en effet, qu’a l’origine de l’Inquisition espagnole, 
XimĂ©nĂ©s n’était encore qu’un prĂ©tre inconnu. 

En 1496, le roi Ferdinand se plaint au Saint-Siége de ce que les 
inquisiteurs n’avaient point attendu son agrĂ©ment pour disposer 
de la fortune des condamnés en faveur des enfants de ces der- 
niers, frustrant ainsi le: trĂ©sor royal d’une dĂ©ponilfe considĂ©rable. 
Alexandre VI portait alors Ja tiare. Celai-ci se trouvait dans des cir- 
constances telles qu’il avait besoin de mĂ©nager le roi d’Espagne : il 
condescendit donc & ses rĂ©clamations, et c’est XimĂ©nĂ©s qu'il chargea 
d’ume enquĂ©te sur les faits accomplis, avec pouvoir de contraindre 
a la restitution de tout ce qui aurait été irréguti¹rement soustrait. 
L'issue de cette mission ne nous est point connue. Cela se passait en- 
core sous Torquemada : nous n’en savons guĂ©re plus sur XimĂ©nĂ©s, 
pendant fa haute judicature de Deza (1498), suecesseur du prieur 
de ‘Santa-Cruz. Cependant, les faits dans lesquels nous le trouvons 


48 oe DE L’ORIGINE 


ici ayant besoin de quelques rectifications, nous entrerons dans plus 
de développements. 

Deza avait di a sa vaste science sa promotion au poste Ă©minent 
de grand inquisiteur : c'est encore la ce qui lui valut plus tard son 
élévation au siége archiépiscopal de Séville et une place honorable 
parmi les Ă©crivains thĂ©ologiques de !’Espagne. Llorente lui a fait une 
réputation de sévérité outrée : suivant lui, Deza outrepassa méme 
les rigueurs de Torquemada et, par ses efforts, Naples et la Sicile 
virent pénétrer dans leur territoire les terreurs du Saint-Office. Nous 
aurions voulu que ce jugement fit appuyé de preuves concluantes ; 
Je fait est qu’il est contredit par l’acadĂ©micien Munoz, homme que 
ses idĂ©es trĂ©s-libĂ©rales rendent d’autant moins suspect a cet Ă©gard 
que ses paroles se trouvent dans un Ă©loge de Lebrija avec lequel Deza 
eut quelques difficultés : or, Deza est par lui dépeint comme un pré- 
Jat d’une grande bontĂ© et un thĂ©ologien d’une immense Ă©rudition. 
On peut d’ailleurs ajouter qu’il Ă©tait du petit nombre de ces hommes 
éclairés qui, en protégeant Christophe Colomb, peuvent ainsi reven- 
diquer une part glorieuse dans la découverte du Nouveau-Monde. 

Ce qui, sans doute, a le plus contribué a atlirer 4 Deza la défaveur 
qui s’attache & son nom, c’est le concours que lui prĂ©ta Diego de 
Lucero, comme inquisiteur de Cordoue. Pierre Martyr donne a ce 
dernier les épithéles de severus et iracundus a natura, judaico nomim 
et neophytis infensissimus; il s’emporte mĂ©me contre lui et dĂ©clare, 
dans une autre de ses lettres, que son nom de Lucerius (Lucero) 
Ă©tait un mensonge, et qu’il s’appellerait mieux Tenebrerius. Ce lan- 
gage, les fails connus l’attestent suffisamment , n’est point exagĂ©rĂ© : 
il est trĂ©s-vrai que Lucero persĂ©cuta des innocents, qu’il usa de ri- 
gueurs excessives et trompa compléiement la confiance du grand- 
inquisiteur. Deux procĂ©s cĂ©lĂ©bres , dont l’inquisiteur de Cordoue 
porte tout l’odieux devant l’histoire, vont en donner la preuve. 

I] s’agit d’abord du procĂ©s intentĂ© au vertueux archevĂ©que de 
Grenade, Ferdinand de Talavera. Liorente a tort de prétendre que 
Lucero avait fait part de ses soupcons a la reine Isabelle, celle-ci 
ayant dĂ©ja cessĂ© de vivre depuis plus de dix-huit mois. I] n’est pas 
plus exact de soutenir, comme I’a fait M. LĂ©once de Lavergne dans la 
Revue des Deux-Mondes (tome XXVI, page 532), que Talavera fut 
poursuivi, parce qu'il avait concu le plan d’une traduction arabe de 
la Bible pour l’usage des Maures. Aux yeux de Lucero, le crime du 


DE L*'INQUISITION. 49 


noble prĂ©lat Ă©tait de s’étre opposĂ© a l’introduction de |’Inquisition, 
d’avoir pris la dĂ©fense des nouveaux chrĂ©tiens suspects, et de des- 
cendre lui-mĂ©me, par sa mĂ©re, d’une famille juive. Lucero parvint a 
trouver le nombre voulu de témoins, et il obtint du grand -inquisi- 
teur l’autorisation de poursuivre. Les actes suivirent de prĂ©s, et, dds 
Pannée 1506, Pierre Martyr gémit des outrageuses mesures dont le 
plus saint homme de |’Espagne devint l'objet. Avec Talavera furent 
accusĂ©s d’hĂ©rĂ©sie plusieurs de ges proches : on alla mĂ©me jusqu’é em- 
prisonner sa mére, ses sceurs et son neveu Francois de Herrera, 
doyen du chapitre de Grenade. 

Deza eut d’abord la pensĂ©e de confier & X:mĂ©nĂ©s l’examen de |’or- 
thodoxie de l’archevĂ©que : suivant les documents du temps, cette 
nouvelle rassura Talavera et calma les inquiétudes de son peuple. 
Nous le constatons avec joie, cette confiance est un beau titre pour 
le caractĂ©re de l’illustre cardinal. Cependant le projet de Deza n’eut 
point de suite, et nous apprenons de Llorente que ce fut le Saint- 
SiĂ©ge lui-mĂ©me qu’il saisit de cetle grave affaire. Le Pape nomma 
aussitĂ©t une commission prĂ©sidĂ©e par son nonce en Espagne. L’en- 
quĂ©te fut commencĂ©e au printemps de 1507: Talavera n’envoya, 
pour le reprĂ©senter, qu’une seule personne, le chanoine Gonzalez 
Cabecas ; au reste, il trouva d'intrépides défenseurs. Pierre Martyr, 
qui lui était tendrement attaché , parla en sa faveur; mais il profita 
surtout de ses rapports d’intimitĂ© avec le nonce, pour le disposer a la 
bienveillance envers les accusés. Bientét tout fut terminé, et Talavera 
déclaré innocent. 

Nous arrivons & la seconde affaire qui fait ressortir encore mieux 
l'ignoble et pharisaique caractére de Lucero. Celle-ci se dénouera 
par un Ă©vĂ©nement d’une haute importance, la nomination de XimĂ©- 
nés aux fonctions de grand-inqujsiteur. 

AccusĂ©es d’hĂ©rĂ©sie , quelques personnes d’Andalousie espĂ©rĂ©rent 
que si elles multipliaient prodigieusement le nombre des suspects , 
elles provoqueraient une amnistie gĂ©nĂ©rale 4 la faveur de’ laquelle 
elles se sauveraient elles-mémes, et sur leur dénonciation, une 
multitude Ă©norme d’individus de toutes les classes, de tout sexe et 
de tout age, furent menacés des poursuites du Saint-Office. Trompé 
par son délégué, Deza a Ja faiblesse de consentir a cette colossale pro- 
cĂ©dure. C’est alors que l’on voit XimĂ©nĂ©s Ă©lever la voix pour pro- 
lester contre de pareils excés : il supplie Ferdinand de demander au 


50 DE L’ORIGINE 


Pape la destitution du grand-inguisiteur (Zurita ajoute que, dés lors, 
Ximépés aspirait lui-méme & cette charge) ; Ferdinand, toutefois, 
n’y consentit point encore, et ce ne fut que quand le roi Philippe 
fut srrivé en Espagne, que Deza fut relegué dans son diocése et sa 
juridiction suspendue pour passer entre les mains du Conseil royal, 
asurpation qui, toutefois, suivant l’historien citĂ© tout a l’heare, fut 
fortement biamée par la nation. 

Cependant Philippe mouret bientét. Sortant alors de sa retraite, 
Deza proteste contre tout ce qui s’est fait et ressaisit le pouvoir gu- 
prĂ©me dont on |’avait dĂ©pouillĂ©. Ce retour provoqnait natureHement 
la reprise du scandaleux procés de Cordote : une insurrection en fut 
ta conséqnence. Lucero est forcé de prendre la faite , les b&timents 
da Saint-Office sont pris d’assaut, et tous les prisonniers relachĂ©s par 
le marquis de Priego qui, de concert avec le chapitre de la cathé- 
drale et le corps des magistrats, demanda a Deza Ia destitution de 
Lucero. Le grand-inquisiteur ne cĂ©dant point, ]’insurrection devint 
gĂ©sĂ©rale dans toute f’Andalousie. 

Deza Ă©tait & Ja fois l’ami et le confesseur de Ferdinand: mais, 
celui-ci, voyant qu'il devenait impossible de maintenir le prélat con- 
tre l’opinion gĂ©nĂ©rale, fit auprĂ©s du Pape, Jules f1, les dĂ©marches nĂ©- 
cessgires pour faire passer les fonctions du grand-tnquisitear entre 
les mams de Ximénés. Un édit royal da 18 mai 1507 consacra ce 
changement, avec cette différence cependant que Xtménés ne fut in- 
vesti de sa nouvelle dignité que pour la Castille; Aragon eut un 
grand-inquisiteur spĂ©cial , et cette sĂ©paration se prolongea jusqu’a- 
pres la mort de Ximénés. 

Voyons maintenant le grand cardinal & oeuvre, autant da moins 
que la rareté des sources le permet. 

A peine entré en fonctions, il publia des édits par lesquels il don- 
nait poor les nouveaux chrétiens les plus sages réglements ; son at- 
tention se porte dune manitre toute spĂ©ciale sur J’instruction des 
convertis , et Liorente lei-méme rend hommage au zéle éclairé avec 
fequet XimĂ©nĂ©s s’efforca d’atteindre ce Sut. Mais ume grave affaire at- 
tendait surtout de lui sa sotution : c'était le procés de Cordoue. Sans 
perdre de temps, te grand inquisiteur fait arréter Lucero, qui est en- 
fermé dans les prisons de Burgos, en attendant qu'il fit mis en de- 
meure de rendre compte de sa conduite. La méme mesure est appli- 
quée & tous les témonrs suspects. Alors Xanénes forma, sons le nom 








» 


DE L°INQUISITION $4 


de Congrégation catholique, une junte de vingt-deux persomes, les 
plus dignes que !’on pit trouver. Suivant Llorente, cette commission 
Ă©tait chargĂ©e de faire l’instruction de cette cause immense, et de sta- 
tuer sur les accusés et les accusateurs. Les Leteres de Pierre Martyr 
nous ont conservé quelques détails sur ses opérations qui, naturelle-- 
ment, Ă©taient faites pour attirer sur elles les regards de toute |’Espa-- 
gne. M. Hefele en mentionne quelques-uns. Le 9 juillet 1508, la sen- 
tence fut rendue : elle déclarait les dénonciateurs indignes de 
confiance, et prononcait la mise en liberté et la réhabilitation de tous 
les accusés. Le 41°F aoit elle fut rendue publique 4 Valladolid, avec 
une grande solennitĂ©, en prĂ©sence du-roi et d’une foule de grandesses- 
et de prélats. 

Pour ce qui est de Lucero, Llorente nous dit qu’apres avoir passĂ© 
quelque temps encore dans Jes prisons de Burgos, il fut, par excds 
d’indulgence , renvoyĂ© dans ]’evĂ©che d’AlmĂ©ria. Le fait est qu’on le 
relacha au bout d’un an de dĂ©tention, parce qu’on n’avait pu dĂ©men- 
trer suffisamment qu’il efit agi de maunaise foi.. RĂ©vaquĂ© de ses fonc- 
tions d’inquisiteur, il fat rĂ©duit au canonicat qu'il possĂ©dait a AlmĂ©- 
ria: car, pour un Ă©vĂ©chĂ©,. c’est a la seule munificence de Liorente 
qu’il en est redevable. 

Réduits que nous sommes 4 recueillir ¹a et la le peu de faits inté- 
ressants qui nous restent sur le grand-inquisitorat de Ximénés, le lec- 
teur comprendra le peu de liaison que ces faits ont entre eux daas notre 
exposĂ©; ils prouvent du moins toujours un point, c’est que le grand- 
chancelier de Castille perta en toutes choses ce discernement plein de 
Sagesse, ces sentiments gĂ©nĂ©reux qui rehaussent avec tant d’éclat 
lardeur du zĂ©le et l’énergie de la volontĂ©. Parmi ses titres de gloire, 
il faut compter certainement |’appui qu'il prĂ©ta au cĂ©lĂ©bre Antoine 
de Lebrija, l'un des humanistes les plus distinguĂ©s de |’Espagne. 
Celui-ci avait eu quelques dĂ©mĂ©lĂ©s avee |’ Inquisition, sous Deza ; ce- 
pendant, il n’an avait point Ă©tĂ© maltraitĂ© comme Llorente l’affirme. 
Ximénés ayant été. mis & la téte du Saint-Office, Lebrija lui adressa 
une apologie dcrite avec beaucoup d’indĂ©pendance : pour rĂ©panse, la 
cardinal fit non-seulament disparattre tautes les entraves qui arré- 
taient le savant, mais encore il lui doana une chaire dans soa Uni- 
versitĂ© @’Alcala et I’honora de son intimitĂ©. A-cdtĂ© de ce trait, il faut 
Citar encora.la protection que XimĂ©nĂ©s accorda & d’autres hommes 
distinguĂ©s, tels que le premier chancelier d’Alcala, l’abbĂ© Lerma et 


52 DE L’ORIGINE 


Yérudit Vergara : grace 4 son intervention, ils échappérent aux pour- 
suites du Saint-Office. 

Attentif a la répression de tous les excés, Ximénés veillait aussi 
31a réforme des défauts que les lumiéres du temps lui faisaient dé- 
couvrir dans l’organisation et le Code ‘de I’Inquisition. Les Ă©vĂ©ne=« 
ments du fameux procĂ©s de Cordoue |’avaient convaincu jusqu’&’ 
quel point de simples mandataires abusent souvent des pouvoirs qui 
leur sont confiés. Ximénés réduisit leur importance, et prononca un 
grand nombre ‘de destitutions. En vain ceux qu'il avait frappĂ©s vou- 
lurent-ils résister en protestant et en interjetant appel au Saint- 
Siége ; tous les actes du sage et énergique chef du Saint-Office de- 
meurérent et recurent.méme une approbation formelle de Ja part du 
Souverain Pontife. XimĂ©nĂ©s s’efforca aussi de faire exclure du grand 
Conseil de I’Inquisition tous les membres non ecclĂ©siastiques , mais 
i] ne put obtenir ce changement du politique Ferdinand; nous re- 
viendrons plus tard sur ce point. Enfin, nous mentionnerons un 
fait qui prouve jusqu’a quel point XimĂ©nĂ©s Ă©tait impitoyable a |’en- 
droit de la moralité des préposés de l'Inquisition. Des plaintes 
lui Ă©tant parvenues sur le commerce scandaleux d’un aide gedlier 
du Saint-Office de Toléde avec quelques prisonniéres, sans tarder, 
Améenés réunit le grand Conseil, et, de concert avec lui, décerna 
la peine de mort contre tout employĂ© qui serait convaincu d’un 
péché de chair avec une personne du sexe détenue dans les prisons 
de I’Inquisition. 

1] nous resterait 4 parler du nombre des condamneés sous le grand- 
inquisitorat de Ximénés , et dont Llorente a exagéré le chiffre. Nous 
nous réservons de prouver, un peu plus loin, que les assertions de 
Chistorien critique ne méritent, A cet égard, aucune confiance ; ce- 
pendant, dans ce cas spécial, nous devons rendre attentif 4 deux cir- 
constances qui dĂ©montreraient dĂ©ja l’arbitraire des supputations de 
Llorente. D’abord, suivant ses propres donnĂ©es, la gestion du cardi- 
nal n’a durĂ© que diz ans, cependant les calculs qu'il fait lui en sup- 
posent onze ; ensuite, il met sur le compte de Ximénés les condam- 
nations de tous les douze tribunaux d’Inquisition, tandis qu'il est 
vrai que jamais sa juridiction ne s’est Ă©tendue que sur les sept tribu- 
naux de la Castille. Rien que par ces restrictions, les 2,000 victimes 
attribuées au grand-inquisitorat de Ximénés, se trouveraient réduites 
4 peu prés a la moitié; mais , aprés tout cela, nous pouvons encore 





DE L’ INQUISITION. 53 


demander s’il n’ya point une inconsĂ©quence inexcusable 4 appliquer 
au rĂ©gne d’un XimĂ©nĂ©s, que Llorente reprĂ©sente comme clĂ©ment, 
les mĂ©mes bases d’évaluation qu’a celui d’un Torquemada, dont il 
fait un type de cruauté? 

Telles sont les questions historiques dont l‘ouvrage de M. Hefele 
nous présente un rapide examen; passons maintenant 4 la partie 
spécialement critique de son travail. Celle-ci est de la plus haute im- 
portance : le savant professeur y nourrit la discussion de recherches 
intĂ©ressantes et de rĂ©flexions judicieuses ; c’est ici que nous allons 
trouver la véritable physionomie du Saint-Office espagnol. 

D’abord, 1] est essentiel de savoir sur quel terraia il faut se placer. 
Si l’on voit produire tant de jugements injustes sur I’Inquisition, cela 
ne vient~il pas de ce qu’au lieu de la mettre en regard des principes 
du XV° et du XVI° siécles, on transporte cette institution en plein 
XIX‘ siĂ©cle? Cependant, quelle diffĂ©rence profonde entre ces deux 
6poques! L’on ne peut nier que, depuis cent ans environ, il y ait 
quelque tendance a voir dans les incrédules et les mécréants de toute 
espéce, les meilleurs citoyens; au moyen age, au contraire, et 
C'est 1a la base de I’Inquisition, toute dĂ©viation en matiĂ©re religieuse 
élait considérée comme un crime de lése-majesté ; pour inspirer de 
la confiance, pour Ă©tre un bon citoyen, il fallait professer la religion 
del’Etat. Cujus est regio illius et religio, tel Ă©tait le pr.ncipe univer- 
Sellement admis et suivi dans la pratique. 

Il est curieux de constater que c’est prĂ©cisĂ©ment la secte religieuse 
qui se vante d’avoir dotĂ© les sociĂ©tĂ©s modernes de |’émancipation 
spirituelle, qui offre, dés son origine , la consécration la plus frap- 
pante de ce principe. Prenons pour exemple Je Palatinat. Luthérien 
jusqu’en 1563, 1’Electeur FrĂ©dĂ©ric III embrasse alors le calvinisme : 
aussitét il contraint tous ses sujets de se conformer 4 son change- 
ment; les récalcitrants sont expulsés de son territoire. Treize ans 
aprés, son fils Louis revient au luthérianisme orthodoxe : en consé- 
quence, il met en fuite tous les prédicants calvinistes et impose de 
force & son peuple le symbole luthĂ©rien : c’était en 1576. En 1583, 
l'£lecteur Jean Casimir rétablit le calvinisme , et le Palatinat dut en- 
trer dans cette nouvelle phase. Tels se montrérent les premiers pa- 
trons du protestantisme; certes, Ferdinand le ae n’a rien a 
redouter de la comparaison. 

S’il Ă©tait nĂ©cessaire de confirmer ce que nous avons avancĂ© sur 


54 DE L’ORIGINE DE L°INQUISITION. 


esprit du moyen Age, nous citerions encore cette clause importante 
de la paix de Passau, par laquelle chaque puissance allemande rece- 
vait le droit de mettre ses sujets dans |’alternative , ou d’embrasser 
la religion du souverain, ou de sortir de ses Etats aprés avoir payé 
une somme d'argent dĂ©terminĂ©e. N’est-ce pas 1&4 une reproduction 
de l’alternative proposĂ©e en Espagne aux Maures? Faisons remar- 
quer en passant que ce fut précisément cette clause qui servit le plas 
activement la diffusion de la RĂ©forme-en Allemagne: les princes pro- 
testants traitatent avec sĂ©vĂ©ritĂ© tous ceux qui n’acceptaient qu’s 
l’extĂ©rieur les changements religieux par eux introduits ou qui fai- 
saient le moindre effort pour ramener |’ancienne religion. «Je ne 
sais, dit & ce sujet M. Hefele, si, en pareil cas, il n’y avait pas plus 
a craindre d’un luthĂ©rien zĂ©lĂ© que de I’Inquisition d’Espagne. » 


A. SISSON. 


(La suite a un prochain numero.) 





REVUE POLITIQUE. 


“**, 13 8 octobre 1851. 


_ M.LouisVeuillot a pris dans (’ Univers la dĂ©fense de M. l’abbĂ© Ganme 
assez viverment attaquĂ©, j’en conviens, dans notre derniĂ©re Revue 
polingue. Je-suis join d'avoir & me plaindre de cet article, trés-ami~- 
tal 4 mon Ă©gard, ‘et qui tĂ©moigne de l‘affliction que cause aux vrais 
chrétiens une vive critique adressée & un homme haut placé dans 
VEglise, et trĂ©s-recommandable par des travaux d’an autre genre. 
Cette affliction, je la partage; mais il me semble que je n’ai dit que la 
vĂ©ritĂ©, et surtout que je n’ai pas prĂ©tĂ© a M. l’abbĂ© Gaume des proposi- 
‘tons qui lui fussent Ă©trangĂ©res. Quand j'ai relevĂ© le reprochĂ© qu’il faft 
aux JĂ©suites d’avoir paganisĂ© leurs Ă©lĂ©ves, j’ai pris soin de citer tex- 
tnellement les phrases du Ver rongeur ol cette accusation me semble 
contenue, et quiconque relira ces phrases dans la derniére livraison 
du Correspondant me rendra, j’espare, la justice que je n’ai pas dĂ©- 
naturĂ© la pensĂ©e a laquelle je m’attaquais. 


Au reste, i] ne s’agit pas seulement d’un grief contre les JĂ©suites, 
qu! aurarent bien pu se tromper dans une matiére douteuse : on en 
trouvera dien d'autres, et contre les papes, et contre les évéques, et 
Contre tout le monde. M. l’abbĂ© Gaume aspire & pouvoir dire 4 son 
tour : Nous avons chanyé tout cela. Que devrait-on penser pourtant 
d'une Eglise imfaillible en matiére de foi, et qui se serait trompée 
avec persévérance pendant plusieurs siécles sur une mati¹re aussi 
intĂ©ressante pour la religion que l’objet des Ă©tudes? Quelle que fat 
la confiance de M. l’abbĂ© Gaume dans ses propres idĂ©es, il aurait dd 
Wavance trouver peu de vraisembiance & une pareille erreur: 


Je mets au panier une assez longue réplique pour taquelle je vou- 
lais demander I’hospitalitĂ© des colonnes de /’Univers : la variĂ©tĂ© des 
Sujets convient plus aux lecteurs que ces redites o l’amour-propre 
des Ă©crivaims trouve seul son compte. Je me contenterai d'un seul 
rapprochement : il y a une vingtaine d’annĂ©es, l’honorable maison 
de MM. Gaume avait entrepris une nouvelle collection des PĂ©res de 


56 REVUE POLITIQUE. 


l’Eglise en grec et en latin. A peine Ă©tait-on 4 l’ceuvre qu’un incendie 
réduisit en cendres le premier volume de saint Jean Chrysostéme. Je 
fus de ceux que cette catastrophe Ă©mut vivement, et je ne sais s’il y 
y eut beaucoup de noms inscrits avant le mien dans la liste des per- 
sonnes qui s’empressĂ©rent de souscrire au ChrysostĂ©me, pour don- 
ner 4 MM. Gaume le courage de recommencer, maigrĂ© la perte qu’ils 
venaient de subir. 


Depuis lors, des causes plus graves et plus durables qu’un incen- 
die sont venues entraver le zéle de ces honorables éditeurs. Aprés 
que le saint Basile, le saint Augustin, le saint Bernard eurent succédé 
au Chrysost6me, on fut obligĂ© de s’arrĂ©ter en route: MM. Gaume 
avaient rencontré une concurrence, et le clergé avait donné raison 4 
cette concurrence. D'une part, les prix de MM. Gaume Ă©taient trop 
élevés pour la bourse de nos pauvres vicaires (la classe la moins ai- 
sée de toutes celles qui, en France, recoivent une éducation libérale, 
et la seule qui achéte encore des livres); de l'autre, il faut le dire, 
cette belle collection des PĂ©res n’avait pas Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©e a sa juste 
valeur dans les rangs supérieurs de la hiérarchie, o& un encourage- 
ment efficace et suivi aurait été possible: notre clergé manquait 
peut-Ă©tre alors d’hommes compĂ©tents pour apprĂ©cier Je soin ex~ 
traordinaire avec lequel les textes avaient été revus, les éprewes cor- 
rigĂ©es, et pour estimer les frais considĂ©rables qu’entraine une telle 
diligence. C’est ainsi qu’un monument qui, grace a des efforts indi- 
viduels, aurait rendu a notre pays la prééminence qu'il possédait au 
XVile siĂ©cle, et que I’Italie lui avait enlevĂ©e au XVIII*, en est restĂ© 
aux premiĂ©res assises. Je ne me suis jamais consolĂ©, ni pour |’hon- 
neur de mon pays, ni pour l’avantage de la religion et des lettres, 
de l’injuste abandon dont MM. Gaume ont Ă©tĂ© les victimes. 


Eh bien, pour donner un seul volume du Chrysostéme avec la 
supĂ©rioritĂ© qui distingue l’édition de MM. Gaume, il a fallu des 
hommes dont i’éducation grammaticale et littĂ©raire ett Ă©tĂ© faite 
d’aprĂ©s les anciens principes, c’est-a-dire en donnant aux enfants de 
bonne heure, et presque exclusivement, les auteurs de |’antiquitĂ© 
profane. M. l’abbĂ© Gaume lui-mĂ©me (s'il est vrai qu’il ait pris part 
a ces excellents travaux), M. l’abbĂ© Gaume n’a pu devenir un bon 
Ă©diteur des PĂ©res, qu’a la condition d'avoir bu de prĂ©fĂ©rence, pen- 
dant le cours de ses Ă©tudes, ce poison qui, selon lui, a, depuis trois 
siécles, infecté les générations catholiques. Laissons, laissons les 
choses comme elles sont. S’il y a des perfectionnements a intro- 
duire, il n’y a pas de rĂ©volution a faire, et souvent le changement 
devra se borner & un retour intelligent vers le passé. Avec la ten- 
dance actuelle des idĂ©es, de fortes et bonnes Ă©tudes feront d’excel- 
lents catholiques , tandis que le romantisme du moyen Age, auquel 
M. Gaume semble se rattacher, n’est que de la graine d’Hugotisme. 


Je vais faire une proposition aux lecteurs du Correspondant et de 
Univers ; ouvrons une nouvelle liste de souscription pour la conti- 
nuation des PĂ©res, de MM. Gaume : je voudrais qu’en inscrivant mon 
nom le premier sur la liste, il y fat suivi de deux cents autres ; alors 


REVUE POLITIQUE. 57 


paraitrait le premier volume du saint Jéréme, et nous ferions un feu 
de joie avec l’édition du Ver rongeur. 

Cette question de I’éducation classique m’est importune aujour- 
d’hui, parce que j’avais‘envie de parler d’autre chose : je voulais 
continuer de mettre a profit la trave que Dieu semble nous avoir 
donnée pour nous recueillir et nous fortifier avant la tempéte. Rien 
ne m’a plus frappĂ© depuis quelque temps que |’opportunitĂ© provi- 
dentielle des publications de cette année ; en voici une qui les com- 
plate admirablement : eile a pour titre : MĂ©moires et correspondance 
de Mallet du Pan. La qualité que prend I'éditeur, M. A. Sayous, 
d’ancien professeur 4 \’ AcadĂ©mie de GenĂ©ve, semble indiquer une des 
victimes de Ja tyrannie radicale de M. Fazy, le fo de Dieu, qui a 
pour mission d’arracher 4 la ville de Calvin les derniers fleurons de 
sa couronne littĂ©raire. A en juger par les soins qu’il a donnĂ©s aux 
Memorres de Mallet du Pan, M. Sayous est un esprit judicieux, mo- 
dĂ©rĂ©, impartial : si nous n’avons pas le bonheur de le compter parmi 
les défenseurs de ndtre foi, nous lui devons au moins une place ho- 
norable entre ceux de la société; il était sous ce rapport digne de 
comprendre Mallet du Pan, et le fils qui, au bout d’un demi-siĂ©cle, 
accomplit cette cuvre de piĂ©tĂ© filiale en rappelant 4 }’attention des 
générations oublieuses un des plus énergiques champions de la vé- 
rité et du bon sens, a confié cette tache honorable a des mains dignes 
et sires, 


“Mais qu’est-ce que Mallet du Pan? 


C'est dĂ©ja un malheur qu’on soit obligĂ© de rĂ©pondre & cette ques- 
tion, et que le nom d'un tel homme ait tenu jusqu’ici si peu de place 
dans le souvenir de ses semblables. Nous ne nous vantons pas, pour 
notre compte, d’avoir eu jusqu’ici beaucoup meilleure mĂ©moire: 
c'était pour nous un nom de catalogue, rien de plus; aucune idée 
originale, prĂ©Ă©minente, ne s’y rattachait dans notre esprit : le 
XVill* siécle, en expirant, avait entrainé une victime de plus dans 
le gouffre ouvert par son monstrueux charlatanisme. On ne sait pas 
assez, en effet, que ce siĂ©cle inexplicable n’a pas seulement eu le tort 
d’élever des autels & des gĂ©nies de mauvaise foi; qu’il a en mĂ©me temps 
foulĂ© aux pieds une quantitĂ© d’esprits sains, intelligents, progressi/s 
dans le bon sens du mot, et qui étaient les héritiers légitimes du 
grand siécle. Mallet du Pan était certainement de ce nombre : les 
événements extraordinaires dont il fut le témoin et le rapporteur le 
mirirent sans doute; mais c’élait un de ces hommes qui, de toute 
fagon, doivent marquer leur trace. 


J’ai des sentiments de vive admiration, de profonde sympathie a 
exprimer dans cette revue catholique, en faveur d’un Ă©crivain pro- 
testant, et je prie, a cette occasion, nos lecteurs, de réfléchir mare- 
ment sur ces corps d’armĂ©e lancĂ©s au dela de nos frontiĂ©res. Qui 
peut nier que, depuis le commencement de ce siécle, le mouvement 
des idĂ©es et des esprits n’ait Ă©tĂ© principalement catholique? Et 
pourtant, dans le domaine de l'histoire, nous trouvons, ou plutdt 
‘(car il s’agit d’abord de ma conviction personnelle) je place en 


&8 REVUE POLITIQUE. 


premiére ligne deux noms protestants, ceux de Fr. Schoell et de 
Guizot, ra be je demande la permission de joindre dés 4 présent 
celui de Mallet du Pan. 

Tout le monde ne connait pas le Cours d’histowre des Etats euro~ 
pĂ©ens de Fr. Schoell, et c’est grand dommage. C’est une vaste com- 
position, de plus de quarante volumes, Ă©crite en style refuge ; car 
Schoell qui passa chez nous la plus grande partie de sa vie, Ă©tait trop 
Allemand dans |’Ame pour jamais apprendre & bien manier le fran- 
cais; mais combien ce dĂ©savantage, et le dĂ©faut de proportion insé—- 

arable d’une telle entreprise, sont-ils compensĂ©s par la siretĂ© de 
éradition et la maturilé des jugements. A chaque instant, dans ce 
livre, le prĂ©jugĂ© protestant est vaincu par |’expĂ©rience et l’honnĂ©tetĂ©. 
Les Ă©crivains catholiques ne nous ont rien donnĂ© d’aussi fort, d’aussi 
complet et d’aussi salubre. 

Tout a été dit sur les travaux historiques de M. Guizot, heureuse- 
ment beaucoup plus accessibles et beaucoup pe lus que ceux de 
Schoell. Ceux de nous qui ont 4 combattre quelques-uns de ses juge- 
ments commencent toujours par un hommage de reconnaissance 
envers celui qui a rendu si clairement & l’Eglise plusieurs de ses 
plus beaux titres 4 l’admiration des hommes. Le cours des Origines 
du gouvernement reprĂ©sentatif, qui a paru cette annĂ©e, et dont l’agi- 
tation des esprits a empĂ©chĂ© jusqu’ici qu’on s’occupat sĂ©rieusement, 
renferme de nouveaux titres ala gratitude des catholiques. On trouve 
4 Ja fin du premier volume plusieurs legons sur l’intervention des 
Ă©vĂ©ques dans le gouvernement de |’Espagne avant ]’invasion des 
Arabes, qui expliquent avec une luciditĂ© merveilleuse et ‘une Ă©lon- 
nante impartialité, la nécessité, la légitimité et le caractére de cette 
apparente thĂ©ocratie. Avant M. Guizot, les historiens spĂ©ciaux n’ont 
rien dit de considérable sur ce sujet, pas méme Mariana qui, de son 
temps, n’avait pas a dĂ©fendre |’Eglise de s’étre ingĂ©rĂ©e dans les 
affaires de ]’Etat. 

On ne verra plus rien désormais de comparable a ces phénoménes 
de ]’équitĂ© et de la sagacitĂ© protestantes ; car aujourd’hui Ja pente 
du catholicisme est si forte qu’aprĂ©s avoir bataillĂ© quelque temps sur 
le bord, les esprits éclairés et sincéres finissent toujours par sauter 
le fossĂ©. C’est ce qui est arrivĂ© en Allemagne & MM. Hurter et 
Gpfroerer, et quant a l’excellent et spirituel M. Ranke, il n’a pe 
rĂ©sister 4 Sa propre tendance que par une palinodie officielle qui ’a 
fait descendre du rang Ă©levĂ© qu’il occupait dans l’opinion mĂ©me de 
ceux qui lui demandaient cet acte de cundescendance. Mais 4]’époque 
de Schoell et de Mallet du Pan la besogne n’était pas si avancĂ©e, et 
c’est pourquoi, loin de faire & ces Ă©crivains un reproche de leur pro- 
testantisme, ou d’y voir un- sujet de dĂ©fiance, nous devons Ă©prouver 
a leur égard un intérét plus sympathique et leur vouer une plus 
grande estime qu’aux ndĂ©tres. 


Mais enfin qu’était-ce donc que Mallet du Pan? 


C’était un homme a qui Joseph de Maistre Ă©crivait en fĂ©vrier 1793, 
sans le connaitre: « Monsieur, qui vous a lu vous estime, et sans autre 





REVUE POLITIQUE. 59 


« introduction auprés de vous que ce sentiment commun a tous vos 
« lecteurs, je viens vous demander un plaisir. » Ce plaisir, c’était en 
effet de recevoir Ja confidence du premier Ă©crit qui soit sorti de cette 
plume immortelle et de prendre soin de le faire imprimer 4 Lausanne. 
Mallet du Pan, Genevois, calviniste, et un moment favori de Voltaire, 
sentit bien tout ce qu'il y avait dans le début de ce gentilhomme catho- 
lique, que la Révolution francaise, importée en Savoie, venait de déli- 
vrer du soin de faire justice sous un â€˜Ă©carlate sans appel. (N’est-ce 

as dĂ©ja l’homme des SorrĂ©es de Saint-Petersbourg 7) Non-seulement 
it fit imprimer l’écrit de Joseph de Maistre, mais encore i} l’annonca 
par une préface digne de tous deux. Depuis lors, la correspondance 
ne cessa pas entre ces deux adversaires de la démagogie, et, malgré 
des diffĂ©rences d’opinion inĂ©vitables entre hommes d'origine et de 
religion si opposées, quand Mallet du Pan mourut, au début du 
XIX siécle, il comptait Joseph de Maistre au nombre de ses meilleurs 


Tous deux ont écrit, en face de la premiére République, des 
Considerations sur la Revolution frangaise. Celles de Mallet du Pan, 
qui firent, lors de leur apparition en 1793, une sensation considé- 
rable, ont été & peu prés oubliées : celles du comte de Maistre ou- 
vrirent une sĂ©rie d’ouvrages immortels, dont la renommĂ©e et I’in- 
fluence grandiront chaque jour. Mais s’il n’y a que justice & |’égard 
de de Maistre, on ne peut en dire autant pour ce qui concerne son 
introducteur dans la carriĂ©re des lettres, et le jour de l’équitĂ©, qui 
commence pour lui, fera relire et apprĂ©cier le remarquable pam-— 
phiet de 1793. 


M. Sayous, qui a soin de noter ces curieux rapports de de 
Maistre et de Maflet du Pan, va jusqu’a donner a celui-ci des droits 
de parenté sur le talent de son jeune correspondant : « Quelque 
« chose de plus que la conformité de leurs opinions anti-révolution- 
« naires avait porté de Maistre 4 faire choix de Mallet pour parrain 
« de son premier écrit. Les courageux articles du Mercure, avec leur 
astyle vĂ©hĂ©ment et l’élĂ©vation passionnĂ©e qui leur donnent un relief 
asi marqué, formérent dés le début, dans la province et au dehors, 
«une Ă©cole d’écrivains qui, par godt ou par entrainement d’exem- 
« ple, adoptaient Ja maniĂ©re vigoureuse du maitre. L’ Adresse (c’est 
«le premier écrit du comte Joseph) porte les traces manifestes de 
«cette influence. » 


Selon nous, |’éditeur genevois a raison : Mallet a une qualitĂ© 
commune avec de Maistre, c’est ce que j’oserais appeler |’indigna- 
tton; elle est naturelle dans un temps ow les esprits vigoureux sont 
Obligés de remonter Je courant, et Mallet, qui écrit en toute hate et 
souvent sans correction, doit 4 l’indignation des traits dignes de 
Bossuet. I] est donc permis de le considérer comme le Pérugin de ce 
Raphaél de la polémique au XIX siécle. 

. Non-seulement le point de départ, mais encore la trempe des deux 
esprits sont différents. Ce que Joseph de Maistre voit le moins bien, 
cest ce qui l'approche : il a beso d’un point de vue Ă©levĂ© pour, 


60 REVUE POLITIQUE. 


embrasser l’ensemble et pour apercevoir l’inconnu a des distances 
inaccessibles pour les autres regards. Mallet, au contraire, est un 
homme d’observation distincte et immĂ©diate. Je ne crois pas qu’il 
soit possible de trouver un observateur qui se soit assimilé avec 
plus de promptitude les fails contemporains, qui les ait résumés plas 
nettement, qui en ait mieux extrait le suc, et qui ait commis moins 
d’erreurs de dĂ©tai] sur ces mille renseignements que fournit la publi- 
citĂ© tumultueuse d’une Ă©poque de rĂ©volution. 


Aussi (et c’est 18 le point capital auquel je veux en venir) Mallet et 
de Maistre se complĂ©tent l’un par l'autre. Je ne saurais assez admirer 
la coincidence de ces deux publications, les Lettres de Joseph de 
Maistre, et les Mémoires de Mallet du Pan. M. Mallet fils est retiré & 
Hampstead auprés de Londres; il a servi pendant cinquante ans le 
gouvernement anglais, sans oublier son origine genevoise qui !’a mis 
en rapport avec M. Sayous; tandis que ces deux personnes s’occu- 
paient d’offrir l’expĂ©rience de Mallet du Pan aux tĂ©moins et aux vic- 
times des nouvelles perturbations sociales, le fils du comte de Maistre 
s’entendait avec le plus vaillant des Ă©crivains catholiques, M. Louis 
Veuillot, pour ouvrir au public ce sanctuaire de famille et d’intimitĂ© ou 
resplendissent la vertu et le talent du comte Joseph, de maniére 4 
primer toutes les gloires du XIX* siécle. Maintenant, que les jeunes et 
vieux esprits qui se forment chaque jour a cette Ă©cole des hilotes ivres 
de la philosophie et de la RĂ©volution, si riche et si claire pour notre 
Ă©poque, s’approprient par une lecture attentive les enseignements 
d’un autre ordre qui surabondent dans les Lettres de Joseph de 
Maistre et dans les MĂ©moires de Mallet du Pan, et je ne doute pas 
qu’il ne sorte de cette nourriture combinĂ©e les esprits chauds, coura- 
geux, Sains et vraiment modĂ©rĂ©s qu’il faut pour relever notre bati- 
ment échoué a la misérable céte des réminiscences révolutionnaires, 


Mallet du Pan était né aux environs de Genéve, en 1749; une bro- 
chure généreuse, mais imprudente, lancée & vingt ans, au milieu 
de ces tempĂ©tes dans un verre d’eau qui agitaient sa patrie, fut le 
début aventuré de cet esprit qui devait plus tard régler sa mar- 
che avec tant de sagesse. Il dut a ce pamphlet les caresses de 
Voltaire, envers la mémoire duquel il acquitta plus tard, avec une 
exagération regrettable, le devoir de la reconuaissance. Un certain 
entraisement chevaleresque le fourvoya bientĂ©t sur les pas d’uan 
homme qui ne fut, 4 vrai dire, qu’un chevalier d’industrie dans le 
barreau et dans les Jeltres. Mais cette passion compromettante pour 
Linguet eut du moins l’avantage de soustraire le jeune Mallet a |’en- 
gouement philosophique : Je spectacle des passions populaires dans 
une petite rĂ©publique Jui donna aussi, ‘sous le rapport de la poli- 
tique une expérience prématurée, et quand le fléau se déploya sur 
notre malheureuse patrie, nul n’était mieux prĂ©parĂ© que Mallet du 
Pan a juger en connaissance de cause des événements si imprévus 
pour Ja génération qui les avait provoqués. 


A cette époque, il était depuis cing ans 4 Paris, ot il avait été 
appelé pour rédiger la partie politique du Mercure, par Panckoucke, 





REVUE POLITIQUE. 64 


l'Ă©dilteur de ’ EncyclopĂ©die, Le contraste des dĂ©sordres du XVIII* siĂ©- 
cle avait fait des fanuiles protestantes de Genéve et de Lausaune un 
type de régularité et de devoir. La vertu suisse était pour les imagi- 
nations d’alors ce qu’est la foi bretonne pour celles de notre Ă©poque : 
un prĂ©jugĂ© vraisemblable et justifiĂ©. Mallet, homme d’intĂ©rieur, de 
meeurs simples et d’affections tendres, d’une indĂ©pendance et d’un 
dĂ©sintĂ©ressement d’autant plus sirs qu’il s’abstenait de chercher 
leffet; Mallet, qui créa, en quelque sorte, la dignité du journaliste 
et qui n’y a jamais Ă©lĂ© surpassĂ©, se trouvait admirablement placĂ© 
pour apprécier Je travail de dissolution qui minait la société fran- 
caise. II fut surtout frappé de la bassesse des gens de lettres, et lors- 
qu’aprĂ©s les avoir vus s’entasser dans |'antichambre de Calonne, 
il les retrouva vocifĂ©rant sur les trĂ©teaux de la dĂ©magogie, les mas— 
ques lui Ă©taient connus, et il savait d’avance ce qu'il devait attendre 
de jongleurs de cette espéce. 


Les trois censeurs qu’on lui avait imposĂ©s avant 4789 n’avaient pu 
faire échir sa liberté; il avait fait respecter par les ministres de 
Louis XVI, et quand Ja Révolution lui donna la faculté de tout dire, 
il est sans exemple qu’il en ait abusĂ©. Le Mercure devint le rappor- 
teur intĂ©gre, intelligent et animĂ© des dĂ©bats de 1|’AssemblĂ©e natio- 
nale. Tandis que Garat en faisait un roman a ja gloire des idées révo- 
lutionnaires, Mallet transformait son journal en un livre d’histoire. 
J'ai cherché Jongtemps ot Je respectable M. Droz avait trouvé l'appui 
qui lui a fait Ă©crire son excellente Histoire de Louis XVI, si Ă©.on- 
namment supérieure a ses autres ouvrages : maintenant je ne doute 
pas qu'il n’ait pas Ă©tĂ© redevable d’une grande partie de sa rĂ©ussite 
a la salubre lecture des Ă©crits de Mallet du Pan. 


Ce langage si ferme et si droit devant les rh‘teurs et les follicu- 
laires ne faiblit pas un seul instant. Plus l’horizon s’obscurcissait, 
plus la plume de Mallet se trempait dans le péril; et, quand on lit 
les vĂ©ritĂ©s intrĂ©pides qu’il adressait 4 la RĂ©volution 4 la veille du 
20juin 1792, on se sent presque tenté de faire honneur aux scélérats de 
cetle Ă©poque d’un sentiment involontaire de respect pour le langage 
d'un honnĂ©te homme. Cependant la position n’était plus tenable, et 
aprés avoir regu deux fois 4 son domicile de la rue Taranne la visite 
des bonnets rouges et des piques, Mallet se décida a quitter la France 
(gi il n’était aprĂ©s tout qu’un Ă©tranger), en acceptant une mission 
de Louis XVI auprés des princes émigrés et de la coalition des puis- 
sances. 


Que ceux qui seraient encore tentĂ©s d’obscurcir la mĂ©moire de 
Louis XVI, & cause de certaines marques d’indĂ©cision et de faiblesse 
qui tiennent principalement au probléme insoluble de sa position, 
veuillent bien lire avec recueillement Jes piéces de la négociation de 
Mallet et les détails de ses rapports avec le Roi, je ne doute pas 
qu'aprés cette épreuve solenhnelle elles ne rendent enfin une pleine 
justice 4 l’immortelle victime de la Convention. Son rĂ©gne, jusqu’a 
explosion de la frénésie révolutionnaire, fut un grand régne ; il en- 
tendit comme saint Louis la politique extérieure de Ja France, et il 





62 REVUE POLITIQUE. 


gut Ja faire respecter comme son aieul : c’est la nation qui a manquĂ© 
4 Louis XVI, ce n’est pas la royautĂ©. Effacons enfin la derniĂ©re 
trace de notre ingratitude; ne nous contentons pas de Je plain- 
dre : les MĂ©mowres de Mallet du Pan nous auront appris & |’aimer et 
4 l’admirer. 


Nous n’avons pas besoin de dire si Mallet et Louis XVI Ă©chouĂ©rent 
aupreĂ©s de leurs amis du dehors : 4 deux pas de la frontiĂ©re, on n’a- 
vait plus la moindre idée de la France et de la Révolution. Deux 
hommes alors surent arracher son secret au nouveau sphinx: le 
premier en date fut Mallet du Pan. On a justement admiré dans les 
lettres de M. de Maistre la sagacité généreuse qui du fond de la Russie 
lui faisait rendre hommage au génie de la France ; le regard de Mallet 
ne fut pas moins ferme, quand, sorti de ce pays, mais continuant d’y 
entretenir des correspondances sires, il s’efforga d’éclairer l’émigra- 
tion et les rois sur les phénoménes extraordinaires qui se dévelop- 
paient a l’intĂ©rieur. Si !’on n’était pas dĂ©godteĂ© par la fureur sacri- 
lége des apologistes des jugements impartiaux sur les hommes 
de la RĂ©volution, on trouverait certainement ce qu’on a jamais pu 
dire de plus éclairé et de plus équitable 4 leur égard dans les infor- 
mations que Mallet fournissait aux puissances qu'il aurait voulu 
transformer en libératrices de la France. 


Cette siretĂ© de coup d’ceil ne surprendrait pas a un certain degrĂ© 
de la part d’un excellent observateur et d’un honnĂ©te homme qui 
aurail pu, comme on le raconte du poéte Lemercier, aSsister, spec- 
tateur impassible, a ces orgies sanguinaires de |’ambition; mais 
Mallet vivait en Suisse, et la scéne avait déja plusieurs fois changé 
d’aspect, depuis qu’il avait Ă©tĂ© contraint de renoncer au spectacle. 
Aussi ne saurait-on assez admirer la pénétration qui lui faisait deviner 
les secrets et peindre le génie des factions: il a tracé des phases de 
la tourmente rĂ©volutionnaire, depuis la chute des Girondins jusqu’au 
48 brumaire, une suite de tableaux qui n’ont rien eu d’égal dans ce 
qu’on a Ă©crit a loisir depuis cette Ă©poque, et au milieu desquels on 
yr al a peine de distance en distance quelques inexactitudes 

e détail. 


Ij avait, & Paris comme en Suisse, renouvelé pendant huit ans la 
fable de Sisyphe soulevant sans cesse un rocher qui retombe 4 chaque 
fois sur sa téte. Sa parole ferme, son jugement impartial, sa pénétrA- 
tion prophétique ne pouvaient convenir au commun des hommes. 
De tous ceux qui faisaient profession de l‘admirer et de le dĂ©fendre, 
les Malouet, les Mounier, les Lally-Tollendal, les Muntlosier, les de 
Pradt, pas un ne lui allait & Ja cheville pour l’intuition des Ă©vĂ©ne- 
ments. I] fut certainement le moteur le plus efficace et le conseiller 
le plus actif de tous les mouvements contre-rĂ©volulionnaires de |’in- 
térieur : il prépara le 9 thermidor, il inspira les journées de prairial ; 
les fautes du 13 vendémiaire et du 48 fructidor auraient été évitées, si 
J’on s’en Ă©tait tenu a ses instructions ; plein de dĂ©dain et de mĂ©fiance 
pour les efforts extĂ©rieurs, du moment qu’ils n’avaient ni su, nimĂ©me 
voulu sérieusement sauver Louis XVI et la Reine, il travaillait obsti- 





REVUE POLITIQUE. 63 


eo 


nĂ©ment a ce que la France revint d’elle-mĂ©me & ses destinĂ©es tradi- 
tionnelles, et, malgré I'épauvante causée par tant de crimes, les 
forces lui ont fait dĂ©faut avant l’espĂ©rance. 


H avait prĂ©vu les campagnes d’Italie avant de connaitre Bonaparte; 
mais quoiqu’il ait marquĂ© d’avance la destinĂ©e de Ja rĂ©volution qui 
devait tomber aux mains d’un maitre militaire, l’admiration qu'il 
concut tout aussitét, pour le général, « le morte) le plus téméraitre, 
ale plus actif, le plus véloce qu'il y ait: une téte de salpétre et des 
a jambes de cerf, » (lettre du 18 décembre 1796), il ne devina pas 
d’abord dans homme de guerre I’hĂ©ritier immĂ©diat et tout-puissant 
de la rĂ©volution : le retour d’Egypte lui parut d’abord une honte et 
une folie ; mais, aprés le 18 brumaire, la vérité se montra de nou- 
veau & se3 yeux dans tout son Ă©clat. Un mot du vainqueur de Rivoli 
Vavait fait expulser de la Suisse et il avait dd chercher un asile en 
Angleterre, ou il avait repris dans la presse pĂ©riodique le poste qu’il 
avait abandonné en 1792. Le Mercure Britannique \ui fournit alors 
occasion d’apprĂ©cier la pĂ©ripĂ©tie qui exciuait |’acienne monarehie 
pour livrer Il’Europe aux armes conquĂ©rantes des Francais. II le fit 
avec un calime, une justesse, une élévation -incomparables. Plus sou- 
cieux d’éclairer l’opinion que de plaire au gouvernement anglais dont 
i] connaissait l’6golsme, il rendit pleine justice au restaurateur de la 
paix publique, et, du premier coup, il mesura ses paroles a la gran— 
deur de |’homme : « Dans une situation de cette nature, disait-il, on 
a ararement un but déterminé et limité: on marche avec les évé- 
«nements. Bonaparte a la téte dans les nues: sa carriére est un 
apoéme, son imagination un magasin de romans héroiques, son 
« thĂ©atre une arĂ©ne ouverte 4 tous les dĂ©lires de }’entendement et de 
« Pambition. Qui fixerait le point ou il s’arrĂ©tera ? Est-il assez maitre 
ade ses sentiments, des choses, des temps et de sa fortune pour le 
@ fixer lui-méme? » 


Ce jugement tombait de Ja main d’un mourant : quelques jours 
aprĂ©s l’avoir tracĂ©, Mallet du Pan, dĂ©vorĂ© par une maladie de con- 
somption, fut obligĂ© d’abandonner la rĂ©daction du Mercure Britan- 
nique, et le 10 mai de !l’annĂ©e suivante, 1800, il mourut a Riche- 
mond, auprĂ©s de Londres : cette robuste et forte organisation s’était 
usée dans ung Jutte impossible. 


Maintenant que Mallet du Pan est sorti de son tombeau et qu’un 
mouvement d’équitĂ© porte a lui rendre sa place en tĂ©te des Ă©crivains 
politiques de la France, chacun cherche a l'attirer de son cété: l'un 
veut qu'il ait combattu la révolution sans devenir contre-révolu- 
tionnaire, lui qui travailla pendant dix ans & régler Ja contre-révo- 
lution, afin de la rendre possible ; l’autre en fait un partisan anticipĂ© 
de Louis-Philippe, et par conséquent un prophete des barricades de 
1830. Ces travestissements intéressés ne doivent pas donner le 
change sur les véritables sentiments de Mallet du Pan, aux hommes 
qui travaillent & la restauration de Ja société francaise. Mallet du 
Pan, qui avait compris l'un des premiers la chute inĂ©vitable de l’an- 
Clen régime, et qui protesta sans cesse contre ceux qui voulaient le 


64 REVUE POLITIQUE. 


rĂ©tablir, fut aussi le seul de tous les partisans d'une rĂ©forme nĂ©ces— 
saire 4 s’apercevoir que la journĂ©e du 414 juillet 1789 avait tuĂ© la 
monarchie et démuselé la révolution : « La maniére dont le peuple 
« se porta 4 Vattaque de la Bastille, Pindécision et Ja faiblesse des 
« autorités, enfin Jes horreurs de !a victoire, tout cela le remplit 
« d’une profonde tristesse. Quoiqu’il communiquat peu ses prĂ©occu- 
« pations politiques sa famille, ses enfants avaient conservé un 
«souvenir particulier de la sombre tristetse of l’avaient jetĂ© les 
« scénes de la Bastille. » (Mémoires, t. I'*, p. 165. 


Ce sentiment supĂ©rieur de |’ordre et de l’autoritĂ© uni 4 une vive 
répulsion pour I'arbitraire, est peut-étre le trait dominant du carac- 
tére politique de Mallet du Pan; en cela il nous avait devancés de 
soixante ans, et l’on peut dire qu’il attendait sur le vrai terrain les 
hommes que 1848 a désabusés a tout jamais des charmes de Ia révolte, 
mais qui savent que !’esprit de rĂ©bellion et le despotisme sont frĂ©res 
a la maniére de Castor et Pollux, ne paraissant jamais 4 la fois sur 
Phorizon , mais se SuccĂ©dant invariablement ]’un a l'autre. 


Ch. LENORMANT. 


L’un des GĂ©rants, GuarLtes DOUNIOL. 


ERBATOM. — Revue politique, tome XXVIII, page 757, au lieu de « le regne de la 


chasse, du cirage, » liser «le régne de la chasse, du cigare. » 


men tee eet oN 
Paris. — E. Ds Sore, imprimenr, 36, rue de Seine 





Tome XXIX. — 2° Livraison. VENDREDI, 25 G61. #884. 





DE 


PORIGINE DE LINQUISITION 


COUP D OEIL HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LE SAINT-OFFICE 
D ESPAGNE 


(D’APRES M. HEFELBE). 


Suite *, 


Aprés avoir ainsi fixé le terrain général de la discussion, M. Hefele 
aborde l’examen d’une des objections les plus graves que les es- 
prits légers adressent au code du Saint-Office. I] s'agit de ses 
rigueurs, de cette froide cruauté devenues pour ainsi dire prover- 
biales. Voyons donc jusqu’a quel point un pareil reproche peut Ă©tre 
fondé. A la réponse générale nous rattacherons les éclaircissements 
que nous trouverons sur des difficultés de détail. 

Commencons par une considération importante. En ouvrantlescodes 
criminels du temps, nous trouvons dans toutes les dispositions pénales 
un caractére de dureté, une facilité 4 verser le sang que notre siécle 
heureusement ne connait plus. Donnons-en quelques exemples tirés 
de la Caroline (Code pénal de Charles-Quint). Blasphéme contre Dieu 
ella sainte Vierge : mutilation et peine de mort. Pédérastie et so- 
domie : peine du feu. Magie: peine de mort. Fabrique de fausse mon- 
naie, payement fait sciemment en fausse monnaie: peine du feu. Fal- 


{ Voir le Correspondant, t. XXIX, p. 38. 
T. Xxx. 25 oct, 1854. 2° Live. 3 





66 DE L°ORIGINE 


sification des poids et mesures : supplice du baton, et si l’altĂ©ration 
est de quelque importance : peine de mort. Vol quelconque avec ef— 
fraction : supplice de la corde, yeux crevés, amputation de la 
main, etc. Toute rĂ©cidive en fait de vol : peine de mort.—De mĂ©me, 
en France, le moindre attentat 4 la sireté des grands chemins était 
puni de la peine capitale; l’on Sait aussi avec quelle barbarie les 
braconniers étaient autrefois traités. 

Si tel Ă©tait l’esprit gĂ©nĂ©ral de la lĂ©gislation criminelle des siĂ©cles 
dont nous parlons, pourquoi, quand cet esprit se reproduit dans 
les codes du Saint-Office, en ferait-on un crime a celui-ci en parti- 
culier? Encore une fois, l’hĂ©rĂ©sie Ă©tait alors considĂ©rĂ©e comme un 
délit de la plus haute gravité et fa nécessité de lui infliger un chati- 
ment paraissait telle, que l’un des hommes les plus Ă©minents et les 
plus libĂ©raux de I’époque ou I’Inquisition espagnole vit le jour, }’il- 
lustre chancelier Gerson soutenait que si le Pape lui-méme ou un 
cardinal agissaient au dĂ©triment de |’Eglise, il ne faudrait pas hĂ©siter 
de leur faire subir la peine de mort; aprés cela, quel ménagement 
pouvait espĂ©rer en Espagne un hĂ©rĂ©tique d’un sang soullĂ©? Au de- 
meurant, sans parler de maintes differences entidrement 4 l’avantage 
du Saint-Office, il ne faut pas omettre de dire qu’au fur et & mesure 
que les mceurs se radoucirent, et que la IĂ©gislation civile se perfec- 
tionna, la procĂ©dure et la pĂ©nalitĂ© de l’Inquisition suivirent un mou- 
vement paralléle. Liorente le reconnait et le constate avec éloges. 

S’il est vrai que le Saint-Office n’a pas 6tĂ© plus cruel que les tri- 
bunaux civils du XVI‘ siĂ©cle, et 4 plus forte raison que ceux des siĂ©- 
cles antĂ©rieurs, serait~il cependant exact de prĂ©tendre qu’elle seule 
poursuivit et dĂ©cerna la petne de mort contre l’hĂ©rĂ©sie? Les faits 
abondent pour Ă©tablir au contraire que tous les pays, quelque culte 
qu’ils professassent, admettaient alors cette conduite. Prenons pour 
exemple le malheureux Servet que Calvin fit briler 4 petit feu, en 
4553, a Genéve. Dés 15341, Bucer déclarait du haut de Ja chaire, 2 
Strasbourg, que l’obstinĂ© antitrinitaire mĂ©ritait la mort la plus igno- 
minieuse. Vingt ans plus tard, le patriarche du calvinisme expliquait 
Je sens de ces paroles. Aprés le supplice, celui-ci composa un écrit 
ayant ce titre: Fidelis expositio errorum M. Serveti et brevis eorum 
refutatio, ubi docetur, jure gladit coercendos esse hercticos. Ce n’était 
pas tout: voici venir le doux Mélanchthon qui approuve et félicite en 
termes pleins d’effusion le rĂ©formateur gĂ©nevois d’avoir fait executer 


DE L*INQUISITION. 67 


cet horrible blasphĂ©mateur. Inutile maintenant d’ajouter que les 
doctrines de Calvin furent enseignées par d'autres encore tels que 
Théodore de Béze, et que Valentin Gentilis, Bolsec, Carlostadt, 
Griet, Castellion, le conseiller Ameaux, etc., se les virent appliquer 
aussi bien que Servet ; nous passons Ă©galement sur les atroces traite- 
ments que le protestantisme fit subir aux catholiques en Angleterre. 
Certes, l'on n’éprouve pas le moindre embarras A trouver Jk un 
pendant a I’Inquisition espagnole. Ne remontons mĂ©me pas si haut 
pour trouver le méme esprit encore vivant dans le protestantisme, 
etapprenons qu’en 1724, dans Je Holstein, un jeune soldat, convaincu 
favoir voulu faire un pacte avec le diable, eut besoin de Ja grace 
royale pour n’étre que dĂ©capitĂ©. Peut-Ă©tre aussi qu’un grand nom- 
bre de nos lecteurs ignorent qu’en 1844, le peintre Nilson, ayant 
embrassé la religion catholique, le gouvernement suédois le con- 
damna 4 l’exil et le dĂ©pouilla de tous ses droits civils. En prĂ©sence 
de tous ces faits, anciens et nouveaux, on se demande avec Ă©tonne- 
ment, pourquoi ceux qui avaient eux-mémes A se faire pardonner 
leur défection jugérent et jugent parfois encore avec tant de sévérité 
les défections des autres? 

Nous ne terminerons pas les considérations générales que nous 
avions 4 présenter sur la prétendue cruauté du code du Saint-Office, 
sans rappeler deux remarques essentielles. DĂ©ja, dans ses Lettres 
sur U Inquisition , le comte Joseph de Maistre avait insisté sur ce 
point. C’est, d’abord, que le tribunal d’Inquisition s'est toujours 
bornĂ© a constater la culpabilitĂ© de !’accusĂ© qui passait d’entre 
Ses mains dans celles du pouvoir sĂ©culier; en second lieu, qu’en 
livrant IhĂ©rĂ©tique convaincu de son dĂ©lit & l’autoritĂ© civile, il 
n’omettait jamais de faire un appel 4 sa clĂ©mence. Tout homme 
sĂ©rieux reconnaitra ce qu’il y a dans ces deux faits de profon- 
dĂ©ment caractĂ©ristique. L’Eglise a horreur du sang, et quand la 
sĂ©vĂ©ritĂ© des lois humaines s’appesantit sur les victimes de |’er- 
reur, elle invoque en leur faveur !’indulgence des juges. Qui niera 
donc que tel soit son esprit et osera traiter cette invitation a la 
miséricorde de vaine formule? Si trop souvent elle est restée ineffi- 
cace, qu’on accuse plutĂ©t la duretĂ© et l’indiffĂ©rence de ceux 4 qui elle 
était adressée. 

Ici se place tout naturellement la discussion du chiffre de ce que 
} on appelle les victimes de l’'Inquisition, infortunĂ©s qui, comme le dit 


68 DE L'ORIGINE 


quelque part Llorente, n’avaient commis d’autre crime peut-Ă©tre que 
d’interprĂ©ter mieux I’Ecriture et d’avoir une foi plus Ă©clairĂ©e que leurs 
juges. Que nos lecteurs veuillent bien se rappeler que c’est par des 
déclamations de ce genre et en produisant des chiffres énormes 
qu’une certaine classe d’écrivains ont toujours cherchĂ© 4 rendre ]'In- 
quisition odieuse et 4 intéresser en faveur de ceux qu'elle a con- 
damnĂ©s. Tel n’est point le langage de /’historre. On en pourra juger 
par la nomenclature des différentes catégories de crimes dont con- 
naissait le Saint-Office, nomenclature dont M. Hefele recueille les 
Ă©lĂ©ments dans l’ouvrage de Llorente lui-mĂ©me : 1° sodomie ; 2° po- 
lygamie, — cas trĂ©s-frĂ©quent en Espagne, par suite du contact des 
Maures; aujourd’hui mĂ©me, dit-on, il n’est pas rare de trouver dans 
ce pays, des polygames; 3° péchés de chair ordinaires, lorsque le 
sĂ©ducteur avait fait accroire 4 sa complice que leur action n’était 
point un pĂ©chĂ© ; 4° mariage d’un prĂ©tre ou d’un moine, lorsque ceux- 
ci avaient persuadĂ© qu’ils pouvaient contracter mariage ou qu’ils 
avaient cachĂ© leur qualitĂ©; 5° sĂ©duction d’une pĂ©nitente par son 
confesseur ; 6° cas ot un ecclésiastique, aprés avoir péché avec une 
femme, conseillait a cette derniére de ne point confesser sa faute ; 
Jo exercice de fonctions ecclésiastiques par des laiques ; 8° adminis- 
tration du sacrement de Ja Pénitence par des diacres; 9° usurpation 
frauduleuse du ministĂ©re de commissaire de |’Inquisition ; 10° blas- 
phĂ©me; 414° vol d’église; 12° usure ; 13° homicide et sĂ©dition lors— 
que ces attentats avaient rapport aux affaires du Saint-Office ; 14° dé- 
lits des employés du Saint-Office; 15° contrebande en chevaux et 
en munitions fournis a l’ennemi en temps de guerre ; enfin, 16° une 
quantité innombrable de cas de sorcellerie, de magie, de confection 
de philtres amoureux, et en général de toute exploitation de la su- 
perstition populaire. — Telle est la longue sĂ©rie des dĂ©lits sur les- 
quels , outre le crime dherĂ©sie, les rois d’Espagne ont Ă©tendu, quel- 
quefois contre le gré des grands inquisiteurs, la compétence du Saint- 
Office. Il s’ensuit nĂ©cessairement que, sans entrer dans des consi- 
dérations particuliéres, le nombre de ceux qui furent condamnés pour 
hérésie devrait déja subir une réduction notable et, par conséquent, 
VintĂ©rĂ©t et la compassion que ]’on aime tant 4 exciter sur le sort de 
tant de victsmes transformées en libres penseurs, devraient se res- 
treindre dans la méme proportion. Mais voici qui corrobore notre 
conclusion d’une maniĂ©re frappante : nous voulons parler du grand 





DE L'INQUISITION. 69 


nombre de ceux qui essuyérent Jes rigueurs du Saint-Office pour 
crime de sorcellerie. Pour en donner une idée, M. Hefele rapporte 
d’aprĂ©s Soldan, que dans une petite ville protestante d’Allemagne, a 
Nordlingen, sur une population de six mille ames, on ne brala, de 
1590 & 1594, — espace de quatre ans, — pas moins de trente-cing 
sorciĂ©res. Or, en appliquant ces proportions a |’Espagne, sait-on quel 
serait le chiffre des sorciéres brilées pendant quatre ans seulement? 
Cinquante mille au moins, c’est-a-dire vingt mille de plus que le 
nombre total de ceux qui, suivant Llorente, furent punis du dernier 
supplice par le Saint-Office durant les trows cent trente années de son 
existence. Ce résultat nous fait du moins comprendre Ja large part 
qu’ont eue certainement les dĂ©lits de sorcellerie dans les condamna- 
tions capitales prononcĂ©es par |’Inquisition. 
Voila donc le nombre des bres penseurs bien réduit, et cepen- 
dant, grace aux recherches de M. Hefele, notre dernier mot 1a- 
dessus n’est pas dit encore. Mais avant de pousser plus loin notre 
examen, c’est ici le lieu de rendre attentif 4 un fait dont |’impor- 
tance ressort surtout par les détails que nous venons de donner. 
C'est que ce ne fut pas seulement |’Inquisition espagnole qui Ă©leva 
des biichers 4 la magie et a la sorcellerie : les protestants aussi bien 
que les catholiques, ]’Allemagne, |’Angleterre aussi bien que Ja PĂ©- 
ninsule, versĂ©rent Je sang des malheureux accusĂ©s d’un art diaboli- 
que, et Benott Carpzov, a |’endroit des procĂ©s de sorciĂ©res, est digne 
au moins d’occuper une place a cĂ©tĂ© de Torquemada. Quelqu'un 
douterait-il du zéle ardent qui poussait les réformateurs a persé- 
cuter sorciers et magiciens? Nous citerons, par exemple, Théodore 
de Baze , reprochant aux parlements francais d’étre trop nĂ©gligents 
a rĂ©primer ce genre de dĂ©lits. Et Walter Scott lui-mĂ©me n’avoue-t-il 
pas que les procés de sorciéres se multipliérent en Angleterre avec 
les progrés croissants du calvinisme? Enfin , nous ferons remarquer 
que lorsque le protestant Thomasius entreprit, le premier de ses co- 
religionnaires, de saper la foi aux sorciers, le Jésuite Frédéric Spee, 
de Langenfeld, aux vertus duquel le grand Leibnitz rend un si Ă©cla~ 
tant hommage, l’avait dĂ©ja fortement Ă©branlĂ©e parmi les catholiques 
soixante-dix ans auparavant. I] n’est pas sans intĂ©rĂ©t non plus de 
rappeler qu’en 1743 la FacultĂ© de droit de Tubingue condamnait en- 
core une sorcitre & mort, et qu’un tribunal rĂ©formĂ© du canton de 
Glaris brailait bravement une de ces malheureuses, lorsque déja , 


7 DE L’ORFGINE 
une annĂ©e plas tĂ©t, I’Inquisition espagnole avait Ă©teint son dernier 
bocher. 

Ce que nous venons de dire des sorciers et magiciess doit s’ap- 
pliquer également aux catégories des blasphémateurs, des sodo- 
mites , des voleurs d’église et autres criminels de ce genre, qua le 
code criminel de Charies-Quint frappait de mort, aussi bien que ce- 
lui du Saint-Office espagnol. 

Or, d’aprĂ©s tous les faits que nous venons de rapporter, !’on voit 
que, dans un frĂ©s-grand nombre de cas, |’Inquisition n’a nullement 
dévié de la pratique 4 peu prés générale de son temps , et qu'il y a 
au moins beaucoup de lĂ©gdretĂ© et d’ignorance & lui prodiguer ce 
reproche de cruautĂ© caractĂ©ristique , lorsqu’elle n’a fait que suivre 
elle-mĂ©me le courant des idĂ©es de I’6poque. 

Donc, une grande partie des victimes de |’Inquisition appartiennent 
a des classes de criminels contre lesquels on sévissait partout ail- 
leurs. 

Maintenant , voyons ce qu'il faut penser des allégations de Llo- 
rente sur le chiffre des trente mille condamnations capitales qu’il 
attribue au Saint-Office. Il ne nous sera pas difficile d’en dĂ©montrer 
YexagĂ©ration. Tout d’abord une question. Llorente a-t-i] opĂ©rĂ© sur 
des données officreltes, ou du moins a-t-il pris pour base de son éva- 
luation des documents privés? Pas le moins du monde, et il le re+ 
connait lui-méme. I] reste donc 4 examiner son procédé , qu'il ex- 
plique dans plusieurs endroits de son histoire. 

1° L’on se rappelle le chiffre de 2,000 victzmes que Llorente dit avoir 
Ă©tĂ© livrĂ©esaux flammes pendant la premiere annĂ©e del’ Inquisition. Nous 
avons prouvé plus haut que cette assertion est compiétement fausse, 
et que Llorente abuse d’une maniĂ©re indigne de l’autoritĂ© de Ma- 
Tiana; nous avons fait voir ensuite que les 2,000 condamnations 
en question représentent tout le grand-inquisitorat de Torque- 
mada, ainsi un tspace de quinze ans. Mais voici maintenant le plus 
curieux. Dans un autre endroit , le méme Llorente nous informe que 
Je nombre des personnes brĂ©lĂ©es par le nouveau tribunal, jusqu’au 
& novembre 1484 (premiĂ©re annĂ©e), fut de 298. C’est 1&4 une bonne et 
formelie contradiction. Liorente I’a sentie et a cherchĂ© 4 Ja corriger. 
- Ces exécutions, dit-il, ne sont que celles de Ja ville de Séville méme ; 
toutes les autres (c’est-a-dire 1,702) doivent Ă©tre rĂ©parties sur les 
alentours et l’évĂ©chĂ© de Cadix. Malheureusement pour Il’A:storien 


DE L’INQUISITION. 74 


critique , il s’était fermĂ© lui-mĂ©me cette issue, en affirmant ailleurs, 
qu’avant 1483, il n’y avait eu qu'un seul tribunal pour toute |’Anda- 
lousie, et que ce tribunal Ă©tait a Seville, ou l’on amenait de toutes 
parts les accusés pour y étre suppliciés sur le Quemadero , en cas de 
condamnation. Evidemment voila un flagrant délit de falsification , 
et, au lieu de 2,000, il faut Ă©crire 298; c’est aussi un facheux prĂ©- 
jugé pour la suite des calcals de Llorente. 

2° Que dire de cet argument : « Lorsque Je Saint-Office comptait, 
4 cété du tribunal de Séville, aais tribunaux provinciaux, le nombre 
des exécutions annuelles pouvait étre porté , pour Séville, 4 88, et 
pour un tribunal de province, & 44. Or, le nombre des tribunaux 
s'Ă©tant Ă©levĂ© de trois 2 onze, il s’ensuit que le nombre des exĂ©cutions 
a da croitre dans la méme proportion. » Et Liorente de calculer en 
consĂ©quence. N’est-ce pas Ja de la dĂ©raison? Ainsi, le nombre des 
criminels dépend rigoureusement de celui des tribunaux, et un seul 
tribunal venant 4 Ă©tre remplacĂ© par dowze autres, c’est qu’il y aura 
eu douze fois plus de criminels! Nous ne craignons pas de dénoncer 
un pareil systĂ©me a tout homme sensĂ© ; et cependant c’est encore la 
upe des bases de |’évaluation de Llorente. 

3° Ce n’est pas tout. Est-ce faire preuve de jugement et de bonne 
foi, que d’attribuer le mĂ©me nombre de condamnations capitales aux 
cing tribunaux aragonais qu’aux cing tribunaux de Castille, s’il est 
vrai cependant que la Castille comptait cing fors plus de juifs que 
PAragon , et que, par conséquent, elle a dd renfermer aussi beau- 
coup plus de maraiios judaizants? Et pourtant c’est ce qu’a fait Llo- 
rente ! 

4° Ecoutons ce que l’AmĂ©ricain Prescott dit lui-mĂ©me des chiffres 
de l’auteur de |’Mistowre critique : « C’est avec raison que |’on se 
dĂ©fie des indications de Llorente ; car il est prouvĂ© que, dans d’au- 
tres cas, il a admis avec légéreté Jes données les plus invraisembla- 
bles. Ainsi en a-t-il agi au sujet des Juifs bannis, dont il porte le 
pombre & 800,000; il est de fait cependant, et nous l’avons dĂ©montrĂ© 
par les documents contemporains , que ce nombre doit étre réduit & 
160,000, ou tout au plus a 170,000. » 

5° Nous rappellerons, enfin, ce que déja nous avons dit au sujet 
de XimĂ©nĂ©s ; il est souverainement injuste d’attribuer 4 des hommes 
dépeints comme modérés un nombre de condamnations proportion-~ 
nellement Ă©gal & celui d’inguisiteurs censĂ©s cruels et implacables; 


72 DE L’ORIGINE 


or, Llorente n’a pas donnĂ© 4a cette rĂ©gle la moindre attention. 

Nous laissons maintenant a penser au lecteur ce que deviennent 
les trente mille victtmes dont on se plait 4 Ă©pouvanter ]’imagination 
du public qui n’examine point. Encore une fois, nous ne sommes 
point l’ami du Saint-Office espagnol; mais nous ne pouvons sup- 
porter qu’on lui jette, au nom de I’histoire, des accusations calom- 
nieuses , des reproches immérités. Aussi bien notre tache est-elle 
loin d’étre achevĂ©e, et bien des fantĂ©mes appellent encore, pour 
disparaitre, la lumiére sereine de Ja vérité. 

Revenons donc 4M. Hefele, et demandons-lui ce que c’étaient que 
ces redoutables autos-da-fĂ© (actus fidez) que ]’on ne se reprĂ©sente ja- 
mais qu’avec les circonstances les plus terribles : d’un cĂ©tĂ©, un bra- 
sier immense dĂ©vorant une multitude de victimes; de ]’autre, la foule 
des Espagnols, les fanatiques juges du Saint-Office , contemplant, 
d’un ceil ot brille une joie fĂ©roce, ce spectacle digne des canni- 
bales. Tel est le style de maint Ă©crivain ou feuilletoniste. OW trouver 
cependant de quoi justifier tant de frais ? « Eh bien, dit le docte pro- 
fesseur de Tubingue, qu’il nous soit permis d’affirmer qu’un auto-da-fĂ© 
ne se passait ni 4 briler ni a mettre a mort, mais bien & pro- 
noncer Ja sentence d’acquittement des personnes faussement accu- 
sĂ©es, et A rĂ©concilier avec l’Eglise les coupables repentants. Combien 
d’autos-da-fĂ© n’y eut-il pas ot |’on ne vit braler que le cierge que 
portaient dans leurs mains les pénitents , en symbole de la réappa- 
rition en eux de la lumiére de Ja foi! » La réconciliation de ces der- 
niers opérée , les hérétiques obstinés , ainsi que ceux dont les délits 
étaient en partie civils , étaient livrés au bras séculier : en ce moment 
Vauto-da-fé était terminé, et les inquisiteurs se retiraient. Llorente 
se tait complétement sur cette circonstance , que nous apprenons de 
Malten dans sa Bibliothéque cosmologique. Celui-ci y rapporte un 
procés d'inquisition tout entier, et il est a remarquer que, dans le 
cas qu'il cite, le chatiment civil ne fut infligé au coupable que le len- 
demain de J'auto-da-fé. 

L’on trouve quelquefois des prĂ©tentions singuliĂ©res : ainsi, il est 
de convention de frĂ©mir d’horreur & l'idĂ©e de ces lugubres solenni- 
tés, ou, dit-on, une nation entiére assistait périodiquement au sup- 
plice d’une infinitĂ© d’hommes, et quand on entre dans l’analyse his- 
torique, partout l'on ne découvre que confusion, inexactitude et 
exagération. Recueillons ce que les adversaires prononcés de ]'Inqui- 


DE L’INQUISITION 73 


sition disent eux-mémes sur les autos-da-fé, en particulier Llorente, 
dont Ja tendresse pour Je Saint-Office est connue. 

Auto-da-fé du 12 février 1486, 4 Toléde. 750 coupables, dit-il, y _ 
sont punis , — de la peine du feu, sans doute? Erreur. Pas une seule 
condamnation capitale ; le seul chatiment infligĂ© , c’est la pĂ©nitence 
canonique. 

Auto-da-fé du 2 avril de la méme année , encore a Toléde. Llo- 
rente parle de neuf cents victzmes. Combien d’exĂ©cutions cette fois 
Pas une seule. 

Autos-da-fé du 4** mai et du 10 décembre, toujours en 1486. Dans 
le premier figurent 750 personnes, au second 950, et combien en 
conduisit-on au bicher? Pas une seule. — Pour toute cette Ă©poque, 
Llorente cite 4 peine 27 condamnations capitales prononcées par le 
tribunal de Toléde. 

Liorente cite quelque part un auto-da-fé tenu @ Rome et ou figurent 
250 Espagnols, qui en avaient appelĂ© au Pape. Aucun d’eux ne fut 
condamné a mort; on ne fit que leur infliger quelques pratiques de 
pĂ©nitence, qu’ils allĂ©rent accomplir aussitĂ©t dans la basilique du Va- 
tican, d’ou ils se rendirent ensuite 4 Sainte-Marie de la Minerve, pour 
y déposer le sanbenito. A partir de ce moment, ils furent entiére- 
ment libres et ne portérent plus sur eux le moindre signe du juge- 
ment qui venait d’étre prononcĂ©. 

A celui de Llorente, joignons le témoignage de Towsend, qui fait, 
dans son Voyage en Espagne , le rĂ©cit d’un auto-da-fĂ©. Cet auteur, 
ecclésiastique anglican, veut nous donner un exemple des terreurs 
de ]’Inquisition, en nous parlant d’un fripon, d’un misĂ©rable qui avait 
vendu des potions magiques dont les ingrédients étaient tels que 
l’honnĂ©tetĂ© ne permet pas de les dĂ©signer : ]’Inquisition le fit battre 
de verges et. le condamna 4 la pénitence canonique. En vérité, 
quelle horreur! « Au reste, ajoute M. Hefele , nous voudrions que 
tous les juges eussent pour les condamnés des paroles comme celles 
qui furent prononcĂ©es par l’inquisiteur 4 la lecture de ce juge- 
ment. » 

Ici se terminent nos citations; voila les atrocités qui inspirent 
tant de courroux & la plupart de ceux qui attaquent |’Inquisition. Et 
qu’on le remarque bien, nousn’avons point usĂ© de partialitĂ© ; nous 
avons rapporté tout ce que nous avons pu rencontrer. Nons serions 
tout aussi embarrassés de trouver les horreurs dont sans cesse on 





7a DE L'ORIGINE 


fait bruit dans les procés du Saint-Office : de toutes les affaires que 
cite Llorente, i] n’en est qu’an trĂ©s-petit nombre qui se terminent par 
la condamnation & mort de Paccusé. 

Ainsi s’explique ce que nos adversaires eux-mĂ©mes reconnaissent, 
que les Espagnols voyaient @ens les autos-da-fé des actes de mzséri- 
corde plutĂ©t que de cruautĂ©, et qu’une affluence immense de per- 
sonnes de toute condition, des dames et des persomnages du plus 
haut rang se pressaient pour prendre part & ces sofennités réconci-. 
liatrices. 

' Aprég avoir discaté la valeur des reproches les plas graves , exa- 
minons taintenant: certains détails du code du Samt-Office, qui, 
pour Ă©tre moins importants , n’en ont pas Ă©tĂ© moins dĂ©figurĂ©s. 

Un mot seulement sur l’absolution de lev. I y avait ane sorte 
d’accusĂ©s , et le nombre en a toujours Ă©tĂ© considĂ©rable , sur lesquels 
examen des charges ne laissait planer qu’un lĂ©ger soupcon (de lev?); 
quant 4 ceux-ci, on ne leur infligeait aucun chatiment, pas méme 
les peines canoniques ; on se contentait de leur donner une absolu- 
tion hypothĂ©tique, ad caxtelam, comme |’on disait alors, e’est-d-dire 
qu’en cas que )’excommunication efit 6t6 encourue par eux, on la dĂ©- 
clarait levée, Telle fat, suivant Llorente lui-méme, lissue de la 
presque totalitĂ© des procĂ©s d’inquisition , & partir de la seconde moi- 
tié du XVIII° siécle. 

Le judicieux auteur ne trouve qu’ufie chose 4 redire, c’est que 
Yon n’indemnis&t point ce genre d’acquittĂ©s, powr la perte de 
temps, etc., qu’ils avaient di faire pendant la durĂ©e du proces. 
Nous laissotis au lecteur )’apprdciation d’une critique aussi singuliĂ©re; 
nous passons aussitĂ©t au fameux sanbemto, ce vĂ©tement d’igno- 
minie qui imprimait a tous ceux qui l’avaient portĂ© un imeffacable 
stigmate. A toute cette enphase opposons un peu d’histoire. 

Sanbenito est le nom espagnol de habit de pĂ©nitence que l|’on 
portait autrefois, conformĂ©ment a l’usage gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©, dans 
les églises chrétiennes , de manifester la contrition intéricure par le 
deuil dans |’habillement extĂ©rieur. 1] Ă©tait inout de voir faire pĂ©nti-+ 
tence en uniforme de fonctions publiques, en vétements de soie, 
brodĂ©s d’or et enrichis de diamants. C’est ainsi que le saccus dont 
il est dĂ©ja question dans |l’Ancien-Testament se transmit d’4ge en 
age; sjoutez-y la bĂ©nĂ©diction par laquelle on en faisait dans )’Eglise 
da moyen Age un vétement sacré, et Vous aurez le saccus benedictus, 


DE L'INQUISITION. 78 
ou, en espagnol, saco bendito, d'ou vient sanbemte, L'inquisi- 
tion, paturellement , devait accepter cette antique coutume, et ii 
fant bien peu de jugement pour trouver Ja le moindre sujet de 
biAme. 

Bleu, gris ou noir dans d’autres pegs, en Espagne le sanbenito 
Ă©tait de couleur jaune; sa forme Ă©tait celle du costume monasti- 
que. Ceux qui avaient regu l’absolution de fev: n’étaient tenus de le 
porter que durant la cérémonie de leur réconciliation. 1] faut méme 
dire qu'un grand nombre de ceux-ci en furent dispensĂ©s, et qu’en 
général tous ceux qui étaient venus se dénoncer eux-mémes subis« 
saient leur pénitence dans des autos-da-fé secrets. Dans tous ces cas, 
le sanbenito ne portait aucune figure. Le condamné, cependant, 
Stait-il tenu & l’abjuration comme gravement suspect, on lui moettait 
un sanbenito sur jeguel était représentde une branche de la croix. On 
complétait la signe de la croix sur les sanbenitos de ceux qui figu- 
raient dans l’auto-da-fĂ© comme hĂ©rĂ©tiques repentants. Oli trouver 
jusqu’s prĂ©sent une marque d’ignominie? Dans le sanbenito? mais 
c’était Phabit de pĂ©nitence nniversellement adoptĂ©; mais il est cer- 
tain que cet habit n'avait, & l’époque dont nous parlons, rien de 
dĂ©shonorant aux yeux du public; mais o’était le costume des moines 
et du clergé ; mais un grand nombre des plus grands monarques et 
des hommes les plus distinguĂ©s du moyen 4ge avaient voulu s’en 
revétir pour y attendre leur dernidre heure. S'effaroucherait-on dusi- 
gne de la croix qu’on y ajoutait dans certains cas? Eh quoi! anjour- 
@’hui, l’on s'honore de porter la croix en signe de la faveur dea 
princes de Ja terre, et l’on trouverait abominable, outrageant, que 
dans des sidécles de foi elle edt été portée en signe du recouvrement 
de la grace du roi du ciel? Maintenant, que l’en rie des figures dq 
dĂ©mon, etc., dont on parsemait je sanbenito de l’hĂ©rĂ©tique obstinĂ© et 
impénitent qui était livré au bras séculier, les hommes légers , inca~ 
pables de comprendre autre chose que les hahitudes et jes idées de 
mode au XIX° siécla trouveront engore ce rire trésesensé. Pour les 
esprits rĂ©fidchis et ohservateurs, ils ne verront lA qu’nne des formes 
par lesquelles se traduigait alors le sentiment de réprobation qui 
poursuit en tout lieu les coupables frappés par la loi. Ajoutez-y que 
le besoin de symboliser dominait tout le moyen Age, et que dés lors 
il n’est pas Ă©tonnant que le symbole reproduisit la croyance gĂ©nĂ©rale 
sur le sort du criminel obstiné dans sa malice. Au reste, il a de tout 


76 DE L’ORIGINE 


temps paru si naturel d’entourer le supplice des grands coupables de 
quelque circonstance propre a frapper |’imagination, qu’au XIX* siĂ©- 
cle encore |’on a vu, dans des Etats d’Allemagne qui se piquent de 
beaucoup de civilisation, les condamnĂ©s trainĂ©s au lieu de l’exĂ©cu- 
tion couverts de peaux de bégys. 

Nous avons dit que le sanbenito n’était point un vĂ©tement d’igno- 
minie; i] nous reste 4 prĂ©senter quelques rĂ©flexions sur ce qu’il faut 
penser, en général, des pratiques de pénitence que les statuts du 
Saint-Office imposaient aux réconciliés. En les décernant, est-il dit 
dans ce code si souvent traité de barbare, on écoutera les inspira- 
tions de la bontĂ© et de la misĂ©ricorde, en tant qu’elles seront com- 
patibles avec une bonne conscience. Voila pour les pratiques en 
elle-mĂ©me ; quant a1]’impression qu’elles produisaient, qu’on ne |’ou- 
blie pas, le public y voyait bien plus un sujet d’édification que l’hu- 
miliation de ceux qui les subissaient. Bien diffĂ©rents de ceux d’au- 
jourd’hui, un grand nombre de pĂ©cheurs, depuis !a primitive Eglise 
jusque bien avant dans Je moyen Age, ne faisaient aucune difficulté 
de venir avouer leurs fautes au milieu de l’assemblĂ©e des fiddles 
Vhistoire l’atteste, et ]’on trouverait mĂ©me plus d‘un imitateur de 
Théodose-le-Grand, descendant du tréne pour faire pénitence dans 
le sac et la cendre, confondu dans la foule du peuple qui Ă©tait loin 
pour cela de le mépriser. Rappelons seulement le trait de saint 
Louis, qui se fit souvent donner la discipline par son confesseur. 
La France le savait, et il ne s’est trouvĂ© personne pour, blamer, 
tandis que de toutes parts on admirait la piété ardente du fils de 
Blanche. 

Au reste, pour prouver que réellement le sanbenito et les prati- 
ques de pĂ©nitence infligĂ©s par le Saint-Office n’avaient rien d’infa-- 
mant, nous avons plus que cela encore. Llorente, en effet, cite des 
exemples de personnes qui, quoique ayant subi une pénitence de levs, 
contractérent ensuite des mariages avec les plus illustres maisons , 
et mĂ©me avec des membres de lagfamille royale; bien plus, d’aprĂ©s 
le méme auteur, avoir fait pénitence, pour le cas de soupcons graves, 
n’était point un obstacle aux plus hautes dignitĂ©s mĂ©me ecclĂ©sias— 
tiques. 

En terminant la série des éclaircissements que nous avions 4 pré- 
senter sur les pénalités du Saint-Office, nous devions dire que dans le 
cas ot un condamné avait a subir une détention perpétuelle, il était 


DE L’INQUISITION. 77 


soit consigné dans sa propre maison (statuts de Valladolid), ou bien 
enfermé dans une maison pénitentiaire qui était assujettie 4 une fré- 
quente inspection , afin que rien ne manquat a sa bonne tenue : rien 
n’y empĂ©chait les prisonniers de se livrer aux occupations de leur 
profession. , 

Nous arrivons maintenant & la procedure du Saint-Office. L’on sent 
Yimportance de ce nouvel examen, qui prouvera si |’Inquisition a 
Ă©tĂ© rĂ©ellement un tribunal arbitraire n’offrant aucune garantie a |’in- 
nocence. 

Parlons d’abora de la torture. 

Certes notre intention n’est pas d’en faire l’apologie : nous ne 
Yapprouvons pas plus pour Je moyen 4ge que nous n’en voudrions 
pour le XIX* siĂ©cle ; mais ce que nous voulons, c’est dĂ©charger ]’In- 
quisition de cette odieuse responsabilité. Notre thése est celle-ci : le 
Saint-Office s’est servi de la torture, parce que la torture Ă©tait adop- 
tée de temps immémorial par tous les tribunaux séculiers de tous les 
pays ; le Saint-Office a suivi dans l’adoucissement et ]’abolition de la 
torture les progrés de la jurisprudence civile; le Saint-Office a ap- 
pliquĂ© la torture et en gĂ©nĂ©ral traitĂ© ses prisonniers avec plus d’hu- 
manité que tout autre tribunal du temps. La premiére de nos asser- 
tions ne nous sera pas contestée par quiconque connait tant soit peu 
Yhistoire du droit criminel. « Certes , ditM. Hefele, on ne peut nier 
que ja torture ne soit une tache dans l’ancienne lĂ©gislation crimi- 
nelle ; mais il serait souverainement injuste de mettre 4 Ja charge de 
Ja seule Inquisition une procĂ©dure qu’AthĂ©nes avec toutes ses lu- 
miéres, Rome avec toute sa science du droit , tous les tribunaux de 
tous les pays, au moyen 4ge comme dans |’antiquitĂ©, ont approuvĂ©e et 
malheureusement trop souvent employée. » Quant a notre seconde pro- 
position , les faits attestent également que la torture était tombée en 
dĂ©suĂ©tude bien longtemps avant d’étre rayĂ©e du Code, et qu’en cela le 
Saint-Office fut loin d’étre en retard sur les tribunaux sĂ©culiers. « II 
est certain, dit Llorente, que depuis longtemps |'Inquisition n’emploie 
plus Ja torture, de sorte qu’aujourd’hui on peut Ja considĂ©rer comme 
abolie. » Alors qu’elle subsistait encore de droit, le fiscal en requĂ©- 
rait, il est vrai, l’application, mais c’était 1a une pure formalitĂ©, et 
suivant Llorente lui-mĂ©me, « le fiscal edt regrettĂ© que l’on edt fait 
droit 4sa demande. » Ce cas n’est pas particulier au Saint-Office : en 
Allemagne, par exemple, la torture Ă©tait encore inscrite dans les lois 


yr 


78 DE L’ORIGINE 


au XIXe sidcle, et cela dans un grand nombre d’Etats; il faut en dire 
autant de la sĂ©vĂ©re lĂ©gislation de la Caroline, qui n’était plus appli- 
quĂ©e longtemps avant d’étre lĂ©galement supprimĂ©e. Nous ne pouvons 
nous empĂ©cher de citer, a l’appui de nos remarques, |’anecdote que 
rapporte le comte J. de Maistre dans ses lettres sur l’Inquisition: «Je 
dois ajouter qu’ayant eu occasion, au mois de janvier 1808 , d’entre-— 
tenir sur le sujet de |’Inquisition deux Espagnols d’un rang distinguĂ©, 
et placés tout exprés pour étre parfaitement instruits; lorsque je 
vins a parler de la torture, ils se regardĂ©rent ]’un ]’autre avec l’air 
de la surprise, et s’accordĂ©rent pour m’assurer expressĂ©ment gue 
jamais ils n’avaient entendu parler de torture dans les procĂ©dures 
faites par l’Inquisition. » 

Nous sera-t-il plus difficile de prouver notre troisiéme assertion? 
L’on se rappelle ce que nous avons dit sur le caractĂ©re de duretĂ© dont 
Ja lĂ©gislation du moyen age Ă©tait empreinte. L’ Inquisition, elle aussi, a 
reflĂ©tĂ© ce caractĂ©re, c’est incontestable, et |’on s’escrimerait fort mal & 
propos, si on voulait la dĂ©fendre sous ce point de vue; mais ce qu’il 
est vrai de dire, c’est que, bien loin de surpasser Ja sĂ©vĂ©ritĂ© des au- 
tres cours de justice, elle l’a modĂ©rĂ©e et adoucie. Si quelqu’un en 
doutait, nous l’inviterions 4 jeter un coup d’ceil dans la Caroline 
déja mentionnée plus haut, dont les statuts, bien que conslituant un 
progrés sur les législations antérieures , admetterat non-seulement la 
peine du feu, du glaive, de I’écartĂ©lement, du gibet, de l’eau, mais 
encore ordonnent que certains coupables soient enterrés vifs, déchi- 
rĂ©s avec des tenailles incandescentes, qu’on leur ampute la langue, 
les oreilles, les doigts, etc... Nous le demandons, peut-on comparer 
tout cela au Saint-Office ? 

Nous retrouvons la méme modération, lorsque nous examinons 
quel Ă©tait a cette Ă©poque le genre de prisons ot l’on enfermait les 
prĂ©venus. L’on a eu raison de parler de basses-fosses, d’affreux don- 
jons, véritables tombeaux ou le jour pénétrait 4 peine et ob régnait 
une altmosphére pestilentielle. Telles étaient en effet Jes prisons du 
moyen age ; mais le tort que l’on aeu, c’était de dire que ce fussent 
aussi les prisons de l'Inquisition. Llorente lui-méme nous dit ex- 
pressément que le Saint-Office enfermait ses prisonniers dans des 
« chambres bien voitĂ©es, claires et sĂ©ches, ol l’on pouvait se don- 
ner quelque mouvement. » Quant 4 des chaines, des menottes, 
des colliers de fer, etc..., il ne peut pas plus en Ă©tre question ; nous 


DE L’INQUISITION. 79 


en avons encore Llorente pour garant. Celui-ci ne cite qu’un seul 
cas ou |’on ait garottĂ© un prisonnier, et c’était pour l’empĂ©cher de 
se donner Ia mort. Enfin, I’on ne cessait de veiller 4 ce que les dĂ©- 
tenus ne manquassent de rien; pour s’en assurer, onfleur demandait 
a eux-mémes si le gedlier les traitait convenablement. Les malades 
recevaient des soins tout particuliers. 

Voila ce que nous avions 4 dire en général ; pour ce qui concerne 
la torture en particulier, nous ferons d’abord remarquer, 4 l’avan- 
tage du Saint-Office , que celui-ci, contrairement 4 l’usage des tri- 
bunaux civils, ne permettait pas qu’on l’appliquat plus d’une fois 
dans le mĂ©me procĂ©s ; encore fallait-il qu’un mĂ©decin fit prĂ©sent pour 
constater le moment ot: Ja question mettrait les jours du patient en 
danger. Le grand conseil renouvelait de temps en temps cet avertis- 
sement aux inquisiteurs provinciaux, qui, suivant Llorente, n’en te- 
naient pas toujours compte. Nous ne pensons pas & démentir cette 
assertion; nous savons trop bien, par ce qui se passe encore au 
XfX° siécle, que souvent il est des employés subalternes plus durs 
que !’inflexible loi elle-mĂ©me. Au reste, diverses prĂ©cautions furent 
ordonnées successivement 4 cet égard : dans un premier réglement 
on dĂ©crĂ©te que les tribunaux provinciaux n’auront plus le pouvoir 
d’ordonner la torture sans un jugement du conseil supĂ©rieur; une 
autre disposition met la question 4 la discrĂ©tion de l’évĂ©que diocĂ©- 
sain jugeant de concert avec les consulteurs et ]’inquisiteur, mais 


sealement aprĂ©s que |’accusĂ© aura Ă©puisĂ© tous les moyens possibles | 


de dĂ©fense; dans ce cas, if est enjoint 4 !’évĂ©que et aux autres 
d’assister & ’application de Ja question, afin d’empĂ©cher toute es- 
pĂ©ce de mauvais traitements. Enfin, nous dirons 4 |’honneur du 
Saint-Office, que, bien souvent, dés les premiers temps méme, il ne 
fit que menacer de recourir 4 la torture, et que déja, en 1537, le 
grand conseil dĂ©fendit de l’appliquer & aucun Morisque. Nous vou- 
drions qu’on pit citer un seul tribunal contemporain usant d’un 
pareille générosité. ; 

Poursuivons notre examen et voyons si la justice du Saint-Office 
Ă©tait une justice de surprise et d’odieux guet-apens. 

4° Chaque tribunal d’inquisition dĂ©butait par Ja promulgation d’un 
délai de grdce ; dés lors, avait-on apostasié, il suffisait de se déclarer 
dans Jes limites fixĂ©es pour Ă©tre pardonnĂ©. I! n’y avait alors d’autres 
peines % subir que les pénitences canoniques qui devaient étre pu- 


80 DE L’ORIGINE 


bliques lorsque l’apostasie avait eu elle-mĂ©me ce caractĂ©re. Cette 
mesure Ă©tait fondĂ©e dans !’ancienne discipline de l’Eglise et parait 
d’ailleurs si naturelle que nous ne comprenons pas les contradictions 
de Liorente. II faut ajouter que les statuts de hInquisition réclamaient 
en faveur de cette classe de pĂ©nitents toute I’indulgence possible. 

Le délai de grace écoulé, Ja sévérité des lois commengait son 
cours : cependant il arrivait bien des fois qu’on renouvelait ou pro- 
longeait le temps de grace; nous en trouvons dans Llorente un 
-exemple frappant. A l’occasion de sa translation @ TolĂ©de le tribunal 
de Villaréal accorda un délai de grace de quarante jours. « Alors, dit 
auteur citĂ©, !’on vit accourir une multitude Ă©norme de nouveaux 
chrĂ©tiens s’accusant eux-mĂ©mes d’étre retombĂ©s dans le judaisme. 
Ce délai révolu, poursuit Llorente, les inquisiteurs accordérent un 
second terme de sowvante jours, et enfin un troisiéme de trente. » 
Voila donc cette institution si avide de supplices et de tortures, voila 
l’insatiable fureur avec laquelle elle s’acharnait 4 trouyer des vic- 
times. Et pourtant, qu’on s’en souvienne, ces maraiios relaps Ă©taient 
considĂ©rĂ©s & cette Ă©poque comme des criminels d’ Etat. 

Allons plus loin : 2° L’Inguisition espagnole ne connaissait-elle 
point d’égards pour ]’4ge des accusĂ©s? Lisez ce dĂ©cret du farouche 
Torquemada : « Lorsque des fils ou filles d’hĂ©rĂ©tiques, induits a pro- 
fesser l’erreur par les legons de leurs parents et n’ayant pas encore 
atteint leur vingtiĂ©me annĂ©e, se prĂ©senteront d’eux-mĂ©mes pour Ă©tre 
regus en grace, dussent-ils venir méme apres le délai fixe, les in- 
quisiteurs les accueilleront avec bonté, leur imposeront des prati- 
ques de pĂ©nitence plus lĂ©gĂ©res et veilleront 4 ce qu’ils soient instruits 
dans la foi et les sacrements de la sainte mĂ©re I’Eglise. » Nous fe- 
rons remarquer qu’il ne s’agit point ici d’enfants au-dessous de gua- 
torze ans, car ce n’était qu’a cette Ă©poque qu’ils pouvaient Ă©tre ad- 
mis & faire abjuration solennelle : la loi décernant des peines graves 
contre les relaps, on voulait, par cette mesure, les empécher de les 
encourir 4 un age ouils n’auraient pas encore assez de maturitĂ© dans 
le jugement. 

3° Est-il vrai que l’Inquisition ait poussĂ© le fanatisme jusqu’a faire 
des expressions, des propos les plus innocents, la base d’une procĂ©- 
dure? Ecoutons Deza qui surpassa, dit-on, méme les rigueurs de 
son prédécesseur. Le 17 juin 1500, il décréte ce qui suit : « Personne 
ne pourra Ă©tre arrĂ©tĂ© pour un sujet de peu d’importance, pas mĂ©me 


DE L’INQUISITION. 84 


pour des blasphĂ©mes, s’ils ont Ă©tĂ© profĂ©rĂ©s dans un accĂ©s de colĂ©re. » 
La Caroline aussi décernait les peines les plus fortes contre le blas- 
phéme, et elle ne faisait point cette réserve, qui, par conséquent, 
honore doublement le Saint-Office. 

4° Avant d’actionner quelqu’un, |’Inquisition faisait constater par 
des mĂ©decins si ]’accusĂ© n’avait point pour lui l’excuse d’un affaiblis- 
sement mental. Elle Ă©tait si loin de prĂ©ter l’oreille a chaque dĂ©non- 
ciateur, que nous trouvons dans Llorente méme plusieurs cas ot les 
inquisiteurs, longtemps disposés a attribuer les griefs 4 un dérange- 
ment d’esprit, ne cĂ©dĂ©rent que Jorsque les charges se furent accu- 
mulées. 

5° En présence des restrictions et des précautions sans nombre 
que le Saint-Office s’imposait avant de lancer des mandats d’arres- 
tation, l'on peut affirmer hardiment que ses tribunaux laissaient en 
cela loin derriére eux tous les autres tribunaux du temps. Voici le 
premier article des statuts de Torquemada (4498) : « Prés de chaque 
tribunal se trouveront deux inquisiteurs, un juriste et un théologien, 
auxquels il est dĂ©fendu d’ordonner une arrestation autrement qu’a 
l’unanimitĂ©. » Cette disposition est dĂ©veloppĂ©e dans |’article 3 : « L’on 
ne peut arréter que lorsque le crime est établi par un nombre suffi- 
sant de preuves. » Cette enquéte ne donnant pas une lumiére com- 
pléte sur le caractére hérétique des charges imputées, le tribunal 
demandait ]’avis d’une commission de savants thĂ©ologiens, profes- 
seurs, etc... appelĂ©s qualificateurs et entiÂąrement Ă©trangers 4 |’in- 
quisHion. Ceux-ci transmettaient leur sentiment dans une piéce 
munie de leurs signatures. Leur dĂ©cision Ă©tait-elle nĂ©gative, l’inculpĂ© 
Ă©tat mes hors de cause; lorsqu’au contraire elle Ă©tait affirmative, 
l'arrestation ne s’ensuivait qu’autant qu’il n’existait pas de juge~ 
ment contradictoire de qualificateurs consultés avant eux. Quand les 
inquisiteurs n’étaient point d’accord, ou que la personne compromise 
Ă©tait d’une certaine importance, le conseil supĂ©rieur d’inquisition 
pouvait seul ordonner |’arrestation. Les conditions furent encore mul- 
tipliées par Philippe II ; quant 4 Charles IV, il défendit en général que 
l'Inquisition pdt arrĂ©ter qui que ce fit, sans en avoir d’abord rĂ©- 
féré au roi. 

Evidemment, de cette série de faits, il ressort que le Saint-Office 
et ses patrons Ă©taient prĂ©occupĂ©s aussi d’autre chose que d’assouvir 
leur fanatisme et leur cupidité ; mais, laissons conclure M. Hefele 


$2 DE L'ORIGINE 


Tui-mĂ©me : « Lorsqu’aprĂ©s tout cela !’on vient nous faire des rĂ©cits 
d’arrestations mystĂ©rieuses, de gens disparus subitement sans laisser 
aucune trace de leur sort, il ne faut voir la que de pures fables, d’au- 
tant plus invraisemblables que |’on Ă©tablissait pour chaque prison- 
nier un curateur de ses biens, et que |’arrestation Ă©tait elle-mĂ©me as- 
sujettie 4 toutes sortes de formalités. » 

LInquisition, dit-on, a accueilli et fait valoir des griefs qui démon- 
trent chez elle an esprit de futile et odieuse chicane. 

Cette question, nous l’avons dĂ©ja traitĂ©e en passant dans notre 
examen historique. Le principe que nous avons fait valoir relative~ 
ment aux maranos vaut Ă©galement a ]’égard des Maures. Nous le rĂ©- 
pétons : un seul et méme acte prenait un caractére différent selon 
que l’auteur en Ă©tait sort un convert: juif ou maure, sort un ancier 
chrétien ; certaines paroles, certaines actions pouvaient constituer 
une charge grave pour ceux-la, tandis que ceux-ci ne devaient pas 
sérieusement en étre inquictés. Au reste, M. Hefele qui a examiné le 
dĂ©tail de ces sujets d’accrsation, ne craint pas d’avancer que la plu- 
part sont de natere & attirer sur tout le monde indistinctement le 
soupcon d’apostasie. 

Pour montrer combien on a mis de légéreté dans les attaques diri- 
gées 4 ce sujet contre le Saint-Office, nous citerons, par exemple 
M. Prescott. « Le maraiio, dit-il, était suspect de rechute pour avoir 
donnĂ© 4 ses enfants des noms de 1!’A.-T., et pourtant il lui Ă©tait dĂ©- 
fendu d’en donner qui appartinssent au N.-T. » La question amsi po- 
sĂ©e, l’Inquisition devient absurde et inique, et W. Prescott ne manque 
pas de se laisser aller & toute sa verve d’indignation : en rĂ©alitĂ©, 
nous n’aurions nous-mĂ©me rien de mieux 4 faire que de le suivre. 
Mais si Ja conclusion de |’honorable historien est logiquement fondĂ©e 
sur les prémisses, celles-ci ne le sont point sur la vérité historique. 
Voici la solution de toute ’énigme. La dĂ©fense de donner des noms 
du N.-T. concernait exclustvement les Juifs restés tels, tandis que la 
défense opposée ne regardait que les Jmfs converts. Cela change 
€trangement ta question. L’Inquisition n’a donc Ă©tĂ© mi absurde ni 
imique, M. Prescott seul a commis une grande et grave erreur. 

On a prĂ©tendu que l’Inquisition favorisait et encourageait par l’im- 
punité les dénonciations calomnieuses. Voici ce que nous répondons 
2 an pareil reproche. Pour Ă©tablir cette assertion, i} faudrait pouvoir 
s’appuyer sar quelque disposition des statuts om sur an nombre saf- 


DE LINQUISITION. 83 


fisant de faits. On n’a fait ni ]’un ni ]’autre; tout reste donc a prouver 
aux adversaires du Saint-Office. Quel est, au reste, Je tribunal qui ne 
soit exposé 4 recevoir de fausses dépositions, soit pour, soit contre 
un accusĂ©? Quelles qu’elles soient, un tribunal intĂ©gre doit les re- 
pousser. Ce sont la des principes de justice innĂ©s; c’étaient ceux de 
l’Inquisition. Dans les statuts de 1498, l’article 8 exige que 1’on in- 
flige un chatiment public @ un tĂ©moin convaincu de calomnie. Qu’on 
se rappelle aussi la, conduite courageuse de Ximénés dans le procés 
de Cordoue. Dans un auto-da-fé tenu a Séville en 1559, un faux dé- 
nonciateur recut une condamnation a quatre-cent coups de fouet et 4 
quatre ans de galĂ©res. LĂ©on X alla jusqu’a prescrire que tout faux 
témoin fit puni de mort. 

Passons maintenant aux circonstances de linterrogatoire des ac- 
cusĂ©s ; car ]4 aussi on a voulu dĂ©couvrir de |’arbitraire et une absence 
complĂ©te de garanties. 1° L’interrogatoire Ă©tait fait par le greffier du 
tribunal, en prĂ©sence de |’un des deux inquisileurs et de deux prĂ©- 
tres entiérement étrangers a I'Inquisition : ces derniers avaient qua- 
litĂ© d’assesseurs et devaient protĂ©ger les accusĂ©s contre des violences 
quelconques. 2° Une ordonnance du huitiéme grand-inquisiteur 
Valdés prescrit de traiter Jes accusés avec bienveillance et de les 
laisser constamment assis; ce n’est que pendant la lecture de l’acte 
d’accusation qu’ils devaient se tenir debout. 3° ValdĂ©s va plus loin 
encore ; il veut « que l’on se dĂ©fie de l’accusateur autant que de |’ac- 
cusĂ©, » et recommande « qu’on se garde avec soin de toute antici- 
pation de jugement, ce dĂ©faut conduisant facilement 4 |’erreur. » 
4° Enfin, dans l’article 23, il dĂ©crĂ©te que Jes inquisiteurs laisseront a 
linculpĂ© le choix d’un avouĂ© parmi Jes avocats du Saint-Office obligĂ©s 
au silence par serment, et qu’ils feront jurer 4 ce dernier de dĂ©fendre 
loyalement et sincĂ©rement son client. L’accusĂ© Ă©tait-il pauvre, le fisc 
payait l’avocat. 5° L’accusateur, 4 son tour, Ă©tait tenu de dĂ©clarer 
sous la foi du serment qu’il n’obĂ©issait point 4 l’inspiration de quel- 
que haine privée : on lui rappelait que les calomniateurs, aprés avoir 
subi les chatiments temporels les plus sévéres étaient dévoués aux 
flammes Ă©ternelles. . 

AprĂ©s tout cela, nous devons encore tout spĂ©cialement attirer l’at- 
tention sur l’admirable s6llicitude avec Jaguelle, 4 une Ă©poque ou 
tout était si imparfait, se faisait la révision des procés-verbaux. 
L’interrogatoire achevĂ©, le procĂ©s-verbal de l’audience Ă©tait immĂ©- 


8h DE L’ORIGINE 


diatement lu, 4 haute voix, en présence des deux prétres dont nous 
avons parlé, pour étre rectifié, si besoin en était. Cette lecture était 
renouvelĂ©e 4 quatre jours d’intervalle, et cette fois encore l'on ad— 
mettait les remarques ou corrections oubliées la premiére fois. Enfin, 
par surcroit de prĂ©caution, lorsque l’accusĂ© n’avait point encore 
vingt-cing ans, il fallait qu’on lui dĂ©signat parmi les plus honorables 
habitants de Ja ville, principalement parmi les juristes, un procureur 
spĂ©cial pour |’assister dans tout le cours du procas. 

Pourquoi maintenant Llorente vient-il objecter que l'ignorance de 
YaccusĂ© rendait souvent toutes ces prĂ©cautions inutiles? C’est 1a d’a— 
bord un cas commun 4 tous les tribunaux et a toutes espéces de 
causes ; ensuite qu’on veuille bien se souvenir que les deux ecclĂ©- 
siastiques mentionnés plus haut étaient chargés, quant a tous ces 
points, des intĂ©rĂ©ts de )’accusĂ©. On s’est rĂ©criĂ© aussi sur les altĂ©ra~ 
tions du texte des actes de l’interrogatoire; or, nous prions les accu- 
sateurs du Saint-Office de nous prouver que ces altérations consis- 
tassent en autre chose qu’a mettre Ja troisieme personne a Ja place 
de la premiére et 4 omettre les endroits des dépositions qui eussent 
pu rĂ©vĂ©ler le nom de |’accusateur. Cette derniĂ©re suppression dĂ©cou- 
Jait du principe en vertu duquel les accusateurs restaient anonymes 
pour l’accusĂ©, principe sur lequel nous allons revenir dans un 
instant. Nous terminerons ]’énumĂ©ration que nous venons de faire des 
garanties offertes  )’accusĂ©, en ajoutant que les inquisiteurs avaient 
ordre d’étre empressĂ©s a accueillir tout ce qui pouvait servir la dĂ©fense, 
et mĂ©me apres cela de demander encore & )’inculpĂ© s’il dĂ©sirait de 
nouvelles recherches : dans ce cas, il fallait, autant que possible, 
obtempérer a son désir. 

Nous arrivons 4 l’examen des rĂ©gles suivies par le Saint-Office 
avant de porter un jugement; voyons si l’on peut avec raison les 
attaquer : : 

4° Chaque jugement d’un tribunal provincial Ă©tait assujetti 4 la 
rĂ©vision et 4 l’approbation des autoritĂ©s supĂ©rieures, du grand in- 
quisiteur et du grand conseil; alors seulement i] pouvait avoir son 
effet. 

2° Le grand inquisiteur adressait les actes originaux transmis par 
Je tribunal de premiére instance & des juristes qui portaient le nom 
de Consulents et qui plaidaient prés du Saint-Office sans étre ses 
fonctionnaires. Llorente se fache de ce que ces derniers n’eussent 


DE L’INQUISITION. 85 


pas le droit de voter. Mais ou donc voit-on se pratiquer ce que ]’ex- 
cellent critique demande ici pour I’Inquisition ? 

3° Nous avons vu que |’arrestation d’une personne tombĂ©e en sus- 
Picion Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ©e d’une apprĂ©ciation des griefs par des thĂ©olo- 
giens impartiaux; linterrogatoire fait, les témoins entendus, les 
gualificateurs devaient se prononcer une seconde fois sur le caractére 
des propositions ou des faits maintenus par le tribunal. 

L° L’accusĂ© avait le droit de rĂ©cuser les juges d’un tribunal de 
province; le faisait-il, le grand inquisiteur Ă©tait obligĂ© d’en a 
gner d'autres. (Statuts de Valdés, 1561.) 

5° L’accusĂ© n‘avouant point le dĂ©lit, le tribunal ne pouvait passer 
Outre sans que les preuves eussent un caractĂ©re d’évidence com- 
pléte. Torquemada déja avait fait des lois par lesquelles il ordonnait 
de procéder dans ce cas avec une grande circonspection et la der- 
niére précision. 

6° Ce que nous lisons dans Lilorente méme permet de conclure 
sans aucun doute que les évéques des diocéses respectifs avaient le 
droit d’intervenir dans le jugement. Cependant la confusion et le peu 
de logique qui rĂ©gnent dans |’Histoire critique nous mettent dans 
NimpossibilitĂ© de dĂ©terminer nettement l’étendue de ces attributions. 

7° Enfin nous ferons remarquer les appels nombreux que les in- 
quisitoriés interjetérent des sentences rendues par le Saint-Office a 
la justice du Saint-Siége. Celui-ci désignait alors, pour agir en son 
‘nom, un archevĂ©que de la PĂ©ninsule, ou bien, ce qui fut encore plus 
fréquent, il examinait et jugeait lui-méme. 

Comme nous |’avons promis, nous allons dire un mot du silence 
qui couvrait les noms des témoins 4 charge, silence dont les calom- 
niateurs du Saint-Office ont tant fait de bruit. Voici comment les 
Statuts de Torquemada (1484) posent la question : « On a pu se con- 
vaincre que la déclaration publique des noms et de Ja personne des 
tĂ©moins devenait nuisible et dangereuse pour ces derniers, car ]’on 
a vu et l’on voit encore des hĂ©rĂ©tiques tuer, blesser ou maltraster 
ceux qui avaient dĂ©posĂ© contre eux. » Qu’il en ait Ă©tĂ© rĂ©ellement 
ainsi, l’on n’a pas de peine 4 le concevoir. Un cĂ©lĂ©bre professeur de 
Berlin, M. LĂ©opold Ranke, n’hĂ©site pas a dire que la loi que cet Ă©tat 
de choses provoqua était fondée sur la nécessité de prémunir les 
tĂ©moins et les accusateurs contre les persĂ©cutions d’inculpĂ©s souvent 
riches et puissants. A cété du témoignage du savant prussien, M. He- 


86 DE L’ORIGINE 


fele place celui de M. Lenormant, de }’Institut, dont les lecons, alors 
qu'il supplĂ©ait M. Guizot & la Sorbonne, furent reproduites et ac— 
cueillies avec intĂ©rĂ©t dans les Revues d’Allemagne: « La plupart des 
dénonciateurs, dit-il, appartenait a la classe infime; la loi qui jetait 
un voile sur leurs noms devait les protéger contre la vengeance et le 
ressentiment de familles considérées et puissantes. » Evidemment 
cette opinion est fondĂ©e dans la nature des choses ; elle l’est aussi 
dans l’histoire. Voici, par exemple, un fait qui vaut toute une Ă©ou- 
mération. Sous Charles V, les Cortés de Valladolid demandérent la 
publication des noms des témoins, alléguant que cette publication 
n'Ă©tait nullement dangereuse, & moins que |’accusĂ© ne fit duc, mar- 
grave, comte, évéque ou prélat. Et la vengeance espagnole ? 

Au reste, si ’Inquisition a tenu & mettre & couvert la siiretĂ© dea 
tĂ©moins, a-t-elle complĂ©tement laissĂ© l’accusĂ© sans contrepoids? 
Vous allez en juger. Une disposition autorisait celui-ci a désigner 
toutes les personnes qu’il considĂ©rait comme ses ennemis et dont il 
récusait le témoignage. Sans doute il a dd arriver souvent que les 
personnes désignées ne figuraient point dans le procés; mais déja& 
cette facultĂ© d’exclusion accordĂ©e a !’accusĂ© n’était-elle pas une ga- 
rantie prĂ©cieuse ? I] va sans dire que l’exclusion devait Ă©tre appuyĂ©e 
de motifs sérieux, de méme que le Saint-Office, de son cété, avait a 
examiner si le tĂ©moin n’était pas guidĂ© par quelque inimitiĂ© person- 
nelle. Au droit dont nous venons de parler. se joignait celui de faire 
requĂ©rir une sĂ©rie de tĂ©moins a dĂ©charge. L’ inquisition Ă©tait obligĂ©e 
de les entendre, dit-on les rechercher jusqu’en AmĂ©rique. Liorente 
en cite un exemple. 

- Nous partons de cette remarque pour justifier le Saint-Office du 
reproche d’avoir fait trainer les procĂ©s en longueur. On aurait tort, 
en effet, de croire que la raison des délais dont on usait quelquefois 
se trouve dans l’inhumanitĂ© ou la nĂ©gligence. En consultant les Sta- 
tuts, nous remarquons a ce sujet une insistance toute particulidre : 
«ll ne faut pas que l’on contrarie Jes prisonniers en les retenant au 
dela du temps nécessaire dans Jes prisons; qu'on se hate de faire 
Jeur procés, afin de ne leur donner aucun sujet de plainte. » Cette 
instruction est de 1488. En 1498, Torquemada insiste encore dans 
le mĂ©me sens. MalgrĂ© cela, si les procĂ©s de I’ Inquisition n’en duraient 
pas moins fort longtemps, ot en trouver Ja cause? Nous avons déj& 
indiqué les difficultés que les tribunaux devaient souvent éprouver 


DE L’INQUISITION. 8? 


pour Ă©ntendre tons les tĂ©moins dĂ©signĂ©s par l’accusĂ©; mais qu’on 
veuille seulement se rappeler les nombreuses opérations qui devaient 
précéder le jogemient : appréciation des qualificateurs, audition des 
témoins, révision des procés-verbaux, expédition des actes au grand 
conseil, révision da jugement par les Coxsulents, confirmation ou 
modification du méme jugement par le tribunal supréme, on reeon- 
attra qu’il y a 14 matiĂ©re & dĂ©lais, et sans doute que personne n’en 
voudra faire un crime a |’Inquisition. Quelquefoig on a pa prolopger 
le temps de la procĂ©dure a dessein; mais ce n’était point alors pour 
faire souffrir l’aceusĂ©. On voulait seulement lai laisser du temps 
pour rentrer en lai-mĂ©me Ă©t se repentir, le Saint-Office ne condam— 
nant jamais & mort, & moins qu’il ne fit relaps, un hĂ©rĂ©tique repen- 
tant. L’accesĂ©â€˜avoue-t-il sa faute? «de ce moment, comme dit le 
come de Maistre, le délt se change en péehé et le supplice devient 
pénttence. L6 coupable jeiine, prie, se mortifie. Au lieu de marcher 
au supplice, il récite des psaumes, i} confesse ses péchés , il entend 
la messe ; on Vexerce, on )’absout, on le rend & sa famille et 4 la so- 
cKtĂ©.» «Quel est, dit le Journat de ’Empire du 17 septembre 1805, 
quel est le triburial en Earope, autre que celai de F Inquisition, qui 
abeout le coupable lorsqa’tl se repent et confesse le repentir?»’ 

Un miot encore. Nous avons vu que lon accordait aux accusés 
plein pouvoir d’user de tous les moyens de dĂ©fense, et que pour eux 
on assignait des témoins qui habitaient les contrées les plus éloi- 
gnĂ©es. Eh bien! qu’on le sache, accusation ne jouissait pas de la 
méme faveur. Les Statuts de 1488 défendent expressément de retar- 
der la fin d’un procĂ©s sous prĂ©texte de renseignements plus com- 
plets; ils exigent une conclusion immĂ©diate d’aprĂ©s les charges 
disponibles, Plas tard, de nouveaux faits survenant, une nouvelle 
instruction pouvait avoir liea. Il n’y a 1a rien que de parfaitement 
régulier. 

Nous touchons au terme de notre travail; une derniére question 
appelle notre attention. A cété du fanatisme, dit-on, la grande ini- 
quitĂ© da Saint-Office c’est la cupiditĂ© : les juges se partageaient la 
dépouille des victimes. Ce reproche est grave; et, pour notre 
compte , nous déclarons que nous fiétririons sans hésiter une insti- 
tution qui serait entachĂ©e d’un vice aussi radical. Mais enfin, ici 
pour la centiéme fois, Ja passion a aveuglé les accusateurs du Saint- 
Office; au liew d’histoire ils n’ont fait que de ridicule pathos. Voici 


88 DE L'ORIGINE 


Je vrai, garanti entre autres par Llorente. Le produit de Ja confisca— 
tion des biens des condamnés revenait au fisc; royal; quant aux 
fonctionnaires quelconques de ]’Inguisition, ils recevaient tous les 
trimestres leurs honoraires respectifs. Donc, si le reproche de cupi- 
ditĂ© peut Ă©tre adressĂ© 4 quelqu’un, c’est aux seuls rois d’Espagne 
qu'il doit revenir. Llorente, par exemple, n'y manque pas, et 
M. Ranke fait de méme. A dire vrai, le reproche est bien ancien ; 
dĂ©ja Ferdinand le Catholique cherche a s’en justifier dans une lettre 
adressée a Sixte IV. 

Il est incontestable qu’a |’époque ow les confiscations Ă©taient le 
plus consi dérables , le Statut de Torquemada en affectait le revenu 
aux entreprises qui intéressaient la gloire de Dieu, telles que la 
guerre des Maures. Or c’était prĂ©cisĂ©ment le temps ou les riches 
Iaraiios Ă©taient poursuivis, et Llorente dit expressĂ©ment qu’aprĂ©s 
cela le fisc ne retira plus des confiscations qu’un revenu mĂ©diocre. 
Ii s’ensuit que l’objection doit Ă©tre rĂ©duite 4 de lĂ©gĂ©res proportions. 
Voici maintenant ce que nous ajouterons 4 cet Ă©gard. Un fait certain, 
c’est que le pouvoir royal, souvent bien embarrassĂ© dans ses finan- 
ces, se montra toujours trĂ©s-jaloux du droit qu’il revendiquait aux 
confiscations et surveilla avec sévérité la conduite du Saint-Office 
dans ce qui le concernait. Mentionnons deux traits qui confirment ce 
jugement. 

Ferdinand négligeait de solder les traitements des fonctionnaires 
de I’Inquisition ; pour y remĂ©dier, Torquemada voulut Ă©tablir en rĂ©- 
gle qu’avant d’étre versĂ© dans le trĂ©sor royal le produit des confis- 
cations servirait d’abord & payer les employĂ©s du Saint-Office. Cette 
mesure fut mal accueillie par le roi et elle ne put passer. L’habile 
monarque mit une grande partie des frais de I’Inquisition a Ja charge 
de I’Eglise, et il continua de percevoir les confiscations. 

Nous avons vu plus haut, en parlant de XimĂ©nĂ©s, que ’illustre 
chancelier de Castille fut chargĂ© par Alexandre VI d’examiner une 
plainte-que le roi d’ Espagne avait faite, accusant les inquisiteurs d’a- 
gir au détriment du trésor royal. Toutes les probabilités concourent 
4 la conclusion que, dans cette conjoncture, les inquisiteurs, s’ap- 
puyant sur les invitations réitérées du Saint-Siége, avaient disposé 
des biens des condamnés en faveur de leurs enfants ou empéché Ja 
confiscation de la fortune d’hĂ©rĂ©tiques repentants. 

Notre intention n’est point de laver enti±rement le gouvernement 


DE L’INQUISITION. 89 


espagnol a l’endroit du reproche de cupiditĂ© ; mais ce que nous croyons, 
c'est que l’on ne peut Ă©tre admis & tant accuser d’aviditĂ© des souve- 
rains qui se sont montrés si souvent généreux. La confiscation des 
biens ne fut jamais appliquée aux Maures, dont les biens passaient a 
leurs enfants. Dans un grand nombre de cas, le trésor réservail une 
partie de la fortune aux enfants mineurs, 4 ]’éducation desquels il 
Ă©tait tenu de pourvoir ; enfin un grand nombre de veuves et d’orphe- 
lins recurent en don de Ferdinand et d’Isabelle Ja totalitĂ© ou une 
partie des biens confisqués. Disons en finissant que les lois castillanes 
consacraient la confiscation des biens des hérétiques depuis un temps 
immĂ©morial, et que l’Inquisition, en accordant des dĂ©lais de grace, 
adoucit considérablement ce droit rigoureux : vie, liberté et fortune 
recevaient une chance de sĂ©curitĂ© qu’elles n’avaient point auparavant. 

Ici s'arrĂ©te la seconde partie de notre travail. Ce que nous trou— 
vons encore dans le livre de M. Hefele concerne spécialement le su- 
Jet que nous traiterons dans notre troisiĂ©me article. Jusqu’a prĂ©sent, 
nous avons pris 4 tache la réhabilitation A:storique du Saint-Office 
espagnol. Prochainement nous aurons nous - méme a dresser contre 
lui un acte d’accusation. 


A. SISSON. 


(La fin a un numéro prochain.) 


AMYOT ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS 


AU xv1r° SIECLE 


g 
PRECEDE D’UN ELOGE D’AMYOT! 


PAR AUGUSTE DE BLIGNIERES 2 


ll y a terriblement 4 dire sur Amyat, cet évéque de cour qui avait 
dĂ©butĂ© dans les lettres par la traduction du roman sentimental d’HĂ©lio- 
dore, puis du roman licencieux de Longus; qui aurait, dit-on, encouru 
dans sa jeunesse une condamnation pour hérésie; qui éleva Charles IX 
et Henri III, ce qui n’est pas une compensation 4 mes yeux; qui de- 
mandait d’abord un tout petit avoir de mille Ă©cus de rente et finit 
par tenir des libéralités de ses royaux éléves de nombreux bénéfices, 


4 Chez Durand. 4 vol. in-8°, 1851. 

2 Ces quelques lignes Ă©taient rĂ©digĂ©es lorsque le jeune Ă©crivain, dont l’ou- 
yrage fait l'objet de notre examen, a été frappé par la mort. A peine Agé de vingt- 
sept ans, deux fois couronné par l'Institut, professeur de rhétorique dans un col- 
lége de Paris, Auguste de Blignitres commencait sa carritre comme beaucoup 
eussent dĂ©sirĂ© finir la leur; mais il l’avait commencĂ©e et embrassĂ©e pour Dieu 
surtout; et, puisque Dieu 1’a tranchĂ©e aussi promptement, c’est sans doute qu'elle 
Ă©tait dĂ©jĂ© remplie par assez d’ceuvres, assez fĂ©conde pour le bien. Consummatus in 
brevi, explevit tempora mutta. Le temps et l’espace nous ont manquĂ© pour apprĂ©= 
cier, comme ils le méritaient, au point de vue littéraire, les travaux de M. de 
Bligniéres, et en particulier son livre sur Amyot; mais en face de cette mort si 
prématuréc et si chrétienne, déchirante et consolante A la fois, on sent plus que 
jamais toute la vanitĂ© de la science et de la gloire humaine; on n’a de coeur que 
pour prier Dieu, s’humilier devant lui et le bĂ©air. 


ESSA] SUR AMYOT, ETC. of 


plus ja charge de grand auménier; qui, au milieu de cette richesse, 
avait renom d’avarice et passait pour se nourrir de langues de bosaf, 
en souvenir, lui disait le roi Charles, du boucher son pére; qui avait 
le tort, dans sa grandeur, de dédaigner sa bourgade natale de 
Melun, et qui ne signa jamais ses livres, comme on faisait alors : 
Jacques Amyot, Melsmais ; qai aurait, de plus, été, selon ses adver- 
ssires, un personnage politique trés-équivoque, criant tour a tour : 
Ve leros! ot Vela Ligue ! Mauvais catholique et mauvais royaliste 
ala fois : et par-dessus le marché, hérétique au commencement de sa 
vie, il aurait & la fin cruellement persécuté les hérétiques. Tout cela 
fait peut-etre |’étoffe d’un grand Ă©crivain; mais cela ne fait, au 
premier coup d’ceul, ni un chrĂ©tien, ni un prĂ©tre, ni un Ă©vĂ©que bien 
Ă©difant. 

Il faut dire cependant que, sous la plume de M. de Bligniéres, 
beaucoup de ces nuages se dissipent. Il y a sur l’enfance d’Amyot, 
sur les seize sous qu'il avait dans sa poche en arrivant A Orléans, 
tm conte trés-accrédité, mais que le biographe tient a bon droit pour 
fortapocryphe ; 4 ce conte se rattachent le penchant vers l’hĂ©rĂ©sie, la 
condamnation prononcĂ©e : nulle preuve de tout cela, si ce n’est dans 
ThĂ©odore de BĂ©ze, qui n’était pas fachĂ© de faire compter Amyot 
parmi les siens. Les a€cusations de cruautĂ© envers les protestants 
sont du mĂ©me ThĂ©odore de BĂ©ze, qui n’était pas fachĂ© non plus 
d’ajouter quelques persĂ©cutions de plus au martyrologe calviniste ; 
l'Ă©vĂ©que d’Auxerre, doux et timide, accusĂ© de modĂ©ration par les 
ligueurs, ne fit jamais brdler personne. Les accusations d’avarice 
sont de Brantéme, jaloux, en sa qualité de gentilhomme, de la for- 
tune plĂ©bĂ©ienne d’Amyot, et lui imputant une lĂ©sinerie qui est le vice 
proverbial des parvenus. Les accusations de mépris envers sa ville 
datale sont de quelques Melunais susceptibles & l’excĂ©s. Un collĂ©ge, 
quil fit batir dans sa petite ville épiscopale, répond, avec d'autres 
libéralités, aux reproches de parcimonie ; et je ne veux pas croire que 
son Cour ait jamais oubliĂ© la petite ville d’ot sa pauvre mĂ©re lui en- 
Yoyait par le coche un pain chaque semaine, tandis qu’il Ă©tudiait & 
Paris, indigent Ă©colier, se faisant le valet d’autres Ă©coliers pour avoir 
de quoi payer ses Ă©tudes. 

Les accusations contre la vie politique #’Amyot m’embarrassent 
moins qu’elles ne semblent embarrasser M. de BligniĂ©res. Si en ce 
monde jl fut jamais permis d’hĂ©siter, ce fut entre le roi et la Ligue ; 


92 : ESSAI SUR AMYOT 


d’un cĂ©tĂ©, l’hĂ©rĂ©ditĂ© royale, dont on n’avait pas encore fait, comme 
depuis on 1’a voulu faire, un dogme presque religieux, mais qui, 
alors comme toujours, avait sa valeur véritable, sa valeur comme 
fait historique; de l’autre, le principe, pour Je moins aussi clair 
dans le droit public du pays, de la catholicité nécessaire du sou- 
verain. Si le roi triomphait; un prince hérétique, le protestan- 
tisme dominant, un danger imminent pour }’Eglise : si la Ligue 
triomphait; une révolution, trés-probablement une dynastie étran- 
gére, la nationalité compromise. Un certain sentiment de loyauté 
respectueuse, de fidélité héréditaire chez les royalistes; une certaine 
verdeur de liberté démocratique, un certain orgueil de peuple sou- 
verain chez les ligueurs. Et quant aux violences, aux crimes, aux 
excĂ©s, aux passions, il y en avait tant de part et d’autre, que ce 
n’était pas la peine d’en parler. 

Certes, c’étaient bien la de ces questions douteuses sur lesquelles 
la morale la plus rigide ne peut s’étonner qu’un homme ait failli. 
il y eut des deux cétés, et des hommes intelligents, et des hommes 
honnĂ©tes, et de pieux catholiques. N’accusons pas nos pĂ©res; nous 
nous sommes divisĂ©s, nous, sur d’autres questions, bien moins 
douteuses, & vrai dire, bien plus claires, si nous les avions exami- 
nées au jour de la conscience. Ils eurent, plus que nous, les passions 
et les torts des honnétes gens; nous avons eu trop souvent les fai- 
blesses et ]’aveuglement des Ă©goistes. 

Quant 4 Amyot, je ne vois pas trop ce qui rend ici sa conduite si 
accusable. Les ligueurs lui reprochĂ©rent de n’avoir pas quiltĂ© 
Henri Ill immédiatement aprés le meurtre du duc de Guise. Il 
avait cependant dĂ©clarĂ© au prince qu’il ne pouvait Ă©tre absous 
que par le pape; et, en sa qualité de grand auménier, défendu 
au chapelain ordinaire de lui donner |’absolution. M. de BligniĂ©res, 
d’un autre cĂ©tĂ©, a grand’peine & voir Amyot dans les rangs de 
la Ligue, et reconnaissant aprés la mort de Henri Ill la royauté 
du cardinal de Bourbon. II faut cependant en prendre son parti, 
et pour ma part, je le fais sans chagrin; Amyot fut ligueur modéré, 
mais i] fut ligueur. Avec une juste horreur pour l’assassinat de 
Henri III, un regret touchant pour ce prince et une pieuse sollici- 
tude pour son ame, il ne s’en refuse pas moins 4 reconnaitre un hĂ©- 
rétique pour son maitre. « Votre prudence juge trés-bien, écrivait-il 
au duc de Nivernais, trĂ©s-prudent en effet, que I’établissement de 


ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS. , 93 


celui qui se maintient pour ce jourd’hui roi de la France (Henri IV) 
est la ruine de ]’Eglise catholique, s’il n’y est pourvu par la bontĂ© et 
misĂ©ricorde de notre Dieu ; et crois qu'il n’y a pas de moyen humain 
plus certain, sinon que tous ceux qui sont unis en la profession de la 
religion catholique, et par conséquence en la volonté de conserver la" 
couronne de France en son entier, convinssent tous ensemble 4 l’en- 
contre de celui qui en procure la division et Ja ruine..... Mon avisa 
toujours Ă©tĂ© que ceux que l’on appelle associĂ©s avec les hĂ©rĂ©tiques 
sont envers Dieu en pire condition que les hérétiques mémes, 
d’autant que les hĂ©rĂ©tiques faillent par erreur... mais les associĂ©s 
péchent de certaine et propensée malice. » Cette lettre, publiée pour 
Ja premiére fois par M. de Bligniéres , écrite & un personnage trés- 
important et trés-hésitant, dans le but de le décider en faveur de la 
Ligue, écrite au moment méme ou Amyot était violenté de toutes 
fagons & cause de son attachement a Ja mĂ©moire d’Henri III, ou « on 
Je calomniait et prenait en mauvaise part toutes ses actions pour 
avoir un accés auprés de » ce prince ; cette lettre prouve, ce me sem- 
ble, sans rĂ©plique, quels Ă©taient les sentiments d’Amyot. 

I] y a encore un autre trait de son histoire qui tourmente un peu 
ses biographes. Amyot parut comme envoyé francais par Henri II, & 
ja seconde session du concile de Trente. Selon de Thou, il y joua le 
rĂ©le d’un vĂ©ritable hĂ©ros gallican, dĂ©bita une magnifique harangue 
imitée en entier de Tite-Live, ov il déclarait au concile que le roi ne 
Je tenait point pour cecuménique, se plaignit, menaga, protesta. Tous 
les historiens l’ont donc tenu pour un des Achille du gallicanisme. 
Mais Amyot, peu jaloux de cette gloire, raconte lui-méme la chose 
autrement. Toute sa mission fut de porter un billet cacheté dont il ne 
savait pas le contenu. I] le porta, fort embarrassé et fort intimidé, 
aux pĂ©res du concile ; mais ceux-ci qui lurent sur l’adresse conventus 
au lieu de concilium refusĂ©rent de \’ouvrir. La-dessus Amyot de dis- 
serter trés-humblement sur la valeur du mot latin conventus, disant 
aux prélats que sauf leur révérence, cette diction-la és anciens liwres 
latins ne sonne pas st mal. 1) filait le plus douz qu’il pouvait, craignant 
de se faire mettre en prison s'il ett un peu trop avant parle, affir- 
mant qu’on trouverait dans sa missive toutes choses si sobres, st mo- 
dérées et si réservées quils ne se repentiratent pas de U'avoir ouie, les 
priant le plus révéremment qu'il pouvatt qu'on ne fit point ce tort au 
roi. On ouvre donc la lettre sous toute réserve ; elle contenait une 


94 ESSAI SUR AMYOT 


protestation qu’Amyot lut & haate et intelligible voix, si bien, ajoute- 
t-il, que si sa commission ne consistatt qu’a presenter les lettres du ror 
et a faire lecture de la proposition, il pensait y avoir amplement sa- 
tisfait. A cela se réduit l"héroisme que lui préte de Thou, dont ses 
biographes lui ont fait gloire, ct que M. de Bligniéres, je ne sais pour- 
quoi, regrette pour lui. 

Reste donc le dernier et le plus grave reproche qu’on puisse faire 
4 Amyot: sa traduction de Longus, écrite 4 Bourges au début de sa 
carriĂ©re littĂ©raire et ecclĂ©siastique, publiĂ©e un peu plus tard lorsqu’il 
était précepteur des princes. Ceci serait par trop difficile 4 excuser. II 
est bien vrai qu’Amyot n’était pas encore Ă©vĂ©que; que jusque-la il 
n’avait guĂ©re, comme tant d’autres alors, acceptĂ© I’état ecclĂ©siastique 
que comme une condition obligée de lacarriére des lettres ; il est vrai 
encore que de tristes et fréquents exemples autorisaient le sien, et 
qu’au XVIÂź siĂ©cle on excusait infiniment de choses pour Yamour da 
grec. Je ne me résigne pourtant pas a excuser la corruption par la 
corruption, et il sera toujours dĂ©plorable qu’un futur Ă©vĂ©que, le prĂ©- 
cepteur de deux princes (mais quels princes !)- ait mis en lumiére 
ce roman qui mérita plus tard de paraitre un jour orné par le crayon 
du RĂ©gent. 

J’aime mieux, pour la mĂ©moire d’Amyot, son Ă©lĂ©gie sur la mort 
de Charles IX. Elle est cependant en vers latins, et je n’ai jamais 
compris comment les mouvements spontanĂ©s de l’imagination et du 
cceur peuvent se faire jour dans un Jangage que personne ne parle. 
Sauf un petit nombre d’exceptions, cette poĂ©sie latine moderne, 
poĂ©sie calquĂ©e, imitation perpĂ©tuelle d’une littĂ©rature qui n’était 
elle-mĂ©me qu'une littĂ©rature d’imilation, me semble un des plus 
inutiles labeurs dans lesquels l'industrie humaine se soit consom— 
mĂ©e. Je me permets ‘de croire qu’Horace, qui avait Ă©tudiĂ© a 
Athénes et parlait le grec & peu prés comme Sa langue, savait le 
grec un peu mieux que Santeuil et Coffin ne savaient Ie latin. Ce- 
pendant, quand il voulut faire des vers grecs, son dieu Apollon 
lui apparut en songe, et lui conseilla amicalement de s’essayer & 
d’autres Ă©tudes et de ne pas porter de bois dans la forĂ©t. Si les mo- 
dernes adorateurs de Phébus eussent eu meilleur souvenir de cet 
avertissement de leur dieu, nous aurions été privés de quelques 
‘milliers de centons virgiliens, fort habilement faits, mais trĂ©s-peu 
inspirĂ©s, dont on nous impose |’admiration dans les classes ; Je rĂ©gne 


: ET LES TRADUCTEURS FRANGAIS. 95 


dua vrai, du spontané, du naturel dans la littérature, se serait un 
pou plus pramptement et plus facilement Ă©tabli. Les pastiches au- 
raient Ă©tĂ© un peu moins longtemps en faveur; et l’ére de la mytho- 
logie, qui asi longtemps faussé la poésie moderne, se fit un peu 
moins prolongéc. 

Amyot, cependant, Ă©chappe 4 une partie de ces reproches; il y 
a dans son Ă©lĂ©gie un sentiment vrai et cordial, qu’on s’étonne que 
Charles IX ait inspirĂ©. Il n’enfle pas la voix; 11 ne porte pas son 
hĂ©ros dans l’Olympe ; il ne compare pas Charles IX 4 Hercule ou & 
Apollon, ni Catherine de Médicis & Latane ou a Pénélope, comme le 
font les nombreux panĂ©gyristes latins de ce prince. Il n’y a pas un 
mot de mythologie; mais il y a par compensation, ce qui est 4 peu 
prés incompatible avec la mythologie, je dirais presque avec les vers 
latins, un mouvement vrai du cceur. Sa louange est timide 4 ]’égard 
a’un si triste hĂ©ros ; elle a peur de rĂ©veiller de terribles accusations; 
elle ne met pas orgueilleusement Charles IX auprés de Jupiter; mais, 
plus modestement et plus chrétiennement, elle implore pour lai la 
maiséricorde divine. « Oh! combien se réveille mon amére douleur, 
lorsque me revient 4 la pensée le matin de ce jour supréme, ou il 
m’appela, les yeux baignĂ©s de larmes, et me dit : Crois-moi, cher 
maitre, ma peine n’est pas de mourir si jeune; mais de sentir man 
cceur encore si peu contrit, et de n’étre pas encore assez purifiĂ© par 
ja douleur de mes fautes. Mais je prie le Christ que, dans sa bonté, 
il me remette mes péchés, et veuille me compter parmi les siens! » 
Pendant ce temps-la, Ronsard et d’Aurat introduisaient Je roi mort 
dans le cercle des dieux, ou i] était porté par la piété et la justice, 
présenté par Apollon et par Jupiter, oi sa femme Elisabeth jouait le 
rĂ©le d’HĂ©bĂ©, ot il devait Ă©tre le dieu des Frangais (Gallacus tlle 
Deus, summo decorandus honore), ou il devait régner sur les astres, 
pendant que son frére (Henri III) régnerait sur la terre. 


Ille poli sidus, sidus at iste soli. 


Ce contraste, qui est au moins une preuve de bon godt, caractérise 
Amyot. Littérairement parlant, il échappa au paganisme de la Renais- 
sance. Un de ses grands mérites, son grand mérite littéraire peut- 
Ă©tre, c’est que sa parole est entiĂ©rement frangaise, lorsque tant 
d'autres faisaient la leur grecque et la romaine ; c’est qu’il a, tout en 





96 ESSAI SUR AMYOT 


traduisant, et en traduisant du grec, maintenu I’originalitĂ© de notre 
langue, et l’a sauvĂ©e de ce naufrage qu’on a appelĂ© le Ronsardisme. 
« Amyot, disait un de ses contemporains, a la vertu qui est singu- 
liére en écriture parfaite, 4 savoir le langage du commun et du peu- 
ple, etla liaison du docte. » (Du Verdier. Bibliothéque). Ce langage 
du commun peuple, c’est tout simplement le frangais, le vrai fran- 
cais, qui périssait entre les mains des savants, si quelques hommes 
comme Amyot ou Montaigne ne l’eussent sauvĂ©. 

Chose singuliére! ce sont les traducteurs, en bonne partie, qui 
ont sauvĂ© l’originalitĂ© de la Jangue. I! y a eu, depuis Je commen- 
cement du XVI* siécle, une série de traducteurs dont Amyot est Ie 
plus illustre et le dernier, occupés a tourner les auteurs anciens 
en vulgaire langage, pour l’usage, non des Ă©rudits qui tenaient 
tel travail en grand mĂ©pris, mais pour l’usage du commun, des 
gens non doctes, des femmes, des seigneurs, des princes qui, 4 cette 
Ă©poque, ne s’étaient pas encore facunnĂ©s a |’étude du latin. Ces 
traducteurs n’étaient pas, en gĂ©nĂ©ral, des hommes bien docteg : 
ils traduisaient Jes auteurs grecs d’aprĂ©s des versions latines; quel— 
quefois le latin, d’aprĂ©s des traductions italiennes. Ils achetaient 
ou louaient quelque secrétaire grec ou florentin, qui translatait 
pour eux en italien ou en latin ce grec qu’ils n’auraient pas su 
lire. Denys Sauvaige, qui publia en 1546 un opuscule de Plutarque 
traduit du vulgaire toscan, ne savait ni le grec, ni le latin, ni méme 
litalien ; mais il avait un serviteur qui savait la derniére de ces lan- 
gues, et qui parvint 4 voler quelque part une version italienne du 
livre faite d’aprĂ©s une version latine. Claude Seysse], archevĂ©que 
de Turin, un des plus laborieux et des plus éminents prédécesseurs 
d’Amyot, ne savait pas Je grec; il n’en dĂ©diait pas moins a Louis XII 
sa traduction de Diodore, lui avouant bonnement son ignorance et 
ajoutant : « Messire Jehan Lascari, votre ancien serviteur, celui qui 
aujourd’hui a le plus de connaissance d’icelle Jangue, qui est la 
sienne naturelle, » touché du plaisir que le roi prenait a hire telles 
histoires, m’en a donnĂ© trois livres en Jatin. Mais moins ces tradue- 
teurs Ă©taient doctes, mieux ils accomplissaient cette partie de leur 
tache, la conservation du vrai et naif Jangage francais. Ils initiaient 
leur siĂ©cle 4 Ja connaissance devenue inĂ©vitable de l’antiquitĂ©, sans 
pour cela lui faire parler un francais latinisé, comme quelques-uns 
essayĂ©rent de le faire. Ils n’étaient pas d’exacts traducteurs ; ils con- 


ET LES TRADUCTEURS FRANCAIS. = |e OF 


servaient mal la couleur locale; ils parlaient des colonels « 
cienne Rome et des gentilshommes du pays grec; ils transportij 
leur vieille France dans la Gréce antique : mais ils sanvaient, pal 
cela méme, quelque chose de la vieille France. 

Amyot, plus docte qu’eux, a cependant suivi la mĂ©me voie. Son 
bon godt a maintenu la pureté de la langue. Nul écrivain de ce 
temps dont la parole soit moins entachĂ©e de latinisme et d’hellĂ©- 
nisme ; nul, méme y compris Montaigne , qui tienne une place plus 
fondamentale dans l’histoire de notre Jangue. I] contribua 4 nous 
sauver, grammaticalement parlant, des excés de la Renaissance 
auxquels, moralement parlant, il Ă©tait loin d’avoir Ă©chappĂ©. 

C’est 14 son titre bien plus que celui de traducteur fidĂ©le. Les cri- 
tiques de détail que discute M. de Bligniéres peuvent étre mal fon- 
dées; le Plutarque d'Amyot a pu étre fidéle, eu égard 4 son siécle. Mais 
Si nous nous mettons au point de vue des siécles suivants, il est im- 
possible de nier qu’Amyot ne nous ait donnĂ© un faux Plutarque. Du 
nbhéteur de Chéronée, écrivain peu naif du moins naif de tous les sié- 
cles, il a fait, oudu moins il nous semble avoir fait un homme naif, 
simple, un bonhomme. On a dit et on dit sans cesse «le bon Plutarque » 
comme on dit «le bon Amyot;» c’est 1a, je crois, une illusion d’op- 
tique. Amyot Jui-méme est pour nous un bonhomme, uniquement 
parce qu’il parle une Jangue plus voisine de son enfance que la nĂ©tre ; 
et Plutarque surtout est un bonhomme, parce qu’il parle la langue 
d’Amyot. Ce dernier venude |’antiquitĂ©, ce contemporain de JuvĂ©nal 
et de Pline le jeune, cet humble sujet de Domitien et de Trajan, ce tar- 
dif restaurateur du paganisme défaillant, ce compilateur des dires de 
toutes les Ă©coles de philosophie, peut ne pas manquer d’une certaine 
rectitude dans le sens, de certaines intentions morales; il est quel- 
quefois vrai dans un siĂ©cle trĂ©s-faux : mais il n’est guĂ©re naif. Courier 
lui reproche de pousser le soin de la phrase jusqu’a ce point qu’il edt 
fait gagner 4 PompĂ©e la bataille de Pharsale, si cela et mieux ar— 
rangĂ© sa pĂ©riode. C’est beaucoup dire; il est certain, nĂ©anmoins, 
que Plutarque Ă©crit beaucoup pour l’effet. Dans l'histoire, il n’est 
rien moins que fidéle; irrévocablement brouillé avec la chronologie, 
faisant de )’histoire romaine sans savoir le Jatin, et Ja devinant a tra- 
vers des Ă©crits dont il ne comprend pas I’ididme ; cherchant le dic- 
ton, l’apophthegme, |’anecdote, |’effet ; il est peintre surtout, peintre 

T. xxix. 25 ocr. 1854. 2° vive. 4 





98 ESSAI SUR AMYOT, ETC. 
souvent heureux, mais peinire, et peintre systématique, qui 
pis eat. 

En me laissant aller ainsi sur Amyot et sur Plutarque, je fais, je 
crois, le meilleur Ă©loge possible de /’Essa: de M. de BligniĂ©res. Le 
premier mĂ©rite d’un livre est de vous laisser plein du sujet qu’il 
traile, et de vous donner la-dessus beaucoup & penser et beaucoup 
a dire. Les lecteurs du Correspondant trouveront peut-Ă©tre que 
M. de BligniĂ©res a rĂ©ussi jusqu’a l’excĂ©s. J’aurais cependant encore 
beaucoup @ dire de son travail; il me resterait a parler du cété gram- 
matical, de I’étude de l’ancienne langue, qu'il poursuit d’un bout a 
autre do livre avec une minutie que |’on pourra, si l’on veut, 
trouver excessive, mais qui n’en est pas moins mĂ©fitoire aux yeux 
de la science. Sur la langue d’Amyot et de ses contemporains, sur 
Amyot lui-méme et sur les traducteurs du XVI* siécle, il y a ici un 
de ces livres complets comme les Ă©rudits seuls savent Jes bien ap- 
précier, mais comme les ignorants eux-mémes aiment 4 les lire. 


Fr. pet CHAMPAGNY. 


OBSERVATIONS 


SOR 


LA SPATISTIQUE INTELLECTURLIE 


ET MORALE DE LA FRANCE 
PENDANT LA PERIODE DE VINGT ANS (1828-47) 


ZN REPONSE AUX OPINIONS EMISES ET AUX CHIFWRES PRODUINS PAR PLUSIEURS 
MEBBRES DE L’ACADEMIZ DES SCIRNCES MORALES EF POLITIQUES DANS LES SEANCES- 
DU 29 SEPTEMBRE, DU 13 OCTOBRE ET DU 10 NOVEMBRE 1849. 


(8° waricez’.) 





« Tl est plus dangereux de mettre erreur & la place- 
« Ge la vérité qne de resier dans l'ignorance, » 


(Moneac nz Joxnis, Compte-rendu, t. XVI, 
p- 422.) 


En abordant cette derniĂ©re partie de ma dĂ©fense, j’éprouve un as~ — 
sez grand embarras ; ma rĂ©ponse prĂ©parĂ©e, j’ai longtemps rĂ©flĂ©chi et 
délibéré en moi-méme, si je devais omg ou non faire attention 4 tou- 
tes les insinuations peu bienveillantes que renferment les critiques- 
de M. Moreau de JonnĂ©s, et au moment d’écrire, ma main hĂ©site en- 
core. D’un cĂ©tĂ©, )’autoritĂ© du CHEF DE LA STATISTIQUE GENERALE DE 
‘LA FRANCE, pouvant donner crĂ©dit aux assertions inexactes qu'il a 
Ă©mises, m’engage ‘a les relever, mais, de l’autre, il y a des insinua- 
tions tellement personnelles que je crains de manquer aux Ă©gards 
qui sont dus & ]’Age et 4 la science de mon savant adversaire, et, er 
méme temps, 4 la reconnaissance que je lui dois pour avoir, lui aussi, 
encouragé mes premiers essais avec une bienveillance que je ne 
veux pas oublier. 


1 Voir le Correspondent, tome XXVII, page 000, 


400 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


Si donc, je me dĂ©cide a rĂ©pondre, c’est uniquement dans l’intĂ©rĂ©t 
de la science et de Ja vérité. 


Amicus Plato, sed magis amica veritas. 


Je ferai tous mes efforts pour dégager la personne de M. Moreau 
de Jonnés des erreurs que je suis obligéde relever. 

« M. Moreau de JonnĂ©s'rappelle que l’auteur s’efforce depuis plu- 
« sieurs années de recommander par les formes de la science un pa- 
« radoze qui, s'il avait quelque fondement, serait un phénoméne in- 
« tellectuel vraiment déplorable. Il croit avow découvert, par des 
« supputations laborieuses, que les dĂ©partements ow |’instruction 
« primaire compte le plus grand nombre d’élĂ©ves, sont prĂ©cisĂ©- 
« ment ceux ou il se commet le plus grand nombre de crimes et de 
« délits 4. »- 

Tous ceux qui s’occupent de statistique morale savent si ce que 
M. Moreau de JonnĂ©s me reproche comme un paradoxe n’est pas de- 
puis longtemps reconnu comme une incontestable vérité, et que, 
s'il y a eu du mĂ©rite 4 dĂ©couvrir cette vĂ©ritĂ©, ce n’est pas 4 moi qu’en 
doit revenir l’honneur, puisque mes premiers travaux sur la statis- 
tique morale ne datent que de 1838, et mes premiéres communi- 
cations & I’Institut que de 1839 et de 1840, tandis que cette vĂ©ritĂ© 
avait déja été constatée dés 1829, par MM. Balbi et Guerry 2, et que 
depuis cette époque elle a été constamment admise et proclamée 
par tous ceux qui ont sérieusement étudié les faits et qui ont voulu 
prehdre Ja peine de relever eux-mémes les chiffres officiels. 

Suivant M. Guerry, dont personne ne contestera la conscien- 
cieuse exactitude, « il est démontré que les départements ou il y a 
« le plus d’ignorance ne sont pas ceux ot il se commet le plus de 
« crimes contre les personnes. II serait inutile, ajoute-t-il, de parler 
« ici des attentats contre les propriĂ©tĂ©s, puisqu’:/s ont principale- 
a ment lieu dans les départements ou tl y a le plus instruction *. » 

M. le baron de Morogues, dont le dévouement aux intéréts mo- 
raux et intellectuels de la France est bien connu, dans un ouvrage 


4 Compte rendu, décembre 1849, p. 419. 

2 Statistique comparée de état de Vinstruction et du nombre des crimes, 1820. 

3 Guenny. Essai sur la statistique morale de la France, déposé & l'Institut, le 2 
‘uillet 4832, couronnĂ© par l’AcadĂ©mie des sciences, en 1833. 





DE LA FRANCE. 404 


autographié et publié peu de temps aprés celui de M. Guerry, rap- 
pelle ces résultats et les admet sans restriction 1? 

M. d’Angeville est encore plus catĂ©gorique ?. 

« Le temps n’est pas encore trĂ©s-Ă©loignĂ©, dit ce consciencieux au- 
« teur, oi }’on affirmait, sans redouter aucune contradiction, que la 
« cause la plus active de la multiplicité et de la progression des 
« crimes provenait de l’ignorance des masses. 

« Cette opinion est encore fort répandue et a beaucoup de crédit 
« dans les départements ; elle a quelque chose qui satisfait tellement 
a la raison que la nĂ©tre s’est longtemps dĂ©battue contre les faits avant 
« dy renoncer.» 

« Voici ce que ces faits indiquent : sur les 17 départements ou il 
« ya le plus dignorance, 7 sont dans la sĂ©rie ou il y a le moins d’ac- 
« cusĂ©s de crimes, tandis qu’un seul, celui des PyrĂ©nĂ©es-Orientales, 
« figure dans celle ot 1’on compte le plus de ces accusĂ©s. (Et mĂ©me ce 
« dĂ©partement n’est pas parmi les 17 ou il y a le plus d’ignorance.) 

« Nous avons cherché par toutes sortes de combinaisons a échapper 
« a@ la conclusion qui ressort de ce simple rapprochement. C’est dans 
«ce but, mais inutilement, que, pour nos calculs sur la criminalité, 
« nous avons rendu aux départements si ignorants du centre de la 
« France les accusés de crimes nés dans leur sein qui avaient été se 
« faire juger dans le nord et lenord-est de la France. 

« C’est encore dans ce but que nous avons cherchĂ© si la mĂ©thode 
a que nous avions adoptĂ©e pour dĂ©terminer l’instruction des dĂ©par- 
« tements entre eux, au moyen du recrutement, était exacte. On 
« peut juger par les chiffres (des éléves) qui permettent de classer 
« les dĂ©partements selon leur degrĂ© d’instruction, que les rĂ©sultats 
« obtenus par l'étude du recrutement ne laissent rien a désirer sous 
a le rapport de Vexactitude; car, que l’on prenne pour base de cal- 
« cul le nombre d’écoliers par 1,000 habitants, ou Je nombre de re- 
acrues ayant requ instruction primaire, on arrive 4 un résultat 


{ De Monocoss. Recherches des causes de la richesse et de la mistre des peuples 
civilisés, p. 110. 

2 D’AncEvILLE. Essai sur la statistique dela population francaise considĂ©rĂ©e sous 
quelques-uns de ses rapports physiques eÂą moraux. Bourg, 1836, p. 69 et 70. Ou- 
Vrage qui, prĂ©sentĂ© & temps pour Je concours de statistique de l’AcadĂ©mie des 
sciences, « aurait certainement mérité ses suffrages, » suivant le rapport de M. Du- 
fresnoy, inséré dans les Comptes rendus, T. XV, p. 1127, séance du 10 décembre 
1842. 


02 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 
« presque identique. Dés iors il nous a bien fallu reconnaitre ung 

« VERITE, c’est que la orimmalitĂ© n’est en aucune maniĂ©re determinĂ©e 
« par le dĂ©faut d’instruction. 

. « Les crimes contre les personnes sont ordinairament ceux que 
« j’on s’obstine le plus 4 mettre sur le compte de l'igmerance ; cette 
« opinion est basĂ©e particuhĂ©remeĂ©nt sur ce fait, que c’est dans le 
a midi de la France qu'il y a fe moins de lumiĂ©res, et que c’est aussi 
« dans cette partie du royaume qu’il se commet le plus de crimes de 
a cette nature. Cet argument serait vrai, si le matdi était réellement 
a ja partie de Ja France la plus ignorante; mais H n’ea est rien ; car 
a dansles 16 départements situés au midi du 44° degré de latitude, o&8 
ail se commet tant de crimes contre les personnes, l’instructĂ©on 
« est beaucoup plus répandue que dans les dépareemonts du centre 
«de la France oa de la Bretagne, o& ces sortes de crimes sont fort 
« rares, 

« Lorsqu’il nous a Ă©tĂ© pEmontRE que la crimumaleteĂ© n’ Ă©tait en aucune 
« maniére en raison derecte de Uignerance, nous avons voulu exami- 
a@ner si le cas contraire n’avait pas lieu, et aprĂ©s aveit olessĂ© les 
« dĂ©partements entre eux dans !’ordre de leur moralitĂ© dĂ©duite de 
« jeur criminalité, nous les avons placés en regard dans ordre de 
«leur degrĂ© d’ignorance. Quel n’a pas Ă©tĂ© notre Ă©tonnement, Joreque 
« nous avons vu que les 32 départements de la France du nord, qua 
« sont x éclatrés, contiennent 13 des 17 départemenis de ta serie qa 
« prĂ©sente le plus d’accusĂ©s de crimes, tandis que le midi, c’est-a-dire 
« 63 dĂ©partements, n’en renferment que i! 

« Aprés cette double expérience, il ne pouvait nous rester aucun 
« doute sur le point de savoir st l’tgrorance est ume cause de cremt- 
«-naltlé : CETTE ONNION EST UN PRESUGE. » 

M. Quételet, dans son Essai de physique sociale, publié en 1835, 
arrive aux mémes résultats. « I] me semble, ajoute ce savant, que 
« l’erreur commune provient surtout de ce qu’on s ‘attend & trouver 
« moins de crimes dans un pays parce qu’on y envoie plus d’enfants 
« aux Ă©coles, ou parce qu’en gĂ©nĂ©ral plus de personnes du peuple 
« savent lire et Ă©crire. Ce serait plutĂ©t de l’instruction morale qu’il 


« faudrait tenir compte ; car bien souvent (instruction gu’ on dea Guz. 


‘ Ă©coles n’offre qu'un moyen de plus pour commettre le crime *, 


. § Quetelet, Ser Vhomme ti fe développement de ses facuttés, ou Busai de dee 
sociale. Paris, chez Bachelier, 1835. T. II, p. 198. 


“ 


DE LA FRANCE, 108 


M. VillermĂ© n’est pas moins formel dans son Tableau de ( Ă©tat 
physique et moral des ouvriers ; « M. Guerry a PARFAITEMENT DEMON~ 
« TRE, dans con Essai sur la statistique morale de la France, que les 
a départements ou le savoir est le moins commun ne sont pas ceux 
« oi il se commet le plus de crimes, Et ce résultat, dont les comptes 
« apnuels de Ja justice criminelle, les derniers surtout, offrent la 
« preuve, vient encore tout rĂ©cemment d’étre confirmĂ© par MM. QuĂ©= 
« telet, d’Angeville et Charles Dupin !, » 

« Du travail, auquel nous nous sommes livré, dit M. Dehen, il ré- 
« sulte que pour Ja plupart des départements, et notamment pour 
« ceux du nord et de |’est de la France, la moralitĂ© serait en raison 
a presque inverse du developpement de l’ instruction primaire, C’est-d- 
« dire que la majeure partie de ces derniers départements, qui ren- 
«ferment le plus grand nombre d’élĂ©ves primaires, se trouvent 
«compter en mĂ©me temps le plus grand nombre d’accusĂ©s, toute 
« proportion gardĂ©e d’ailleurs, dans l’un comme dans l'autre cag, 
« avec la population respective des départements. Un simple coup 
« d’eil sur les tableaux ou sur notre Carte figuratwe de (instruction 
« primaire comparĂ©e a la moralitĂ©, suffirait pour dissiper jusqu’au 
« moindre doute & cet égard 3, » 

Toutes ces publications, 4 |’exception de la derniĂ©re, sont anté— 
rieures 4 mes premiéres communications a l'Institut. Je dois donc 
dĂ©cliner ’honneur que voudrait me faire M, Moreau de JonnĂ©s, en 
m'attribuant une dĂ©couverte qui ne m’appartient nullement. DĂ©s lors 
aussi Je reproche qu’il m’adresse tombe compiĂ©tement a faux, non- 
seulement parce que je suis innocent du fait qui le motiverait, mais 
encore parce que ce fait qualifié paradoxe est tout simplement une 
verté depuis longtemps acquise et démonirde par tous ceux qui ont 
sĂ©rieusement Ă©tudiĂ© les Ă©lĂ©ments de la question; et d’ailleurs l’ob- 
jection de M. Moreau de JonnĂ©s n’est appuyĂ©e d’aucune preuve. 

Quant aux conclusions qu’en tire Je spirituel acadĂ©micien, et ala 
comparaison qu’il Ă©tablit entre le monde actuel, devenu si pervers, et 
le monde d’autrefois, dont il n’est pas question dans mon travail, 

‘ Tableau de Pitat physique et moral des everters employĂ©ds dans les manufactures 
de coton, de laine, de sote, ouvrage entrepris par ordre de l’AcadĂ©mie des sciences 
Morales et politiques. Paris, chez Renouard, 1840. T. II, p. 153-455. 

1 Denen, inspecteur de l’instraction primaire, Statistique de instruction prt 


meire en France, comparĂ©e avec (a moralitĂ©, par dĂ©partement et par ressort d’Aca- 
démie. Amiens, 1842, p,dernitre, 


104 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


comme elles n’ont pas plus de fondement que l’erreur qui leur sert 
de base, je n’y rĂ©pondrai pas; je me bornerai 4 renvoyer M. Moreau 
de JonnĂ©s et tous ceux qui, comme lui, pensent qu’il n’est rĂ©sultĂ© 
que du bien de toutes nos révolutions, au travail de M. Raudot (de 
l’Yonne), intitulĂ© de la Decadence de la France; ils y trouveront de 
nombreuses et concluantes comparaisons entre l’ancien et le nouveau 
rĂ©gime‘. Je reviens 4 ma thĂ©se. 

Chacun peut voir maintenant si cette ie énoncée, soutenue et 
démontrée par les hommes que je viens de citer est si ¹trange que 
M. Moreau de JonnĂ©s se plait a le dire, et si elle mĂ©rite « d’étre ran- 
« gée parmi Jes idées fizarres qu'on rencontre fréquemment dans 
a histoire des aberrations de |’esprit humain 2. » 

Je passe donc a une partie des critiques qui parait plus sérieuse, a 
celle des chiffres puisés dans les comptes rendus du recrutement de 
l’armĂ©e, dont M. Moreau de JonnĂ©s ne conteste pas |’exactitude, mais 
dont, suivant lui, j’aurais Ă©tendu outre mesure les consĂ©quences. Je 
cite textuellement : 

« Chaque annĂ©e, lors de |’appel de Ja classe des jeunes gens de 
« vingt ans qui doivent fournir le contingent de 80,000 hommes des- 
« tinĂ©s a recruter l’armĂ©e, on tient un compte numĂ©rique de ceux qui 
« savent lire et Ă©crire , de ceux qui ne savent ni |’un ni )’autre, et 
a enfin de ceux qui savent lire seulement. La classe s’élevant 4 en- 
« viron 300,000, elle est a la population totale dans le rapport de 4 
« sur 120 habitants. Ce chiffre est un terme moyen général, et la pro- 
« portion varie pour chaque département. Dans celui de Ja Seine, 
« elle dépasse 1 sur 175. » (C'est celui ou il y a proportionnellement 
Ie moins de conscrits.) 

« Mais dans ce travail de statistique spéciale, comment a-t-on pu 
« découvrir une constatation complete et générale (aucun statisticien 
«n’a prĂ©tendu que ce fdt 14a une constatation complĂ©te et gĂ©nĂ©- 
«rale, et moi moins gue tout autre) de J’instruction primaire 
«dans chaque département? comment a-t-on pu trouver dans 
& une enquéte circonscrite 4 300,000 personnes les éléments qui font 
« connaitre par localitĂ© l’instruction de toute la population? Ce ne 
« peut étre que par une opération qui semble plutét une combinai- 
« son alĂ©atoire’ qu’une supputation statistique. En effet, elle consiste 


N 


‘ Paris, 1850; chez Amyot, rue de la Paix. 
2 Compte rendu, p. 420. 





DE LA FRANCE. 405 
«a multiplier cent-fois , deux cents fois‘ les chiffres , et & donner & 
« chacun d’eux une expression centuple et au dela de son expression 
« initiale, réelle et positive. Dans ce calcul conjectural, on suppose 
« temérawrement qu il est permis de juger de U instruction de 100 a 200 
« habitants de la France par celle d’un jeune homme de vingt ans, sans 
a tem compte des autres dges, des sexes et des différences prodi- 
a gieuses qui existent entre la population des villes et celle des cam- 
a pagnes. Il suffit d’exposer de telles opĂ©rations pour anĂ©antir les rĂ©- 
« sultats gua en sont trés?, n 

Je n'ai pas dĂ©guisĂ© }’objection , me sera-t-il permis de ne pas aĂ©- 
guiser la réponse ? Tous ceux qui ont entendu la lecture de mon mé- 
Moire, ou qui l’ont lu depuis sa publication, savent s PenquĂ©te est 
ewrconscrite a 300,000 personnes, et s’il est nĂ©cessaire de muleiplier 
cent fos, deux cents fois (par 100 ou par 200) les chiffres officiels pour 
Ă©tablir la classification des dĂ©partements telle qu’elle se trouve dans 
mon travail et dans les travaux de mes devanciers, et voila pourtant 
ce que M. Moreau de Jonnés avance et répéte sous toutes les formes. 
Je suis vraiment honteux d’avoir a relever de pareilles Ă©normitĂ©s, et 
si tout le monde pouvait connaitre les faits, je n’en parlerais pas; 
mais il y a si peu d’hommes, mĂ©me parmi les plus instruits, qui les 
alent étudiés, que je suis obligé de retablir la vérité si gravement al- 
tĂ©rĂ©e dans ces assertions. Voici d’abord un petit extrait de mon mĂ©- 
moire, 

« Le nombre total des conscrits qui, pendant la période de 19 ans, 
1827-45, ont satisfait 4 la conscription, s’élĂ©ve 4 5,677,712. 

aSurce nombre, 235,122 savaient lire seulement; 

« 2,747,408 savaient lire et écrire ; 
a 2,535,225 ne savaient ni lire ni Ă©crire ; 

« Liinstruction de 459,957 est restĂ©e inconnue’. » 

Dans mon tableau autographié, les départements sont comparés 
entre eux, sous ce rapport, pendant chacune des quatre périodes 
1827-34, 1832-36, 1837-44 et 4842-45 ; et dans la comparaison que 
J'ai Ă©tablie entre la criminalitĂ© et la diffusion de l’instruction pri- 


£ Je pense que M. Moreau de Jonnés veut dire seultiplier par 100 ou par 200, Multi- 
plier cent fois, deux cents fois les chiffres n'a aucun sens, tant qu’on n’ajoute pas par 
quel nombre on doit multiplier. 

2 Essai sur (a statistique intellectuelle et morale comparée des départements de la 
France. Paris, chez De Soye, 1850, p. 5.—= * Ibid., p. 421. 


{06 | STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


maire, j’ai embrassĂ© ja pĂ©riode totale de 19 ans, et j’ai eu bien soin 
d’en prĂ©venir. L’enquĂ©te officielle s’étend donc & 5,517,755 persomnes; 
elie n’est donc pas restreinte 4 800,000. Il ne faut donc pas musler- 
plier cent fois, deuw cents fots les chiffres officiels, ni donner 4 cha- 
eun deux une expression centuple et au dela de la valeur ininate, 
rĂ©elle et positive. Mais il y a plus; lors mĂ©me que j’aurais considĂ©rĂ© 
wne seule classe, la critique de M. Moreau de Jonnés serait encore 
exagérée de plus d'un tiers. Et en effet, il est impossible, 4 moins 
de vouloir tomber dans l’absurde, de faire entrer dans des compa~ 
raisons de ce genre toute la population. Est-ce que les enfants & la 
mamelie et au biberon doivent aussi Ă©tre comptĂ©s quand il s’agit 
d'instruction et de criminalité? Ceux des départements sstreats sont~ 
iis donc plus éclairés et plus moraux que ceux des départements 
iynorants ? Qu’en pense M. Moreau de JonnĂ©s, qui les comprend dans 
Ses supputations? 

Evidemment, on ne devrait faire entrer dans des comparaisons 
de cette espéce que la population 4gée de plus de 20 ans, puisque 
c’est cette population qui fournit presque tous les accusĂ©s. Pour ne 
pas m’exposer a de nouvelles objections, je descends jusqu’é 13 ans. 
‘Or, le nombre proportionne! sur 1,000 habitants des enfants de cet 
Age et au-desgous ne s’élĂ©ve pas 4 moins de $87. Ainsi sur 1,000 ha- 
pitants i] n’en reste plus que 613. C’est une rĂ©duction de prĂ©s de 40 
pour 100 sur Je total de la population dont parle M. Moreau de Jon= 
nes. Et alors les 300,000 conscrits formeraient, non plus un cent 
vingtieme, modis 4 peu prés un 70° ou un 75°; et comme au lieu d'une 
classe, j’en considĂ©re 19, il en rĂ©sulte que l’enquĂ©te , au liew d'Ă©tre 
circonscrite au cent vingtieme, s’élĂ©ve rĂ©eliement au quart de la po- 
pulation qu’on doit considĂ©rer dans un travail de ce genre, sous peine 
de tomber dans |’absurde. Ainsi, pour se donner contre moi une ap- 
parence de ‘raison, M. Moreau de JonnĂ©s a rĂ©duit de 19 a 4 l’un des 
termes de la comparaison et portĂ© l’autre de 75 & 120, et c'est sun 
wette double erreur qu'il a bati tout l'Ă©chafaudage de sa mercuriale. 
Ne suffit-ti pas dexposer de telies objections pour anéantw les com~ 
clustons gui en sont tirées? 

- M&is C8 n’est pas tout: on sait, ot il serait par trop extraordinaire 
que M. Moregu de JonnĂ©s l’ignorat, avec quelle rĂ©gularitĂ© se repro- 
@uisent apnuellement les nombres totaux et proportionnels des con- 
scrits lettrés ou illettrés appartenant 4 chaque département, @ tel 


DE LA FRANCE. ÂŁ02 


point que lorsqu’on classe les 86 dĂ©partements d’aprĂ©s ces nombres, 
iis se présentent presque toujours dans ke méme ordre, quella que 
soit Ja période qu'on embraase. Et cette classification est encore con~ 
firmée, soit par les nombres proportionnela des élives des écoles 
primaires ‘, soit par les nombrea proportionaels des acousds exstrects, 
A lVexception de quelques déplacements peu considérables, les ddr 
partements occupent les mĂ©mes rangs d’aprĂ©s ces trois ordres de 
faits. Si dono il y a quelque chose d’ incontestable aujourd’ hui en fait 
de statistique, c’est & coup sir cette classification des dĂ©partements, 
et je me eancais pas encare camment le chef de la statistique géné= 
ralede la France a pu la comester. Je dĂ©fie qu’os me cite un seul 
aatear, ayant relové lui-méme les chiffres officiels, qui ait trouvé ung 
classification diférente. 

Que reate>t-il donc mainteaant da toutes les qhjections da M. Ma~ 
reau de Jonnés? Des inainuations purement gratuites, puisque lea 
chiffres et lea arguments qui leur servaient de bases sont compldéier 
yaent erronĂ©s. J’en donaerai pourtant quelques extraits afin qu'on 
ne m’accuse pas d’éluder des difficultĂ©s sĂ©rieuges. 

«1) est gurtout nuisible de se servir des formes de la science pour 
« accréditer un paradoxe (lisez maintenant une vérité dgmonirée par 
« tous ceux qui ont pris la peine de relever les chiffres officiels) qui, 
# Sil avait quelque fandemant, ferait iĂ©seapĂ©rer del’espdce humaine, 
a Non, assurĂ©ment, (es hommes, a prasure qwils s’éclaarent, ne de» 
« mennens par pins méechanta, » 

. da défie M. Moreau de Jonaés de trouver dans mes travaux un mot 
qui pulase seryir de base & une paraille insinuation, réndide pour la 
seconde fois?, 

. Les passages que j’ai citĂ©s plus haut (p. $62 et suiv.) prouvent jusn 
tament le contraire. l’ai mĂ©me ecommentĂ© a l’ AcadĂ©mie la leature d’ua 
travail spécial pour prouver la nécesaité de |'instruction '. Mais pags 
sone. 

«a S'il était possihte que ja atatiatique prouvat cette these, ajoute 
«M. Moreau de Jonaés, je la ranserazs comme um oracle imposter. » 
{M. Morean de Jonnds a ddja renié la statistique morale dans ses El 

« Ains? que Ia bien Ă©tabli M. d’Angeville. Quvrage citĂ© plus haut. 

? Lettre & ML le secrĂ©taire perpstuel de l’AcadĂ©mie des sciances.morales et RO 
Utiques, séance du 31 janvier 1846. Moniteur dy 8 avril 1846. 


' % SĂ©ance du 23 septembre 1848. Ce travail n’ayant pas Ă©tĂ© lu en entier est restd 
manuscrit, il est déposé a I'Institut. 


408 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


ments de Statistique (p. 2). Il est vrai de dire que jamais on n’a plus 

. fait de statistique morale que depuis cet anathéme.) «Mais cinquante 
«ans d’expĂ©rience officielle me rassurent et m’ont prouvĂ© pĂ©remp- 
« toirement que c’est une science de vĂ©ritĂ© qui ne cesse jamais de 
« concorder avec le bon sens, et qui n’emploie le langage des chiffres 
«que pour rendre plus puissant et plus irrésistible le langage de la 
a raison ‘.» 

Comme jen’aurai jamais cinquante ans d’expĂ©rienice officielle 4 op— 
poser a ceux de M. Moreau de Jonnés, pour leur faire équilibre, je 
suis obligĂ©, pour me dĂ©fendre, de recourir 4 d’autres armes, au lan- 
gage des faits et de la raison. Il est du moins un principe sur lequet 
nous sommes d’accord, c’est que la statistique est une science de 
vĂ©ritĂ©, qu’elle ne trompe pas; mais je sais, et par ma propre expé— 
rience, et par |’examen que j’ai pu faire des travaux des autres, que 
les statisticiens peuvent se tromper, que souvent ils se trompent réel- 
lement et peuvent devenir ainsi, je ne dirai pas des oracles impos— 
teurs, mais des organes d’erreurs plus ou moins considĂ©rabies dont 
ils sont eux-mĂ©mes Jes premiĂ©res victimes. Les ouvrages de M. Mo— 
reau de Jonnés ne sont pas plus exempts de ces erreurs que la plu- 
part des autres travaux du méme genre. 

Aussi, quand il m’arrive de rencontrer une assertion qui me parait 
plus ou moins paradoxale et qu’on donne comme consĂ©quence de la 
statistique, au lieu de me répandre en insinuations plus ou moins ha- 
sardĂ©es sur les intentions et le but de l’auteur, de m’en prendre a la 
Statistique, toujours trés-innocente, et de menacer de la renter comme 
un oracle imposteur, je tache de remonter aux sources pour voir si le 
paradoxe n’est pas tout simplement le rĂ©sultat d’une erreur ou bien 
d’une statistique mal faite, c’est-4-dire de quelque chose gut n'est pas 
de la statistique. Ce procédé me parait si exclusivement scientifique, 
que je n’aurais jamais cru nĂ©cessaire de le formuler et d’en montrer 
quelques applications, si je ne l’avais va complĂ©tement nĂ©gligĂ© a mon 
Ă©gard dans la discussion qu’a provoquĂ©e mon dernier mĂ©moire. 

Voici comment j’ai quelquefois appliquĂ© ce procĂ©dĂ© aux travaux 

de M. Moreau de JonnĂ©s, Je m’occupe trĂ©s-peu des comparaisons que 
Yon établit entre la criminalité de la France et celle des autres pays 
de l’Europe; d’abord, parce que j’ai peu de temps; ensuite, parce 
que, ne connaissant pas suffisamment les langues étrangéres, j'at 
4 Compte rendu, t. XIV, p. 422. 


DE LA FRANCE. 409 


beaucoup de peine a établir ou méme a vérifier ces espéces de com- 
paraisons. D’ailleurs la diffĂ©rence des lĂ©gislations rend ce travail trĂ©s- 
difficile ; je me dĂ©clare donc 4 peu prĂ©s incompĂ©tent. Cependant j’ai 
Ă©tĂ© amenĂ© a consulter quelquefois les comptes rendus de |’adminis- 
tration de la justice chez les nations voisines de Ja France : par exem- 
ple, lorsque j’ai prĂ©parĂ© mon travail ser la criminalitĂ© spĂ©cifique de 
Phomme aux differents dges de la vie, que j’ai eu l’honneur de lire & 
Académie des sciences morales et politiques le 14 septembre 1847. 
Yai dd aussi lire les travaux de statistique criminelle comparée que 
jai pu me procurer, et a ce titre ceux de M. Moreau de Jennés de- 
vaient fixer mon attention. J’ai surtout remarquĂ© un mĂ©moire lu & 
YAcadémie des sciences le 9 octobre 1843 et inséré dans le Compte 
Rendu , t. XVII, p. 724. Deux propositions de ce mémoire ont sur- 
tout frappé mon attention. Voici la premiére : 
« Il yadonc, proportionnellement 4 la population de chaque pays, 
% QUATRE FOIS autant d’accusations de crimes et de dĂ©lits en Angle- 
a terre qu’en France et TROIS FOIS ET DEMIE autant de condamna- 
« tions!. » 
Parmi les chiffres qui servent de base a cette conclusion, se trou- 
vent attribués 4 la France, pour 1841, 10,744 accuses (lisez prévenus) 
de vols simples, dont 8,839 condamnés. Mon premier soin en pré- 
sence de ces chiffres, qui m’ogt paru singuliĂ©rement attĂ©nuĂ©s, a Ă©tĂ© 
de les vĂ©rifier, et voici ce que j’ai trouvĂ© dans le compte rendu offi- 
ciel de 1844. 
22,315 prévenus de vols simples, au lieu de 10,744, différence 
14,571; sur ce nombre, ont été condamneés : 
4,450 & l’emprisonnement de plus d’un an; 
42,427 a l’emprisonnement de moins d’un an; 
1,222 a l’amende ; 
500 a étre envoyés dans une maison de correction. 
Total : 18,299 condamnés, au Jieu de 8,839; différence, 9,460. 
Pour trouver des nombres qui se rapprochent de ceux qu’on donne 
ici pour 1841, il faut remonter au dela de 1830 4 1828, 1827 et 1826, 


années pendant lesquelles on a compté en fait de vols simples : 


. Moyenne des tro 6 
1826 41837 4828 années. 


Prévenus. . 10,796 11,629 42,688 41,704 
Condamneés. 8,082 8,582 9,400 8,688 


ÂŁ Comptes rendus des travaux de l’AcadĂ©mie des sciences, t. XVII, p. 730. 


410 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


Aprés une pareille découverte, la proposition qui attribuait a! An- 
gleterre une criminalité quadruple de la criminalité de la France en 
1841, et qui était donnée comme conclusion de Ja statistique, est 
devenue pour moi une proposition plus ou moins exagérée, plus on 
moins fausse, prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle Ă©tait en contradiction avee 
Ja statistique, du moins quant a l’un des termes de la comparaison 4, 

La seconde proposition qui m’avait frappĂ© dans le mĂ©me travail 
est celle-ci : « Il semble que les femmes (en Angleterre et en 1842) 
« entrent plutét que les hommes dans cette fatale carriére (cellé du 
« crime) gt qu’elles y restent plus longtemps. Il y @ quatre fats plus 
« de vieilles femmes que de vieillards parmi les accusés de crimes 4gés 
« de soixante ans et au dela (459 et 414) 7. » 

Ici rien de plus facile & contréler pour quiconque pent consulter 
le compte rendu de la justice criminelle en Angleterre pendant l’an- 
nĂ©e 1842. A prior cette assertion devait paraitre d’autant plus ex- 
traordinaire que ce fait serait unique dans la statistique criminelle. 
Malheureusement pour celui qui 1’a Ă©mise voici les chiffres officiels 
-qu’on trouve dans le tableau ot les accusĂ©s de 1842 sont classĂ©s par 
Sexe et par age. 
hommes... 459 
femmes... 444’ 

_ Dans Je mémoire de M. Moreau de Jonnés, les chiffres sont exac- 
tement copiés, il ya simplement transposition : LE CHIFFRE DES HOM- 
MES A ETE PRIS POUR CELUI DES FEMMES ET RECIPROQUEMENT. Ainsi la 
statistique disait QUATRE FOIS MOINS de Vieilles femmes que de vieil- 
lards, et l’auteur a dit quaTRE Fols Pius de vieilles femmes qua de 
vieillards. 

De pareilles propositions ne sont pas plus de statistique que les 
propositions deux et trows font sept, la somme des trois angles Cun 
triangle est Ă©gale a quatre angles droits, ne sont de l’arithmĂ©tique ou ' 


Accusés agés de 60 ans et au dela 


4 Au reste les personnes qui désireraient éclaircir cette question comme toutes 
celles qui se rapportent A la statistique morale comparde de la France et de l’An- 
gleterre, trouveront des solutions nettes, précises et parfaitement établies dans le 
savant et magnifique ouvrage que publie M. J.-B. Baillitre: Statistique morale de 
v’ Angleterre comparĂ©e a celle dela France, d’apres les documents officiels prĂ©sentĂ©s 
au Parlement, les arréts de la Cour criminelle centrale de Londres et les comptes 
de l’administration de Ia justice criminelle en France, par M. A. Gurnny, membre 
correspondant de UInstitut de France et de la société de statistique de Londres. 
4 volume grand in-4, avec tableaux et cartes gravées. 

* Comptes rendus des travaux de l’AcadĂ©mie des sciences, t. XVII, p. 727 


DE LA FRANCE, 44g 


de la géométrie. Ce sont tout simplement des erreurs dont la statis- 
tique est tout a fait innocente. Ces erreurs sont, au reste, beaucoup 
plus frĂ©quentes qu’on ne le pense communĂ©ment. 

fl paraitrait que ce n’est pas seulement dans la statistique d’An- 
gleterre que se rencontrent les preuves de |’exactitude qui distingue 
les travaux d’une critique aussi sĂ©vĂ©re pour les autres. Les person- 
nes qui suivent les sĂ©ances de l'Institut ont gardĂ© le souvenir de |’ef- 
fet produit par la curieuse correspondance a laquelle a donné lieu, 
il y a quelques années, la lecture de certain mémoire sur Ja statisti- 
que de [ Espagne. Âź 

Un espagnol, M. Rodriguez, adressa quelques observations assez 
curieuses & }’AcadĂ©mie; nous n’en citerons qu’une seule, et nous 
laisserons & peu prés parler le critique espagnol : M. Moreau de 
JonnĂ©s, voulant prouver que le clergĂ© d’Espagne possĂ©dait le tiers 
du sol, cite 4 l’appui de sa thĂ©se (p. 80 de son ouvrage) l’opinion de 
M. Arguelles, qui estimait « que les terres possédées par le clergé 
« conjolntement avec la couronne, avaient une Ă©tendue d’un million 
« et demi de fanégues ou de 12,700,000 hectares, faisant 6,160 Hieues 
« carrées. » 

Or, la fanĂ©gue est une mesure agraire de 80ℱ 16Âą de cdtĂ©, ou de 
0,64 d’hectare ; un million et demi de fanĂ©gues font donc 963,750 hec- 
tares, ou 486 lieues carrĂ©es, c’est-i-dire un nombre treize fois*plus 
pet. J’aurais voulu attribuer une telle inexactitude 4 une erreur de 
chiffres, si d’un cĂ©tĂ© un million et demi n’était Ă©crit en toutes Jet- 
tres, et si de l’autre 12 millions d’hectares ne faisaient exactement 
6,160 lieues carrées, qui pourtant ne feraient pas encore le ters, 
mais le quart de |’Espagne. | 

Et ce qui prouve que M. Rodriguez n’est pas exagĂ©rĂ© dans sa 
critique , c’est que la fanĂ©gue, qu'il fait Ă©gale & 64 ares, vau- 
drait, apres annuaire du Bureau des longitudes, un peu moins 
de 6 ares; ce qui rend encore plus considérable Verreur du 
Statisticien francais, puisqu’un million et demi de fanĂ©gues ne 
ferait guĂ©re que 689,760 hectares, l’erreur serait dix-huit fois plus 
grande ; et comme, d’aprĂ©s Rodriguez, 12,660,000 d’hectares ne font 
que le quart de |’Espagne, il en rĂ©sulterait que 689,760 hectares 
n’en formeraient que la soixante-douziĂ©me partie. L’erreur finale de 
la statistique de l’Espagne serait donc de 1/3 & 4/72. M. Moreau de 
JonnĂ©s aurait donc, dans cette comparaison, augmentĂ© !’un des ter- 


4412 STATISTIQUE INTELLECTUELLE ET MORALE 


mes d’un tiers, et rendu l’autre dix-huit fois plus petit. C’est absolu- 
ment comme dans Ja comparaison qu’il Ă©tablit entre les conscrits 
dont ]’état intellectuel a Ă©tĂ© constatĂ© et le reste de Ja population. 
Telles sont les erreurs que l’on rencontre parfois dans les ouvrages 
particuliers de mon savant adversaire. 

Les statistiques officielles, Ă©manĂ©es du ministĂ©re de }’agriculture 
et du commerce, et confectionnĂ©es aux frais du trĂ©sor public, c’est- 
a-dire des contribuables, en seraient-elles au moins plus exemptes 
que les autres? Hélas! non. Malgré la science incontestable et les 
cinquant@ ans d’expĂ©rience officielle du savant qui en dirige la pu- 
blication, malgrĂ© les avantages immenses d’une position officielle 
qui lui permet de réunir de toutes les parties de la France les docu- 
ments qu’il dĂ©sire et dans la forme qu’il a prescrite, de les vĂ©rifier, - 
de les contrdler et de les renvoyer jusques dans les départements les 
plus éloignés pour la moindre rectification, on y trouve de nombreu- 
ses erreurs, des fautes Ă©normes. 

Il est inutile de faire ]’6numĂ©ration de celles qui ont dĂ©ja Ă©tĂ© si- 
gnalées dans la Statistique agricole, par MM. H. Passy!, de Gaspa- 
rin, Darblay, Millot, Villermé3, etc., et de rappeler toutes les dis- 
cussions soulevées 4 propos de la Statistique des Alénes et de leur 
classification d’aprĂ©s les causes de |’aliĂ©nation mentale, publiĂ©es 
dans le premier des deux volumes intitulés Administration publique. 
Ces critiques et ces discussions ont déja regu dans le temps une as- 
sez grande publicitĂ©5, Je ne raconterai pas non plus l’espĂ©ce de 
duel statistique entre M. Moreau de Jonnés et M. Demonferrand a 
propos des fautes plus ou moins nombreuses signalées par ce der- 
nier dans la Statistique de France, et dans les feuilles de mouve- 
ments de la population. Voici seulement quelques extraits du rapport 
de la commission chargĂ©e, par l’AcadĂ©mie, d’examiner cette grave 
affaire : 

« PĂ©nĂ©trĂ© de l’importance de cette discussion, qui est entitrement 
a lige & la connaissance de la population de la France, et par la a 
« une foule d’intĂ©rĂ©ts divers, le rapporteur de Ja commission a cru 
« ne pouvoir mieux remplir les intentions de l’AcadĂ©mie qu’en al- 


4 Journal des Ă©conomistes, t.I, p. 44 et suivantes. 

2 Ibhid., mai 1845. 

3 Comptes rendus des travaux de l’AcadĂ©mie des sciences, Journal des Ă©cono~ 
mistes, mai 1845, etc. ° 


DE LA FRANCE. 443 


«fant Jui-méme aux archives du royaume examiner les documents 
« Originaux qu’on y conserve et gui ont servi de base aux travaux 
« Statistiques dont nous parlons. Le résultat de cet examen a été TOUT 
«A FAIT FAVORABLE @ M. Demonferrand. Ayant choisi au hasard un 
«a certain nombre de localités, nous avons refait nous-mémes toutes 
ales additions, et nous avons trouvé Tousours que lorsque M. De- 
« monferrand annongait une faute d’addition, ceTTe FAUTE EXISTAIT 
« REELLEMENT et qu’elle avait 6tĂ©6 CORRIGEER EXACTEMENT PAR LUI. Ces 
« additions ont Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©es plusieurs fois, et l’examen auquel on s’est 
a livré ne semble pouvoir laisser aucun DOUTE A CE suseT..... En ré- 
« SumĂ© vos commissaires pensent que l’AcadĂ©mie doit approuveRr le 
«mĂ©moire de M. Demonferrand, et engager l’auteur a continuer, 
a avec persévérance, ses intéressantes recherches. » Le travail de 
M. Demonferrand fut couronnĂ©, malgrĂ© |’opposition de son savant 
adversaire '. 


Fayet. 


4 Voyez Comptes rendus des travaux de l’AcadĂ©mie des sciences, sĂ©ances du 26 
juin 1837, du 46 juillet 1838, et le Journal de l’Beole polytechnique, XXVI* et 
XXVII* cahiers. 


(La suite a un prochain numero.) 


REVOE POLITIQUE. 


Paris, le 24 octobre 1852. 


Le calme plat qui régnait encore, il ya quinze jours, nous indiquait 
Papproche d'une crise : je la pressentais, sans me douter le moins du 
monde par quel pointelle ferait explosion. En voyant de-quelle main 
le coup est parti, uncoup heureusement sans force, telumimbelle sine 
ictu, et la lumiére inattendue qui vient de se faire, je serais tenté de 
remercier Dieu. En tout cas, 4 ]’aspect des symptĂ©mes qui surgis- 
gent de toutes parts, l’espĂ©rance l’emporte sur |’inquiĂ©Lude. 

Nous Ă©tions en effet sur la pente Ja plus funeste, et en mous y sen- 
tant glisser nous-mĂ©mes, nous perdions le droit d’avertir ceux qui 
donnaient |’impulsion au mouvement. Dans la dĂ©route de Russie, 
nos soldats rencontraient de temps en temps un grand feu allumé des 
débris de quelques maisons : les malheureux 4 demi gelés qui pas- 
saient se sentaient subjugués par un attrait irrésistible. En vain les 
plus fermes et les plus sages les avertissaient-ils du danger ; aucune 
remontrance ne pouvait empĂ©cher ces dĂ©plorables victimes de s’en- 
tasser silencieusement autour du foyer. Le lendemain, a la pointe du 
jour, les nouveaux survenants ne trouvaient plus que des tisons fu- 
mants et des couches de cadavres. 

Il n’y a rien d’exagĂ©rĂ© dans la comparaison que j’établis entre ces 
cruels souvenirs et notre situation du commencement d’octobre. Dans 
un pays si léger que les gens dont Ja passion puérilement aveugle a 
amenĂ© Ja catastrophe du 24 FĂ©vrier peuvent relever un drapeau d’in- 
trigue politique sans mourir de honte, ou sans se condamner a une 
vie d’expiation chrĂ©tienne, il Ă©tait impossible que l’art avec lequel on * 
creuse les divisions des partis dynastiques n’amenat pas a une con- 
Ciliation de Jassitude, et si Ile président de la République edt pu ga- 
gner sur lui de rester immobile, ce calcul d’inaction aurait pris dans 
Vhistoire l’apparence de la plus sage et de la plus profonde politique. 





REVUE POLITIQUE. 445. 


Les hommes qui coaservent religigusement Je dépét des traditions 
nationales ne sont pas de ceux qui peuvent dire: Perissent les cola- 
nies plutĂ©t qu'un principe ! I] est des moments ou l’aveuglement uni- 
versel les oblige 4 capituler, et nous Ă©tions peut-Ă©tre a la veille d’une 
nécessité de ce genre. 

Ils le sentaient bien, ces hommes qui, profanant le nom d’artistes, 
prennent a tache de livrer tous les jours les noms at les traits des 
personnages les plus respectables a Ja risée et au mépris du peu- 
ple. La caricature politique avait abandonné les Capucins pour 
se jeter sur la fysion; dans des croquis charbonnés 04 des mains, 
ignobles s’efforcent en vain de rendre grotesques des trails qui dĂ©- 
fient la dérision par leur noblesse, heureux miroir de celle de. 
l’ame, nous trouvions aux vitres des marchands d’estampes la dĂ©- 
monstration de la joie qu’éprouvent les natures dĂ©gradĂ©es, quand 
celles d’un autre ordre semblent exposĂ©es a se dĂ©mentir. On sent 
que c’est pour l’opinion lĂ©gitimiste une force morale immense que sa 
fidĂ©litĂ©, et quand les hommes dont la vie entiĂ©re n’a Ă©tĂ© qu’un acte 
continuel de dévouement sont sur le point de dire: « Putsque le pays 
est insensé, puisque le mal et la faiblesse surmontent toutes les in- 
tentions droites et Ă©clairĂ©es, ce n’est pas nous qui donnerons le signal 
de Ja guerre civile ; » les 4mes de Thersite (car c’est aux Thersites 
que profitent Je plus les libertés de notre époque) sont aux aguets 
pour faire entendre au premier mot leurs huées calomaieuses. 

Ainsi, au moment ou la carriére des aventures semblait se fermer 
d’elle-mĂ©me pour le PrĂ©sident de la RĂ©publique, i! l’a rouverte de 
son propre mouvement, et brisĂ© volontairement |’appui dans lequel 
une Ă©vidente majoritĂ© du parti de l’ordre Ă©tait disposĂ©e a chercher. 
son salut; d’un seul mot, il nous a fait des destinĂ©es nouvelles, et 
c'est cette carriĂ©re ouverte qu’il nous faut maintenant envisager. 

C’est un tort, dans un temps d’aberrations comme le ndtre, que d’a- 
voir l’esprit sensible aux dissonances de la raison. Sous ce rapport, | 
jeconfesse sans peine ce qui cause parfois mon défaut de prévoyance : 
on a beau répéter tous les matins certaines cantilénes, quand la voix. 
est fausse et l'air absurde, il m’est impossible de prendre au sĂ©rieux 
une pareille musique. C’est ce qui m’est arrivĂ© pour le paradoxe de. 
abolition de la Joi du 34 mai, que nous trouvions depuis plusieurs 
mois dans presque tous les numéros du Constitutionnel. Ce journal, 
qui compte 4 bon droit parmi les puissances de la pressa, a un dé- 
faut capital qui paralyse les hommes éclairés et honnétes engagés 
dans sa rĂ©daction : l’intelligence qui dirige est au-dessous de celle 
qui exĂ©cute. C’est ce qui arrivera toutes les fois que Ja spĂ©culation 


416 REVUE POLITIQUE. 


l’emportera sur le talent. Les choses sont aujourd’hui si mal ordon- 
nĂ©es, que les gens d’esprit qui s’enrdlent a la suite des spĂ©culateurs 
ont peut-Ă©tre une excuse lĂ©gitime. Mais, en vĂ©ritĂ©, ce n’est pas la 
peine d’avoir tant reprochĂ© au pauvre Corneille ses courbettes dĂ©di- 
catoires envers M. de Montauron, quand on en est réduit 4 confier son 
sort et a livrer sa pensée a certains tripoteurs de dividendes. 

Il y a une histoire secréte, sans aucun doute, pour la gestation du 
systĂ©me qui avait pour base Il’abolition de la loi du 34 mai; mais au- 
jourd’hui que |’éclat a eu lieu, et que l’avortement paraft certain, 
cette histoire ne nous importe guére. Nous ne prenons pas intérét 
4 savoir qui du Constitutionnel ou de |’ElysĂ©e a concu et nourri cette 
Ă©trange pensĂ©e; contentons-nous d’une seule rĂ©flexion. Un des traits 
essentiels de la rĂ©action salutaire qui doit sauver la sociĂ©tĂ©, c’est la - 
rĂ©pulsion gĂ©nĂ©rale qu’on Ă©prouve contre l'iofluence exagĂ©rĂ©e et il- 
légitime des journaux. Les journalistes honnétes gens ont la naiveté 
de se plaindre de ce qu’on les enveloppe dans la rĂ©probation com- 
mune : qu’ils se contentent d’étre honnĂ©tes sans sacrifier 4 l’esprit 
de corps, et il leur restera une assez belle part de considération et 
d’influence. Quant aux autres, il leur est bien difficile de se mettre a 
Yunisson des sentiments et des idĂ©es d’une sociĂ©tĂ© qui ne veut plus 
de leur domination. Comme ils sont les ennemis paturels de toute 
idĂ©e conservatrice, ils ne peuvent faire de la conservation qu’a la 
facon dont lepersonnage principal d’une comĂ©die trop cĂ©lĂ©bre fait de 
la propriété et de la famille. On se force bien pendant quelque temps, 
on prend des airs réguliers, graves, dévots méme; mais, au moindre 
accident, la bohéme reparatit par un coin ou par un autre, et ala place 
de l’homme d’ordre on n’a plus devant les yeux que Ie flibustier. 

Quand Je Président de la République a fait entendre nettement 
qu’il prĂ©tendait rajeunir sa situation par l’abrogation de Ja loi du 34 
mai, on a vu la Presse se précipiter, nouvel Ixion, sur la fausse 
Junon qu'on lui offrait, et quant au Constitutionnel, guĂ©ri par |’expĂ©- 
rience de l’idĂ©e de faire un premier ministre d’un entrepreneur de 
gazettes, il a paru plus que jamais comme le conseiller intime et pré- 
pondĂ©rant. A !’arriĂ©re-plan se montrait fe Pays, journal des ambi- 
tions rentrĂ©es et des pensĂ©es Ă©garĂ©es en 1848. En somme, c’était une 
conspiration de journaux, et soit parmi les inspirateurs, soit parmt 
les conseillers, soit enfin parmi les metteurs en ceuvre, il ne s’est 
pas rencontrĂ© un homme de bon sens pour avertir, qu’a droite, a 
gauche et au centre on ne trouverait personne pour la soutenir. 

Il est juste de laisser de cĂ©tĂ© le reproche que doivent s’adresser 
quelques-uns des auteurs de la loi du 34 mai. On peut en effet attri- 





REVUE POLITIQUE. 417 


buer ce qu’offre 4 certains Ă©gards de dĂ©raisonnable }’économie de 
cette loi, 4 la crainte qu’inspirait, dans un moment critique, la manie 
des amendements et l’espĂ©ce de fureur avec laquelle les hommes 
de tiers-parti se jettent sur les dispositions qui peuvent déranger 
l’effet d’une mesure salutaire; c’est pourquoi |’on avait fait prendre 
et l’on a fait respecter jusqu’au bout l’engagement d’accepter la loi 
telle quelle, quand bien méme Ia discussion y ferait voir quelque er- 
reur ou quelque lacune Ă©vidente. On doit convenir toutefois que 
imposition de ce serment provenait aussi du manque de sang-froid 
de certains chefs. Mais aujourd’hui, ce n’est pas de ces imperfections 
qu'il faut se prĂ©occuper ;.l’on ne peut douter que la majoritĂ© qui a fait 
la loi du 34 mai ne soit résolue a Ja maintenir dans son intégrité, et la 
raison d’une semblable rĂ©solution est Ă©vidente. Cette loi est le seul 
acte d'une grande importance qui ait fait sérieusement reculer la ré- 
volution ; ca Ă©tĂ© une affaire d’honneur d’autant mieux rĂ©giĂ©e qu’on 
n’a pas Ă©tĂ© obligĂ© d’aller sur le terrain. L’émeute avait dit qu’on n’o- 
serait pas toucher au suffrage universel; |’AssemblĂ©e lĂ©gislative a 
rĂ©pondu 4a ce dĂ©fi, en rayant plusieurs millions d’électeurs, et |’é- 
meute en a Ă©tĂ© pour ses frais de forfanterie : c’était un grand signe 
de dĂ©cadence. Depuis lors, la situation ne s’est pas un seul moment 
détendue, et ja société veille encore derriére ce rempart élevé a la 
hate, mais assez fort pour contenir momentanĂ©ment !’ennemi. 

Maintenant on vient nous dire : comme nous ne sommes pas bien 
sirs que vous nous laissiez le commandement de votre armée, nous 
allons, avec votre permission, ouvrir une porte dans le rempart pour 
y faire entrer l’ennemi. N’ayez pas peur! car, s’il vous en veut, a 
vous, il va trouver ici l’objet de son culte, et le respect qu’il inspire 
vous servira de bouclier! — En vĂ©ritĂ©, jamais le royaume d’Utopie 
n’a renfermĂ© rien de sembiable 4 cette chimĂ©re. 

D’abord lignorante adoration sur laquelle on compte, n’a plus, 
tant s’en faut, l’unanimitĂ© de 1848. A cette Ă©poque, le suffrage uni- 
versel Ă©tait trop jeune pour porter ses fruits: il ne manquait pas de- 
précepteurs, mais ceux-ci, en ingurgitant trop précipitamment leur 
doctrine, se la voyaient rejeter par la masse des populations. Une 
vieille erreur Ă©tait alors plus puissante que la semence d’une erreur 
nouvelle. Mais, depuis cette époque, les choses ont bien marché, et 
pour s’en convaincre, il n’est pas nĂ©cessaire de recourir aux scrutins 
de la Bourgogne et de |’Alsace. A jour fixe, et pour !’enseignement 
manifeste de toute Ja France, le suffrage illimitĂ© s’est chargĂ© de rĂ©- 
pondre aux avances du Président de la République. II est parti, le poi- 
gnard dans la poche, Ja pique ou Ja fourche en main, de Précy, de 





448 REVUE POLITIQUE. 


Sancergues et de Beffes ; les hommes qui, dés 1848, arrachaient de la 
main des paysans effrayés les bulletins de leur choix, et y substi~ 
tuaient de force des listes incendiaires, sant devenus chefs de bande, 
et se font suivre par la population sĂ©duite ou Ă©pouvantĂ©e : sorte d’ar~ 
mée comme en fournissent toutes les révolutions, se dissipant ainsi 
que |’eau a travers Jes interstices d’un vase fĂ©lĂ©, si le rĂ©cipieat regoit 
le moindre choc, mais prĂ©tes 4 dĂ©verser l’inondation, powr peu que 
l’apparence du succĂ©s frappe l’imagination populaire, Aussi ne doit- 
on pas compter aujourd’hui combien, dĂ©s Ja premiĂ©re renceatre, se 
sont échappés des soldats que les nouveaux Ronsin avaient levés dans 
le Cher et dans la Niévre; il faut se représenter le torrent dévasta~ 
teur qui se serait formé de cea premiers ruisseaux, si les cing gen- 
darmes de PrĂ©cy eussent Ă©prouvĂ© quelque daute dans |’exĂ©cution 
de leur consigne. 

Ce doute funeste, qui oserait affirmer qu’il ne leur fit pas venu, 
sils avaient su qu’en haut lieu on s’apprĂ©tait a faire une avance 
Ă©lactorale aux bandits de la contrĂ©e? C’est un miracle, que d’un bout 
de la France a l’autre, avec la faussetĂ© fondamentale de Ja situation 
d’un gouvernement qui, au nom de la RĂ©publique, lutte contre l’en~ 
trainement républicain, on trouve des hommes qui chaque jour, & 
chaque heure, brevent les menaces d'une faction, enivrĂ©e de l’espoir 
d'une prochaine catastrophe, et maintiennent, avec )’ordre matĂ©riel, 
ce qui reste de l’ordre moral de la sociĂ©tĂ© ; mais ik ne faut pas jouer 
avec les prodiges, et j’affirmerais qu'il n’y a pas en France, a 
Vheure qu'il est, ua homme raisopnable qui ne soit convaincu qu’au 
moiodre dérangement, dela museliére, tout se ddchatnere. 

Les canseillers de |’ElysĂ©e ont donc Ă©tĂ© bien aveugles, ’ils ont ins- 
pirĂ© ou caressĂ© l’ijlusion d’une nouvelle victoire & remporter sur le 
suffrage universel, parla moyen d@’une canceasion faite aux entreprises 
de la dĂ©wagogie. Depuis trois ans, le PrĂ©sident n’a plus eu dechances 
sérieuses que dans Jes rangs du parti de ordre ; pas un républicain 
ne lui a pardonnĂ© |’entrainement popuiaire qui fit PĂ©lectian du 
40 décembre, Les hommes qui en 1848 voplaiens sincdrement ¹tablir 
un gouvernement rĂ©gulier ala condition d’en denenurer les chefs, n’en 
sont venus 4 se soumettre aux mouvements les plus déserdannés 
des conclaves populaires, que par un besoin effréné de revanche, 
et l’ascendant qu’ont perdu leg conapirateura en gants jaunes n’é+ 
chappera pas aux prédicateurs de cabaret qui préchent le partage 
des terres et J’abolition des dettes. L’intrigua de la Presse n’a dane 
pas plus de pied dans las bas-fonds du radiaalisme Ă©galitaira. que les 
agaceries du Constitutionnel; at quant ay prestige particuliar dg 


Ă© 


REVUE POLITIQUE. 429 


neveu de NapolĂ©on, il suffirait de I’hĂ©sitation ou de Ja modĂ©ration 
qui l’ont empĂ©chĂ© pendant trois ans d’aborder le rĂ©le que lui assi- 
gnait le veu de Ja population des campagnes, pour empécher les 
mémes électeurs de se fier une seconde fois & lui. Pour réussir de 
nouveau, i] lui fallait le concours et ja recommandation des amis de 
Yordre: ila perdu ces avantages en voulant changer de soldats. 

It est vrai que son autoritĂ© reste conditionnelle, et c’est une posi- 
tion peu agrĂ©able pour d’aussi vastes pensĂ©es. Nous rĂ©pondrons a 
cela que, dans |’intĂ©rĂ©t mĂ©me d’une Ă©tonnante fortune que |’on 
rĂ©ve encore plus grande, il importait d’adopter la rĂ©gle fondamen- 
tale qui gouverne la saine politique de notre Ă©poque : Ne jamais 
consmrer. L’AssemblĂ©e en votant Ja rĂ©vision & une majoritĂ© impo- 
sante, et en composant la commission de permanence d'esprits sages 
et pacifiques, les conseils généraux, en demandant a la presque una- 
nimité ja révision et la révision intégrale 4 une immense majorité, 
intimaient la méme conduite: tout le monde devait marcher 4 ciel 
ouvert. Au lieu de cela, que fait-on? Nous n’avons a ce sujet ni rĂ©cit 
& donner, ni conjectures 4 Ă©metire. On en sait plus qu’on ne peut 
dire : 6t il suffit de la manifestation d’an projet essentiellement hos- 
tile & Ja majoritĂ© de l’AssemblĂ©e, en pleines vacances du ‘parlemens, 
en pleine conflance du parti de l’ordre, de ce congĂ© impĂ©rieuse- 
ment donné au dernier des ministéres Iégaux, aux hommes qui par 
légéreté et par attache au pouvoir avaient couvert de leur responsa- 
bilité la révocation du général Changarnier, pour montrer de quelle 
hauteur on s’est JancĂ©, pour en revenir & la plus dĂ©plorable inconsis- 
tance politique : en un mot, c’est un suicide. 

Aprés un pareil éclat, i] nous importe peu quels noms circulent et 
quelles tentatives peuvent se faire. On a épuisé la bonne volonté des 
hommes parlementaires, méme des plus petits et des plus naive- 
ment ambitieux. Les hommes du dehors ne sont pas maieux disposés ; 
il y a grande difficuléé a reconstituer le cabinet intérimaire dont le pas- 
sage aux affaires n’a jaissĂ© gĂ©nĂ©ralement que de bons souvenirs. Les 
hommes de yaleur qui avaient accepté cette position délicate, avaiant 
encore en perspective, pour leur justification, Je retour ou l’avĂ©ne- 
mentau poavoir d’hommes dĂ©terminĂ©s a maintenir la bonne harmonie 
du PrĂ©sident et de l’AssemblĂ©e; mais aujourd’hui la derniĂ©re couche 
est Ă©puisĂ©e ; aprĂ©s M. Baroche, il faut tirer |’échelle. Quant aux gĂ©- 
néraux de fraiche date qui ne demanderaient pas mieux que de renou- 
veler au profit de leur agrandissement Je beau drame de (Afrique @ 
Paris, si glorieusement représenté par leurs devanciers, en 1848 et 
4849, il leur faudrait un point d’appui plus solide, et I’hĂ©sitation 


fe 


120 REVUE POLITIQUE. 


qu’ils semblent Ă©prouver sert mieux 4 dĂ©montrer les embarras de leur 
ambition que les scrupules de leur conscience. 

Aussi, de quelque cĂ©tĂ© qu’on se tourne, on ne voit que danger et 
qu affaiblissement pour une cause naguére si puissante; ceux qui la 
goutiennent encore par parti pris, n’ont qu’un mot a opposer au 
vrai pouvoir qui reste, celui de la majoritĂ© dans |’AssemblĂ©e : Vous 
wĂ©tes pont une majoritĂ©. Toute la question est 1a, en effet, et c’est 
pourquoi nous sommes loin de perdre |’espĂ©rance. Ce peuple-ci est 
de ceux qui ont besoin d’étre mis au pied du mur; jusque-la il ne 
fait guére que des sottises : il est admirable pour gaspiller une si- 
tuation. Mais poussez-le dans une impasse, et il est le seul qui saura 
en sortir. Le général Changarnier se trouvait un jour en Afrique, 
au fond d’une espĂ©ce de cratĂ©re, entourĂ© de toutes parts de mon- 
tagnes escarpées; les Arabes occupaient tous les passages et les 
officiers se disaient les uns aux autres : Nous sommes pris! Que fit 
Je gĂ©nĂ©ral ? Il mit 4 )’ordre du jour une razzia pour le jendemain, 
comme si }’on avait Ă©tĂ© en pleine campagne, et cette hĂ©roique fan- 
faronnade fut le salut de la division. Les Arabes se le tinrent pour 
dit; et, en effet, qui peut ordonner de piller |’ennemi, si ce n’est un 
vainqueur ? 

La majorité est & bout de délais et de querelles intérieures. Je sais 
bien que plus le pĂ©ril devient imminent et plus les incorrigibles s’en- 
hardissent. Ils ont jeté la candidature du prince de Joinville dans les 
jambes du Président ; les voici tout préts 4 semer des mémes chausses- 
trapes le chemin difficile par lequel le Parlement doit passer. Mais la 
nécessilé est plus forte, grace 4 Dieu, que toutes les intrigues, et le 
rdle que doit jouer la majorité est si clair, son devoir si marqué, sa 
force si certaine, qu’il nous est impossible de ne pas croire & une 
prochaine union. Ce que la commission de permanence, expression 
d’un accord auquel nous avons applaudi comme au plus heureux 
de tous les symptémes, a fait ces jours-ci en face des entreprises, 
son sang-froid, sa prudence, sa fermetĂ© se retrouveront, n’en dou- 
tons pas, dans la majoritĂ© de l’AssemblĂ©e lĂ©gislative : et alors..... 
Les musulmans ont dĂ©robĂ© aux chrĂ©tiens cette sentence qu’il nous 
est bien permis de leur reprendre: Dieu est grand et miséricordieux ! 

Au reste, tout en réprimant nos espérances, si souvent trompées 
quant au dĂ©lai, jamais quant au fond (car nous n’avons pas cessĂ© de 
marcher vers le but), et lors mĂ©me qu’on parviendrait 4 boucher la 
voie d’eau actuelle par un essai de rapatriage, le profit 4 tirer de la 
crise n’en serait pas moins considĂ©rable. On saft aujourd’hui ce qui 
suivrait un triomphe de la politique prĂ©sidentielle, soit que l’opinion 


i 


REVUE POLITIQUE. 422 


y edt prété les mains, soit qu'on eit procédé par surprise. La répu- 
tation de sagesse qui a jusqu’ici soutenu l’influence de I’ElysĂ©e aura 
recu une atteinte des plus graves. Nous avons toujours pensé que 
ceux mĂ©mes qui insistaient le plus pour qu’on s’en remit de notre 
sort aux idĂ©es napolĂ©oniennes, seraient, aussitdt aprĂ©s l’évĂ©nement, 
au dĂ©sespoir du succĂ©s de leurs voeux. Aujourd’hui, nous savons par 
la veille ce qu’aurait Ă©tĂ© Je lendemain, et, quoi qu’il arrive, l’expĂ©- 
rience ne sera pas perdue. 

Nous remarquerons aussi, non sans une véritable satisfaction, 
que, jusqu’a ce moment, toutes les exagĂ©rations du dĂ©sespoir qui 
poussaient a un renversement du gouvernement parlementaire, sont 
venues des rangs ou l’on accueillait la politique prĂ©sidentielle. Scru- 
tez, au contraire, toutes les nuances de la droite jusqu’a ses frac- 
tions les moins raisonnables, et vous y trouverez, radicalement 
effacĂ©e , l’'ancienne foi 4 l’efficacitĂ© du despotisme royal. Quand 
MM. Berryer et de Falloux se sont expliquĂ©s sur ce point, ils l’ont 
donc fait, malgrĂ© des dissentiments momentanĂ©s, pour toute |’opi- 
nion JĂ©gitimiste. La constatation de cette unanimitĂ© n’efface pas, 
sans doute, la prévention des adversaires, mais elle trace a la po- 
htique royale une voie lumineuse, et c’est cette politique qui peut dire 
a son tour, et cette fois sans crainte d’étre dĂ©mentie par les faits : 
Tous les partis vous promettront en vain Ja liberté, moi seule je suis 
en état de vous donner la liberté véritable. 

La nĂ©cessitĂ© (aidĂ©e, dit-on, d’un accĂ©s d’autocratie, prĂ©cieux & 
étudier dans Ja conjoncture présente) vient de faire mettre deux dé- 
partements de plus, le Cher et la NiĂ©vre, en Ă©tat de siĂ©ge : on n’est 
pas au bout de cette carriĂ©re ; car, nous |’avons dit a une autre Ă©poque, 
l'état de siége est, avec le caractére francais, la situation normale 
d’une rĂ©publique qui rĂ©siste 4 la dĂ©magogie. Tant que l’insurrection 
restera glorifiée, on ne pourra empécher les esprits grossiers et avides 
de considérer un gouvernement sans chef permanent comme une 
aréne incessamment ouverte a la concurrence des aventuriers. La 
rĂ©pression serait cent fois plus Ă©nergique, qu’on ne parviendrait pas 
a dĂ©raciner cette conviction : tout ce qu’on obtiendrait serait d’en 
ajourner |’effet. Ii n’ya pas de gouvernement stable sans force morale ; 
il n’y a plus de force morale en dehors des idĂ©es que nous dĂ©fendons. 

La France recoit en ce moment une impression de tristesse qui doit 
agir sur les cceurs et ramener encore bien des esprits; |’auguste fille 
de Louis XVI vient de fermer les yeux loin de sa patrie: la posté- 
rité commence donc pour cette grande infortune , et déja nous 
voyons quelle en sera |’effet dans )’histoire. On racontera le martyre 


/ 


222 REVUE POLITIQUE. 


de cette vierge royale dans Ja tour du Temple; on contemplera avec 
vĂ©nĂ©ration l’existence de vertus et de sacrifices qui est venue s’a- 
jouter & ces tourmehts des premiéres années. Nous qui avons vu 
cette princesse sur la terre de France, nous dont la pensĂ©e l’a con- 
stamment suivie dans |’exi], disons aux gĂ©nĂ©rations nouvelles ce 
que furent l’abnĂ©gation, la charitĂ©, la bontĂ© inĂ©puisable de |a fille de 
Louis XVI: rappelons son courage dans |’adversitĂ©, et son inĂ©pui- 
sable indulgence pour ceux qui l’avaient condamnĂ©e a passer plus 
de quarante ans de sa vie dans |’exil. Disons que jamais Francaise 
n’a aimĂ© plus passionnĂ©ment son pays, et n’a priĂ© pour lui avec plus 
de ferveur. 

Les destinĂ©es d’une race comme celle des Bourbons ne sauraient 
étre jugées avec indifférence : ces princes dans lesquels se reflétent 
toutes les nuances du caractére national offrent le mélange le plus 
extraordinaire de fautes déplorables et de grandes actions. Avec les 
Bourbons, quand lemala pesé dans un des plateaux de la balance, 
Vexpiation est toujours venue de l’autre cĂ©tĂ© rĂ©tablir |’équilibre, 
et pour que cette expiation fut & la fois plus solennelle et plus com- 
piĂ©te, la Providence a marquĂ© les 4mes pures de cette famille d’un 
sceau de supériorité morale extraordinaire. La fille de Louis XVI réu- 
nissait dans sa personne tous Jes malheurs et toutes les vertus de sa 
famille : elle nous protégera du haut du ciel, aprés avoir préparé dans 
son auguste neveu les rares qualitĂ©s qui font aujourd’hui notre plus 
chére espérance. 


Ch. L&NORMANT. 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIOUE, 


La question que nous avons touchée 4 propos du Ver Rongeur, de 
M. l’'abbĂ© Gaume, ne pouvait manquer d’émouvoir les esprits sages 
et expĂ©rimentĂ©s de ceux qui, dans le clergĂ©, se livrent 4 I’édu- 
cation de la jeunesse. Un ecclĂ©siastique distinguĂ© du diocĂ©se d’Au- 
tun, M. l’abbĂ© Landriot, nous prie de faire connaitre la prĂ©face d’un 
Ouvrage, maintenant sous presse, ou il semble se placer exactement 
dans le méme point de vue que nous. Nous déférons au veeu de 
M. l'abbé Landriot, en nous réservant de faire connaitre plus tard 
d’autres parties de son livre. D'un autre cĂ©tĂ©, nos lecteurs appren- 
dront sans doute avec plaisir la promesse que le R. P. Daniel, de 
la Compagnie de JĂ©sus, a bien voulu nous faire de donner prochai- 
nement dans le Correspondant des articles ou il présentera la défense 
du systéme d'éducation classique et littéraire suivi, non-seulement 
depuis trois siécles, mais de tout temps, dans les écoles catholiques, 


Ch. LENORMANT. 


Une discussion trĂ©s-grave vient de s’engager : l’enseignement hittĂ©- 
faire, tel qu'il se pratique dans les écoles chrétiennes, est attaqaé avec 
Ohe violence que nous regrettons. On Yaccuse d’avoir rompu dans 
toute ' Enrope, manifestement, sacrilégement, mathetreusement, la 
thatne de Censeignement catholique (Ver Rongeur, p. 3). On hei ap- 
plique les foudroyantes paroles avec lesquelles ]’Esprit saint a flĂ©tri les 
orgies dn culte xolatrique : Infandorum tdolorum cultura omnis mal 
Causa est, et imtinm et fimis (Epigraphe du livre). On accuse les 
sésnites, fes Oratoriens, les Bénédictins et d'autres en grand nombre, 
@avoir coutĂ© les gĂ©nĂ©rations dans le moule du pagantsme, et d’avoir 
dbtent des generations paienwes (Ver Rongeur, p. 28-29). On accuse 
les partisans vtu systĂ©me actuel d’enseignement d’apprendre aur gĂ©rĂ©- 
rations de (Europe 4 reyerder tes paroles des auteurs pafens comme 


424 BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


des oracles, et leurs théories sociales comme tout ce quvil y a de plus 
parfait, de plus beau au monde (p. 309). On les traite comme des 
novateurs qui ont introduit le pagamsme dans l'Ă©ducation; comme 
des hommes a imagination, qui prétendent conserver chrétiennes les 
gĂ©nĂ©rations quils satirent de paganisme et auxquelles ils laissent igno— 
rer le Christianisme ; comme des disciples du sens privĂ©, qui, mĂ©pri— 
sant et la pratique constante des dges de foi et les prescriptions de 
l'Eglise universelle, imposent leurs théories comme des régles infail- 
libles (p. 397). Les pages 243, 24h, 245, 246, renferment d’autres 
insinuations trĂ©s-peu flatteuses pour les maisons tenues par des relt— 
gieux ou des ecclésiastiques, et dans lesquelles régne le pagamsme 
classique. 

Ailleurs, on annonce qu’il s’agit d’une revolution (Prospect. de la 
Bible des class. chrétiens, p. 2). Et cette révolution, organisée contre 
lenseignement actuel, on veut l’opĂ©rer au moyen d’un plan gĂ©nĂ©ral 
d’études, d’ow les classiques paiens seront bannis depuis la huitiĂ©me 
Jusqu’a Ja troisiĂ©me, et simplement tolĂ©rĂ©s & partir de la troisiĂ©me jus— 
qu’a la rhĂ©torique (Ver Rongeur, p. 394-395). Les auteurs paiens 
seront remplacés par la Vulgate, leg Commentaires de S. Jéréme, les 
_ Homelies de S. Grégoire le Grand, et un choix d'autres Péres, Et 
encore, parmi ces derniers, il en est dont on se dĂ©fie, parce qu’ils con- 
servent encore dans leur style des formes paiennes (Prospectus de la 
Biblioth., p. 8); il en est méme, comme S. Paulin, Prudence, S. Da- 
mase, S. Avit, que l'on exclut du programme, parce qu’ils sont paiens 
par la forme (1b., p. 9). 

L’auteur prĂ©tend appuyer son systĂ©me sur les monuments de la tra— 
dition catholique, et il affirme qu’il a Ă©tĂ© pratiquĂ© par les nations chrĂ©- 
tiennes durant quinze siécles. (16., p. 144; Ver Rongeur, p. 46, 68, 
357, 397.) 

Le livre que nous publions sera une réponse aux accusations de 
M. Gaume. Il est divisé en deux parties : dans la premitre, nous prou- 
verons, par des documents incontestables, que l’enseignement littĂ©raire 
pratiquĂ© dans I’Eglise, dans les quinze premiers siĂ©cles, Ă©tait & peu prĂ©s 
semblable & celui que M. Gaume attaque avec tant de véhémence; et 
que les auteurs paiens ont toujours été mis entre les mains des enfants 
avec les précautions usitées encore aujourd'hui. Nous accumulerons les 
textes, afin qu’on ne nous accuse pas de prendre l'exception pour la 
régle. Dans la seconde partie, nous suivrons les différentes assertions de 
auteur, et nous les apprécierons en soumettant au lecteur le texte de 
louvrage et nos propres réflexions. De la discussion des autorités invo- 
quées par M. Gaume, il résultera que la plupart des textes qu'il cite 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 125 


sont ou altérés, ou pris dans un autre sens, ou indifférents a la ques~ 
tion, OU Opposes G@ son systĂ©me. L’examen de la partie thĂ©orique nous 
aménera 4 reconnaitre quelques vérités incontestables au milieu de pro- 
positions évidemment exagérées. Pour les reproches presque amers exe 
primĂ©s contre les mĂ©thodes actuelles, nous espĂ©rons que l’auteur re= 
grettera de s’étre laissĂ© entrainer 4 un mouvement trop vif, quelque gĂ©- 
néreux qu'il soit dans les intentions, 

Nous eussions partagé complétement la manitre de voir de M. Gaume 
s'il se fdt bornĂ© a demander I’amĂ©lioration des Ă©tudes, l’introduction 
plus compléte et plus sérieuse des ouvrages ecclésiastiques, et s'il edt 
seulement proposĂ© d’inspirer @ nos Ă©coles le souffle d’une vie plus chrĂ©- 
tienne. Evidemment, il y aa faire sous ce rapport, et l'on pourrait 
trĂ©s-facilement organiser un plan d’études oa les PĂ©res et les Docteurs 
de I'Eglise seraient traitĂ©s avec le respect et l’honneur qu’ils mĂ©ritent, 
méme sous le rapport littéraire 1. Ce que nous ne pouvons admettre dans 
Je livre de M. Gaume, ce sont les idées trop exclusives, et nous crai- 
gunons sérieusement que les exagérations de son ouvrage ne deviennent 
- peut-€tre un obstacle & des rĂ©formes dĂ©sirables. 

Quel que soit notre jugement sur le Ver Rongeur, nous n’en conser- 
verons pas moins le plus grand respect pour les intentions de I'auteur, 
et la plus haute estime pour ses vertus et son caractĂ©re. L’intĂ©rĂ©t de la 
vérité et la gravité de la question ont pu seuls nous décider 4 nous 


mettre pubjiquement en désaccord avec lui. 
( 


Reponses, par M. l’'abbĂ© DE SEcuR. — ( 6* Ă©dition, revue et augmentĂ©e 
par l’auteur 7.) 


RĂ©ponses & quoi ? se demande-t-on d’abord ; puis, cĂ©dant a la curio= 
sitĂ©, on ouvre, on interroge le livre, et l’on trouve, en effet, des Re- 


{ Cette pensée nous a dirigé dans la publication des Conferences sur PRtude 
des belles-lettres (v. surtout t. I*", p. 162-163). Unir ensemble la littérature sacrée 
et profane, nous a paru la seule thĂ©orie admissible. L’importance de la discussion 
nous fait un devoir de constater que Son Eminence Mgr le cardinal Mathieu, ar- 
cheyĂ©que de Besancon, NN. SS. l’archevĂ©que de ChambĂ©ry, les Ă©vĂ©ques de Beaue 
vais, de Dijon, de Meaux, d’Annecy, ont approuvĂ© nos idĂ©es et le plan de notre 
ouvrage : le célébre professeur du collége romain, le P. Perrone, nous a puissam~ 
ment encouragé dans cette voie, ainsi que le savant chanoine Audisio, & qui une 
science profonde et des vertus Ă©prouvĂ©es par Ja persĂ©cution, ont valu l’estime par- 
ticuliére du pape Pie IX. 

2 Au bureau central de la Société de Saint-Vincent de Paul, rue Garanciére, 6, 
et chez Jacques Lecoffre, libraire, rue du Vieux-Colombier, 29. 


ee 


496 BULLETIN BIBLIOGRAPAHIQUE. 


ponyes 2 ces deux atlversaires, TincrĂ©duivĂ© et PIrrĂ©ligion, qui n’en 
wmréritent gotre, il semble. Toutefois, il s'agit de ves maximes déiétéres 
qui ont, sur les esprits ignorants eu faibles, une déplorable influence, 
et sont {arme de guerre des hommes de mauvaise fol. Poar les uns et 
tes autres, efles sont comme ces proverbes qui deviennent ja régle 
de conduite du plas grand nombre; mais, du moins, les proverbes sont- 
ils puisés & une source pure : lexpérience universelie; c'est, comme 
on dit, da sugesse des neteons, Les mafkearenx, qui débitent les maxi- 
mes aaxquelles rĂ©pond M. de SĂ©gur, eseratent-~ils soutenir qe’elles sont 
puisĂ©es hk la mame source ! HĂ©inzs! ce n’est point la sagesse, mais la dĂ©- 
raison humaine qui fes a dictĂ©es, Qai de noas a’a entenda et n’entend 
encore chaque jour proférer, en haine de la vérité, oes banalités deasé- 
thantes et stériles ? 

Il n’y a point de Dreu, dira Tan; — quand on est mort, tout est 
mort, dira Pautre; — el suffit dĂ©tre honnĂ©te homme, ayoutera celui- 
ti; — Dreu n’a pas besoin de mes preeres, rĂ©pĂ©tera celui-lk ; — c'est le 
hasard gi méne tout, @ira enfin un dernier.... Ab uno disce omnes... 
Ces quelques Ă©chantillons font connaftre tout le reste. 

C’est donc & ve fĂ©perteire edieux, funeste, que s'attaque i*aateur des 
Réponses > c'est contre lui qu'il s'avance résohument et ia vissére levée. 
Sembtable au chevaker @es temps écoultés, qui we donne de merci 3 
gon ennemi que s'il le voit abattu, terrassé, M. Pabbé de Ségur ne 
laisse rien debout. La foi et le bon sens tui viennent en aide; et ces 
deux puissants auxiliaires combattent vigoureusement avec lui. Le sujet 
Ă©tait beau, sans doute! DĂ©fendre Dieu, l’Ame, l’immortalitĂ©, tout ce 
qui est grand, tout ce qui console le coeur; enfin, tout ce qui éléve 
Fintelligence. Certes, l’auteur pouvait avoir ja lĂ©gitime ambition , 
il était assurément en mesure @e Monner a sa pensée , a sa parole, 
toutes les proportions d’une si riche matiĂ©re ; mais il savait la dou- 
‘ble devise du champion qu’il avait en prĂ©sence : mer et persfler. 
Hi n’a donc pas voulu franchir le -cercle dans lequel il Yensit a |'en- 
fermer: celui du calme bon sens et de la simple vérité. Et les coups 
‘qu'il porte ne sont que plus assurĂ©s, que mieux appliquĂ©s. En lisant 
ces Réponses , nous nous prenions a somger, tantét a laustére ami de 
RenĂ©, le pĂ©re Souel, qui ne voyait pas dans ce qu’il entendait, matiĂ©re 
4 s'attendrir; tantĂ©t aussi — saufla correction et I’élĂ©gance dont M. de 
SĂ©gar a'enfreint jamais les lois —- au pere Bridaine. De quoi s'agissait- 
Hi pour le vigoureux prédicatear ? De broder des ornements & sen ex- 
pression? Non; mais tout le monde le sait, de frapper, Mentrafner. 
Est-ce & dire que l'auteur des RĂ©ponses ne sache pas, a l'occasion, 
Ă©lever ses aÂącenjs, ou donner de l'Ă©clat a l’enveloppe de sa pensĂ©e ? Loin 


BULLETIN BIBLIOGRAPBIQUE, 127 


de B, il mous serait facile au contraire de citer des pages empreintes 
d'une véritable élévation. IJ est question, par exemple, de la priére et 
de cette belle affirmation que Dieu n’en a que faire :.... « Dieu n’a pas 
besoin de vos priéres, il est vrai.... Elles ne changent en rien sa béati- 
tude immuable; mais il les exige de vous..., parce que yous, sa créa- 
ture et san enfant, vous les lui devez. Votre pensĂ©e, dont il est ]’auteur, 
il y a droit,..; et ca ceeur, qu'il vous a donné, il a droit & son amour,,. 

« Quoi de plus grand, quoi de plus doux que la priére ! 

« C'est la pensĂ©e humaine s’appliquant a Dieu, son plus digne objet. 

« Crest Je coeur s’unissant au Dieu,d’infinie bontĂ©, d'infinie perfec~ 
tion, d'infini amour.... C’est l'enfant qui parle 4 san pĂ©re bien-aimĂ©, 

« C'est Pami gui converse familitrement avec son ami... 

« C’est le pĂ©cheur faible et infirme qui demande misĂ©ricorde au Diey 
qui a dit: Jamais je ne rejetterai celui qui vient & moi. » 

Ainsi disent les BĂ©ponses: n’est-ce pas le coeur qui parle ici tout 
eatier ; et catte page n’est-elle pas elle-mĂ©me une priĂ©re! Mais le dia- 
lecticien reparait bientét: il connait ceux qu'il cherche & convaincre 
on a convertir. Dans les fonctions si pénibles qu'il remplit (il est 
aaménier de la prison militaire), il a pu voir, dirait-on, ces stériles 
waximes 4 l’ceuvre, ct il les traite, s'il nous est permis de recourir 
a cette comparaison mĂ©dicale, d’une facon allopathique ; a des raisons 
prétendues telles, il en oppose de bonnes, de sérieuses ; a des sophis- 
mes, il rĂ©pond par la sagesse irrĂ©fragable des siĂ©cles. « Il n’y a pas de 
Dieu, » lui dit son malade, — car ce n’est pas un autre homme qu'il 
a devant lui. — Il n’y a pas de Dieu? — En Ă©tes-vous bien sir? 
lui rĂ©pond simplement I’homme de Ja foi et de la priere. Et qui donc 
alors a fait le ciel, la terre, Je soleil, les Ă©toiles, lhomme, le monde? 
Tout cela s’est-il fait tout seul? Que diriez-vous si quelqu’un vous 
montrant une maison vous affirmait qu’elle s’est faite toute seule ? Que 
diriez-vous mĂ©me, s’il prĂ©tendait que cela est possible ? Qu’il se moque 
de vous, n’est-il pas vrai? ou bien qu’il est fou; et vous auriez grande- 
ment raison. Si une maison ne peut se faire toute seule, combien 
moins encore les merveilleuses crĂ©atures qui remplissent l’univers, & 
commencer par notre corps, qui est la plus parfaite de toutes. » 

L'argument n'est pas neuf, opposera-t-on. Mais ne suffit-il pas qu'il 
soit vrai, irrĂ©sistible? Encore une fois, il ne s’agit pas ici de viser & 
effet, de faire de la phrase ; il s’agit de quelque chose de mieux et d’un 
plus pressant intĂ©rĂ©t : unum est precipuum, |’important, c'est de mettre 
4 néant toutes ces erreurs qui de loin paraissent quelque chose, et de 
prĂ©s ne contiennent que le vide. C’est 4 quoi les RĂ©ponses ont pleine- 
ment réussi. Peu de livres renferment en moins de lignes plus de choses 





498-- “"' +  ° BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. . + wt 
et de vérités. On peut, sur quelques points secondalres, et céfa hous est 
arrivé 4 nous-méme en le lisant, ne pas se rencontrer toujours avec 
M. de Ségur; mais ce qui 2 nos yeux est acquis 4 l'histoire de la polé- 
mique religieuse, c'est qu’elle compte dans ses rangs un soldat de plus, 
et un yaillant soldat. Et que l’on nĂ© croie point, qu ‘ala place de l’errear 
qu’il combat, l'auteur des Reponses mettra quelque autre erreur, que 
qui aussi tombera dans un extréme. Il est trop chrétien pour cela. Té~ 
‘mojn cq qu'd dit He la Saidt-BarthĂ©lemy : « Ga Ă©tĂ© un de ca exces 
déplorables que l'irritation des guerres clviles, Yastuce-de la pélitique, 
la fureur de quelques care: ai la dureté des mceeurs du temps peu- 
vent seules expliquer. 

« La religion est bien loin danraaee: tout ce qu’on fait en son 
nom et tout ce qui se couvre de son manteau. » 

On ne saurait parler plus sagement. C’est donc un bon livre que celui- 
la; aussi bien pensĂ© qu’ il est bien-dit, parce que surtout il s’attaque 4 une 
lépre véritable, 2 une des plus tristes maladies qui puissent affliger le corps 
social : lincrĂ©dulitĂ©, qui dessĂ©che lĂ© ceeur et flĂ©trit l’intelligence. Or, il 
faut le dire : quelque puisse Ă©tre l’avenir de ce pays, i+ n’y a de salut 
possible pour la sociĂ©tĂ© que si la Religion se trouve & la base. C’est ce 
que M. l’abbĂ© de SĂ©gur a parfaitement compris et dĂ©montrĂ© dans ce 
livre, qui sera tout a la fois une réfutation et un préservatif. 


Victor ROSENWALD. 


8 


L’un des GĂ©rants, CHARLES DOUNIOL. 


Si ee ate ae aT . 
Paris, — E. Ds Sors, imprimear, 36, rue de Seine. 


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Fome IXIZ. — 3 Livraisen. LUWDI, 10 NOV. (851, 


LA 


PHILOSOPHIE ET LES GONCILES 


EN FRANCE *, 


(3° antTicys.) 





IV 


LE TRADITIONALISME ET LES CONCILES. 


_ Nous aimons 2 le recdnnaftre, |’épiscopat n’a point ea pour les tradi- 
tionalistes cette sĂ©vĂ©ritĂ© de langage qu'il a employĂ©e a I’égard des ratio- 
nalistes. I] voit en eux, non des ennemis de I Eglise, mais des fils dé- 
voués, de courageux défenseurs de la religion, qui ont en le malheor, 
dans l’ardeur de leur zĂ©le, de se laisser emporter au-dela des limites du 
vrai, Ce ne sont poi:t contre eux des sentences de réprobation, ce sont 
des avertissements paternels, mais sérieux. 

Les conciles n’ont point signalĂ© par son nom le traditionalisme, 
comme ils ont fait pour le ratiunalisme; mais on verra que lears paroles 
he peuvent s‘adresser qu’a lui. Nous rapporterons ces paroles solen- 
nelles, et les traditionalistes eux-mĂ©mes n’oseront dire qu’elles ne les 
concernent pas. Nous ne voulons rien exagérer : des quatre conciles pro- 
vincianx qui ont publié lears actes, deux seulement, ceux de Rennes et 
d’Avignon, se sont crus obligĂ©s de prĂ©munir les Ă©crivains catholiques 


§ Vote le Correspondent, t. XXIX, p. 1. 
T. wx, 10 nov. 1854. 3° civa. 5 


130 LA PHILOSOPHIE 


,contre les excés qu'ils ont 2 éviter en histoire et en philosophie. Poar- 
quoi cela? et tandis que tous les quatre, sans s’étre concertĂ©s, s'accordent 
& flétrir éga'ement Ja philosophie rationaliste, pourquoi deux seulement 
ont-ils jugé opportun, nécessaire, de réprimer certaines tendances de la 
presse religieuse? Tout ce que nous pouvons dire et penser, c’est que 
les uns et Ics autres n’ont point choisi sans motifs puissants la matiĂ©re de 
leurs décisions, et que ces décisions sont (galement dignes de notre res- 
pect, quels que sojent les points .sur lesqudls “fs wut jogĂ© nĂ©oessaire 
d’instruire leurs peuples. 

Plusieurs de ces Ă©crivains, depuis qu'‘ils ont recu cette haute lecon, 
suivent encore la méme voie-et des .mémes-errements, sans tenir assez 
compte d’un pareil avertissemenat. Nous croyons donc rĂ©pondre au veeu 
de I'Eglise et de la religion en repraduisant ces décrets solennels, et en 
les proposant au respect et a l’ubservation de tous. Ici nos idĂ©es person- 
nelles, notre jugement ct notre ductrine, ne sont pour rien. Nous ne 
voulons que servir la cause des voncites, Nous répétons leur enseigne- 
ment, nous en cherchons la signification, et nous disons les doctrines du 
jour auxquelles il nous semble devoir s‘appliquer. 

Nous commencerons par le conch d’Avignon. On y trouve la con- 
damnation des détracteurs de Ja raison, aussi bien que celle de ses parti- 
sans exagérés. 

Voici comment il s’exprime au titre 10, ch. 1: 

Aprés avoir parlé de l'étude des langues, de l'histoire, des mathéma- 
tiques, etc., il ajoute : 

« N° 8. ‘Mais de toutes les clicses qui peuvent contribuer a former 
Pesprit, il n’en est point de plus importante que la philesophie, puisque 
cet enscignement renferme la base de toutes les connaissances humaines, 

«Or, fest & peine besoin que nous rappelions toute la prudence que 
demande un tel enseignement, car personne ne peut ignorer qu'il n'est 
rien de plus dangereux que la philosophie mal enseignée. 

« Nous ne dĂ©fendons pas de ‘lire les ouvrages anciens ou modernes 
sur les matiéres philosophiques ; mais comme un grand nombre Ge ces 
Ouvrages sont remplis d’opinions fausses, de doctrines Ă©tranges, nous 
les engageons 4 ne jamais en entreprendre Ja lecture avant d’avoir prĂ©- 
parĂ© leur me par la priĂ©re, et avoir pris les conscils d’hommes sages Âąt 
instruits. 

« N° 9. Dans l'examen des divers systémes qui ont cours aujourd'hui, 
ils doivent avoir constamment a 4a main je fambeau incxtinguible de la 


ET LES GONCILES.EN FRANCE. A 


fei, de peur: que, trempés par l'apparence du vrai, ilsne tombent Gawst 
Perreur, et que croyant nrarchor vers la lumitre, il ne leur arrive de se 
prĂ©cipiter et'de se perdre dans: l’ombre de la mort. 

« Qu’ ils prennent garde aussi de se' laisser: emporier par’ un-zdle: qqui? 
n'est pas- selon Fa science, et d'adopter la méthode de ceur-Ih, qui; 
parce qu'‘ils voient sur plusiears ponits la raison rester court, la dĂ©pri—~ 
ment sans mesure, jusqu’d la supprimer ow paraftre Ja supprimer en 
titrement. . a 

e Mais qu'ils évitent surtout de suivre; not seulément ceux pour qui 
laraison est assez puissante pour n’avoir en rien besoin du secours de ‘la 
révélation, mais eneore cenx qui, tout en accordant dans la théorie & 
Pune et x Pautre sow rang et sa valeur, ont cependant une teffe confiance 
dans Ia raison, quwils ne craignent pas dans:la pratique de tout scrater: 
+ sa seule lumitre, et de soumettre pour ainsi dire la foi elle-méme au: 
comrdle dela raison , sans faire attention 2-l’oraele formidable de lEs- 
prit-Saint : «Le serttatear de la majesté sera opprimé par la gloire. » a 
(Prov. , 25, 27.) 

« C'est pourquoi ils prendfonrt le milieu entre ces deux extrémes, et! 
s'imposeront absolument, dans |’exposition des droits mutuels de la rai- 
son et de la rĂ©vĂ©lation, de-suivre le droit chemin, sans s’écarter ni a 
gauche, mi a droite, de maniĂ©re qu’en dĂ©fendant le domaine de la raison, 
ils roffensent en rien la rĂ©vĂ©lation , et qu’en reconnaissant a la rĂ©vĂ©la- 
tion une supĂ©rioritĂ© rĂ©elle sur la raison, ils ne rĂ©duisent pas 4 rien fa‘ 
force de la raison dans la recherche de la vérité. » 

Rien de plus sage que ces prescriptiens, et rier de pliss significati—f 
qe ces avertissements. Quand nous osimes, dans cette Revae méme, 
attaquer Ă©galement les deux excĂ©s signalĂ©s par les PĂ©res d’Avignon, on 
nous accusa de chercher un juste-milieu impossible, illusoire et dan- | 
gereux. Nous n’avons d’autre ambition que de suivre la ligne tracĂ©e par 
le concile. Les traditionalistes essaieront peut-Ă©tre den dire autant pour 
ce qui'les concerne ; et, au reproche que nous fleur faisons de d„primer 
outre mesure la raison humaine, comme s’expriment les PĂ©res du con 
cile, is rĂ©pondront que c’est nous qui ne gardons pas le mitien vĂ©rita- 
ble, et qui sertons dĂ© la vote drotie, en accordant trop a Ja raison et’ 
trop péa 4 la révélation. Notre réplique sera courte : d°aprés' le concile; 
il est des écrivains qui élévent trop la raison, it er: est d'autres qui Pa- 
bĂ©issent odtrd mesure, et c'est le miliea qu'll ‘fant tenir. Pour prouver 
qre te’n'det pus: stir nous que toinbe le reproche d'’aever trop [a raison;’ 





439 LA PHILOSOPHIE 


nous montrons, bien loin de nous, tous les rationalistes, Ă©clectiques et 
autres, auxquels s’adresse le concile et que nous combations nous- 
mĂ©me. Pour prouver que ce n’est pas sur l’école traditionaliste que 
tombe le reproche d'accorder trop 4 la révélation et trop peu a Ia raison, 
Jes Ă©crivains de cette Ă©cole pourraient-ils montrer, hors de leurs rangs, 
d’autres Ă©crivains actuels, qui, allant plus loin qu’eux sur ces deux 
points, encourent seuls |’animadversion des conciles? Une rĂ©ponse sem- 
ble nécessaire, et le silence deviendrait significatif. 

Le concile de Rennes est plus explicite encore; i! s’exprime ainsi 
dans son décret XXIII: 

« Des excés guont a éviter de nos jours les écrivains catholiques. 

« Au milieu de ce chaos d’opinions dont nous sommes tĂ©moins, au- 
jourd’hui que tout le monde se mĂ©le de disserter sur toute espece de 
Matiéres, divines et humaines , les Péres du concile, croyant faire une 
chose opportune et tout-a-fait digne de leur sollicitude pastorale, ont 
rĂ©solu de s’adresser, avec un esprit de charitĂ© sans doute, mais en 
mĂ©me temps, s'il est besoin, avec autoritĂ© et avec tout l’ascendant da 
pouvoir dont ils sont divinement revétus, aux écrivains catholiques qui 
ont a traiter des matiéres ayant rapport par quelque cété que ce soit & Ja 
religion , et de leur tracer quelques avis qui puissent les diriger sfre- 
ment dans une tache si grande et si difficile, et leur faire Ă©viter les 
Ă©cueils qui les menacent de toutes parts et contre lesquels trop souvent 
ils vont imprudemment se heurter. » 

. Aci: viennent plusieurs avis, a l’adresse 1° de certains Ă©crivains. qui, 
sur des questions religieuses ou ecclésiastiques, devancent la déczsion 
des premiers pasteurs, dictent leur sentiment comme s’ils avaient quel- 
que autorité en ces matiéres, et semblent vouloir imprimer une direcr 
tion gu‘eux-mĂ©mes devraient attendre et recevoir; 2° de ceux’ qui, 

emporiĂ©s par l’ardeur d'un. zĂ©le intempĂ©rĂ©, owblient contre leurs adyer- 
ssires' toutes tes regies de la cherité ehrétienne; 8° de-ceax: qui se 
fettent imprudemment et sans mesure dans la politique et les discus- 
sions irritantes. Puis les prélats continuent : 7 th 
_ «4° Enfin, nous ne laisserons ‘pas, sans avertissements les auterts 
mbmes.qui Scnivent sur des matidres d histoire. ou.de.philosophie, Qu’ils 
pe gardent uvet soin ce’ ce fallacieut systeme ‘de phitesephie, asses re 
cemment introduit, parmi nous, ¹ que,nous. déclarons,tomi-Actait b> 

table; comme a dévlaré fe méme sowverain Pontife:( Geég.: XV, quiils 
ont nommĂ© prĂ©cĂ©demment ). Car, dans les ouvrages de certalis“Suteuits 








ET LES CONCILES EN FRANCE. 133 


récents, om apercoit encore des vestiges trop nombreux de ce faux sys 
igme ; nous voulons parler de ces hommes qui aiment si fort Vantorité, 
comme ils disent, que, sielle ne leur parle, ils ne peuvent jouir d’au-. 
cune certitude , et qui, Ă©levant le foi et abaissant la raison outre mesure, 
sapent du méme coup les fondements de la foi et de la raison, et fini- 
raient (Dieu nous garde d'un si déplorable malheur ), par Jes perdre 
entitrement l'une et l'autre. Par la, que le jeune clergĂ© y fasse atten— 
tion, il est facile de voir dans quelles erreurs on s’expose & tomber , dĂ©s 
lors que, méprisant les voies suivies par nos péres, et se laissant abuser 
par un vain amour de la nouveauté, on dédaigne et on abandonne les 
régles et les legons de la saine théologie!, » 

Dans la lettre synodale, destinée a promulguer les décrets du concile, 
etqu’ils adresstrent, le 8 dĂ©cembre 1850, au nombreux clergĂ© et a tous 
les fidéles de leurs huit diocéses, les prélats ne sont pas moins explicites. 
± Le concile, est-il dit dans ce mandement collectif, le concile n’a pas 
épargné ses avertissements paternels aux amis, aux défenseurs les plus 
zélés de la foi, aux écrivains catholiques qui consacrent leurs efforts, 
leur temps, souvent leur fortune et leur vie & combattre pour la reli- 
gion. Nous avons dit 4 ces amis fidéles, avec ane liberté presque sévére, 
qu’il leur arrivait,.. (voir ci-dessus les Avert. 1, 2, 3), Nous les avons 
avertis, enfin, de se tenir en garde, dans leurs Ă©crits philosophiques et 
historiques, contre le systéme plusieurs fois condamné par le pape Gré- 
goire XVI, et qui, en exagérant sans mesure les droits de Pautorité aux 


't Decretum XXIII. — De iis que hodiernis temporibas 2 seriptoribus cathelicis 
precayenda sunt. In hadicrna opinionum conflictatione, cum omnes de ontnibus 
tem humanis, tum divinis disserere non dubitent, rem opportunam et pastorali solli- 
citudine omnino dignam sese acturos existimarunt Patres concilii, si, in spirita gui- 
demchatitaris, et shmul, ubé necesse fcerit, vi auctoritatis divinitua tradi, monita 

amdarent, quibus auctores catholici, de rebus religionem quoqyo modo spec. 
tantibus tractaturi, in tanto et tam difficili opere tuto dirigi possinot, scopulos etiam 
ahdey tage ‘imminentes declinaro in quos minus caute sepe atoplus canes 
i Noque.demum nen moniti dimittendi. sugt amctores,ipsi quj de Febua Philos 
pt jcis aut ctiam historicis tractant Summopere a fallaci illo, haud ita pri em 
invecto, ‘philosophive systemate caveant, quod ‘plane improbandum cam eoden 
summo Pontifice declaramus... In quibesdam enim reeentioram dibrsguathuc 208 
Feperire est jatiug falsi systematis vyestigia, illo. um scilicet.quibus adeo 
placet, sicuti dictitant, auctoritas, ut, illa tacente, nulla certitudine gaudere au- 
death! qtiiljee aiiny Aidéni Uxtollont étrationom. plas smeo Gepyicnant, Sel: sire! 
et rationis fandementa. conyellantes, ruinam utrique, quod Deus ayertat, luctua; 
thie, Inde (et hac sibi dicta reputent juniores clerici) facile patet 
wtih did {hile idttinivant errortar pericula,’ qul viks @ patribus tritas contems 
Hentes, inbFitagostque vaso. emere-delusi, sanis theologieg regulis et institutio- 


Abus, festidiontes, vs ledicunt, ae oo tery me ex enh Ot 6 eae Âź HD 


43h, L& PHILOSOPINE. - 


dĂ©penes de la raisom,. renverse,. comme: l'expĂ©vienen l’a Siaiink les 
ferndements: de l'une et. de l'autre; systéme qui eseaie de. reparaitre 
encere parfois et daas la.presse et dans de nécen{s onyragas.. » 

‘Cel est le jugement canoniqne pertĂ© par le congile le plus considĂ©- 
rable: qui depuis longtemps ait &é célébré en France; jugement révisé 
et approuvĂ© par l’autoritĂ© supĂ©rieure de Rome. Sur.quei sous deman- 
dons a faire quelques réflexions. 

Avant de rechercher caus & qui s'applique ca jugement, nous- avons 
besoin d’en considĂ©rer la signification et la pertĂ©e. 

Le concile de Rennes. rappelle, iaterpréte et applique la eondam- 
nation portée par Grégoire XVI, en 1834. Voiai les termes de celte 
condamaation. 

Aprés avoir réprouvé les erreurs et les nenstruosisés des Pavoles 
d'un Croyant, le chef de |’Eglise s'exprimait ainsi.: « Du: reste, il est 
bien déplorable de voir dans quel excés de.délire se précipite la raison 
humaine lorsqu’on se laisse prendre 2 l'amour de Ja nonveautĂ©, lorsque, 
contrairement & l'avis de l’ApĂ©tre, om veut Ă©tre plus sage qu'il ne faut, 
et que, trop confiant en soi-méme, on pense devoir chercher Ja vérité 
hors de I’Eglise catholique, dans laquelle elle se trowve sans le plus 
lĂ©ger nuage d’erreur, et qui pour cela est appelĂ©e,.comsere:-elle |’est en 
effet, (a colonne et lU’inĂ©brantable soutten de la vĂ©rite. Vous comprenez 
bien, vĂ©nĂ©rables frĂ©res, qu’ici nous parlons aussi de ce fallacieux sys— 
téme de philosephie, assez récemment iaventé et tout a fait blamable, 
dans lequel, par un désir téméraire et effréné de nouveautés, on ne 
cherche pas la vérité J& od elle se trouve certainement, et, mettant de 
cĂ©tĂ© les traditions saintes et apostoliques, on produit d’autres doctrines 
vaines, futiles, incertaines, qui ne sont point approwvées de I'Eglise, et 
que les plus vains des hommes croient faussement Ă©tre propres 4 appuyer 
et a soutenir la vérité !. » 


4 Cetcrum lugenddm valile est, qaonam prolabantur human rationis delira- 
menta, ubi quis novis rebus studeat, atque contra Apostoli monitum nitatur 
plus sapere quam oporteat sapere, sibique nimium preefidens veritatem querendam 
autumetur extra Catholicam Ecclesiam, in qua absque vel levissimo erroris caeuo 
ipso invenitur, queqrve idcirco columna ac firmamentum veritatis appellatur et est. 
Probe autem intelligitis, venerabiles fratres, nos hic loqui etiam de fallaci iHo 
haud ita pridem invecto philosophiz systemate plane improbando, quo, ex pro- 
jecta et: effreanata novitatum cupiditate, veritas ubi certo consistit non queritur, 
sandiaque.et apostolicis traditionibus posthabitis, doctrine alia inanes, futiles, 
invertseque, nec ab Ecclesia probate, adsciscuntur, quibus yeritatem ipsam fulciri 
ac sustiocri vanissimi homines perperam arbitrantur, 





ET LES GONCILES &N FRANCE. 435 


‘Ces expresdions, par elles-mĂ©mes .assez gĂ©nĂ©rales, ont dennĂ© Jieu 4 
diverses interprĂ©tations. Rersenne ae doute qu’elles ne s’appliquent.au 
cĂ©lĂ©bre sysiĂ©ine appelĂ© -Lamesaisme, qu’elles condamnent formellement. 
Mais quient-eles ‘condamnĂ© dans.ce systame ? Vuila-sur-quoi on.ne s'est 
pesacoordĂ©; et:l’on peut affirmer que gĂ©nĂ©ralement les aaciens disciples 
de vette Ă©cole ont entendu l'encyclique dans un sens.qui n'est pas cclui 
que lui attribuent les autres catholiques. Tous les anciens lamennistes 
que a0as.avons pu lire sur cette matiére raisonnent de Ja sorte: « Ce 
que le chef de I'iglise reproche au sysiĂ©me condamnĂ©,, c’est~daveir 
appuyĂ© la vĂ©ritĂ© sur une base vaine, futile et ruineuse; ‘or, d’aprĂ©s Jes 
paroles:du Pape, est vaine, fatile et ruineuse toute autre base.que celle 
de I'Eglise catholique, que celle des traditions saintes et apostoliques, 
Donc, ajoutent-ils, toute base humaineest fausse, incertaine et ruineuse, 
Ja base dela raison générale entendue dans le sens de Lamennais.aussi 
bien que.Ja base dela raison individuelle, et il n’y a d’autre foadement 
solide & nos connaissances que la tradiliun ou ja révélation. Il.ne s'agit 
donc plus ayjourd’hui d’étre lameanistes; le lamennisme .n’était lui- 
mĂ©me qu’ua vrai rationalisme; mais on doit Ă©tre traditionaliste, ou 
mime révélationiste. Et en réalité, disent-ils, ils n'ont jamais guére été 
domennistes. ‘L'abbĂ© de Lamentais, en remplacant la raison iadividuelle 
parla raison générale, avait substitué au rationalisme individuel le ratio- 
Dalisme gĂ©nĂ©ral.; mais, pour eux, is ne l’avaient jamais compris ainsi; 
iis n’avaient pas -saisila pensĂ©e rĂ©elle.du systĂ©me qu’ils embressĂ©rent st 
seultorent avec tant d ardeur:; ils n’en avaient pas apercu le vice funda- 
meatal. Ausgi:l ont -ils-abandooné sans peine, et lear soumission a l'ency- 
clique a été prompie et facile; elle ne leur a pas coaté ce que leur cuodatte 
le moin'!re de leurs sacrifices journaliers... » Nousle croyons volontiers, 
Puisqu’ils n’unt eu rien & changer 4 leurs convictions anlĂ©rieures, et qu’en 
applaudissant a l'encyclique ils applandis-aient a leur propre pensée !. 

A cetie interprétation, nous aviens pensé a opposer la nétre, qui, 
du reste, est adoptée par ia généralité des catholiques, et se pré- 
sente naturellement & |’esprit. Il nous avait toujours peru que le vi- 
caire de JĂ©sus-Christ, en montrant aux novateurs Ă©garĂ©sÂź le tort qu’ils 


1 €o rĂ©sumĂ© de explication traditionaltiste, nous lavons.fait eur les-devlia-d'Ă©- 
erivains diffĂ©rents qui s’accordent parfaitement pour'le fond et ‘dont nous croyons 
avoir reproduit fidelement la pensée. 

* Le pape, en cet endroit, ne s’adresse pas seulement aa chef, mais indbeinete- 
ment & tous les dorivains de catte dcole, 


$06 ,bA. PHILOSOPHIE | 


OPA CU Ale, 0 bain emaporter par une excessive présamption et par un 
Adsir, effrĂ©aĂ©.de nouveantĂ©s, pour se mettre a la recherche d’an nouveau 
syetame da vĂ©ritĂ©, pour.adopter noc philosophie aussi futile qu ‘elle est 
nouselle, au lien. .de s’en tenir aux enseignements de. rglise, ou se 
tronge .la: vérué dans toute sa pureté, et en heurtant méme toutes les 
traditions du passé; ik nous avait. paru, disons-nuns, que le chef de 
FRglise n’avait poipt voulu dĂ©Gnir l'impossibilitĂ©, pour Ja raison hu- 
maine, de connaitre par elle-méme aucune vérité morale et religieuse, 
piime de Pordre naturel ;, l’impossibilitĂ©, en un mot, de s’assurer de 
rien, dans le domaine intellectuel et moral, sans le secours de !a tra- 
dition, de la rĂ©vĂ©lation et de I’Eglise. Nous I'avons toujours cru, et 
‘Rous pensons qu’a part les traditionalistes, tout le monde a ee de 
notre avis. 
,, Autrement, comment expliquer la nouvelle affaire de Strasbourg, 
survenue quelques années aprés celle du Lamennisme? Comment expli- 
quer que les philosophes de cette Ă©cole aient recu l’ordre de signer et 
se soient engagés loyalement & professer : « 1° que le raisonnement peut 
prouver avec certitude ]’existence de Dieu et |’infinitĂ© de ses perfec- 
tions; que la foi suppose la révélatiou et ne peut étre convenablement 
_ allĂ©guĂ©e vis-a-vis d’un athĂ©e en preuve de l'existence de Dieu... 5° que 
‘sur ces questions la raison prĂ©cĂ©de la foi et doit nous y conduire; 
6° que, quelque faible et obscure que soit devenue la raison par le péché 
originel, il lui reste assez de clarté et de force pour nous guider avec 
certitude & l’existence de Dieu, & la rĂ©vĂ©lation faite aux Juifs et aux 
chrétiens, etc. » Comment expliquer enfin que le méme Grégoire X VI, 
_ auqttel ce jugement fut soumis, |’ait entiĂ©rement approuvĂ©, s'il avait 
tenu dans l’encyclique le langage qu’on lui prĂ©te? Ne serait-il pas Ă©trange 
que I'Eglise edt prescrit aux uns, pour rester dans sa communion, le 
contraire de ce qu'elle avait enseigné aux autres ?? 

C’est en vain que les traditionalistes se sant efforcĂ©s d’appuyer leur 
: interprétation sur ces autres paroles du méme Pape, dans son ency clique 
: da 45 aodt 1832, od il dit aux évéques: « Eos imprimis affectu paterno 


! L’école de Strasbourg s’est a jamais honorĂ©e par une soumission sinotre et 
absolue. — Dernigrement un traditionaliste des plus ardents, disait, en parlant 
de cette affaire : « Le débat avec les théologiens de Strasbourg a porté principa- 
lement sur la raison, ct on troavait qu'il ne lui accordait pas assez et mous 
croyons, nous, qu’en quelques points, ses adcrraeires accondaient tren & Ja,raison. » 
Neus creyons, nous, que le traditionaliste, regrettera cette témérité de jugement, 





Pe 2 ees 


ET LES CONCILES EN FRANCE, <af 

* * amplleri, qui ad'sacras proesertim disciptinas et'ad philosophivas quw- 
« stiones animum appulere, hortatores auctoresque fintem sitis, ne séttds 
. ‘ingenil sui viribus fr eti imprudenter a veritstis semitd in viemy sbeatt 
« jimpiorum. Meminerint Deum esse sapientie ducenr emendatoremaiie 
: sapientium (Sap., 7, 15), ac fieri non posse ut sine Deo Deum dist 
« camus, qui per Vérbum docet homines scire Deam (5. fren:; t.1„, 
« c. 40). Superbi, sea’ potivs insipientis hominis est, fidei mysteria, 
a < que exsuperant omnem sensum, humanis examinere ponteribus, net- 
« traeque mentis rationi confidere , quz nature: hamune: conditions, 


‘ ‘debilis est et infirma. » 


Ces mots, tirés de S. Irénée : « Fieri non posse ut sine eo'Dewmn 
« discamus, qui per Verbum docet homines scire: Deum, » ‘sont dittsi 
traduits par les traditionalistes : « Tl ne peut se faire que nous connais- 


= sions Dieu sans Dieu, qui, par la parole , apprend aux hommes a 


« connaitre Dieu. » Ce qui leur donne occasion de conclure qu'il est 
inipossible d’avoir aucune connaissance de Dieu, si ce n’est donnĂ©e par 
ja parele, traditionnelle ou révélée. Mais d'abord, ils auralent da reimar- 
quer que, dans ce passage de I’encyclique, il s’agit Ă©videmimient de '-on- 


aissances surnaturelles, mysteria fidet, sur lesquettes l'homme ne sau- 


rait avoir aucune lumiĂ©re que par la rĂ©vĂ©lation. Ensuite, ils n’auraient 
pas dd se permettre ce procĂ©dĂ©, qui est au-dessous d’eax, de tradwire 
Verbum par la parole, le langage. Le Pape entend ici le Verbe «ivin, 
le Fils de ‘Dieu, qui est bien diffĂ©rent sans doute de la parole humaine, 
quelque rĂ©vĂ©lĂ©e qu'on la suppose. Ce qui leur prouvait que tel est ‘la 
pensĂ©e de I’encyclique, qu’elle entend parler et du Verbe de-Diew vt de 
connaissances donnĂ©es par la rĂ©vĂ©lation, c'est qu’elle renvoie 4 S; IrĂ©nĂ©e, 
qui, en effet, aa ch. 40, parle dĂ© Dieu, PĂ©re de JĂ©sus-Christ,, et s’at- 
tache 4 montrer quĂ© c’est par son Verbe, par son Fils, qu'il s'est fait 
connaitre aux patriarches, aux prophetes, ‘et enfin au peupte de-la mou- 
velle loi‘: « Quoniam, dit le saint Ă©vĂ©que de Lyon, impessibile erat sine 
« Deo discere Denm, per Verbum sun docet hemines sere Dewm. » 


Le chapitre porte au titre : « Unicam esse Deom a lege et: prophetis 


« annuntiatum, quem Christas Patrem suam confitetur, quique per, 
« _Verbum suom, unm cum eo Deum vivum, notum in utroque tes- 
s ‘tamento, se fecit hominibus. » S’ensuit-il que toute espĂ©ce de: don- 
naineance religieuse eg impossible pans une révélation de Dieu? Si les 
‘Cedditidfialistes“avaient vouta se convaincre: que vi le Pape dana son 
‘encyclique, ni S. IrĂ©nĂ©e dans son livre Contra’ hareses, n'ont pa avoir 


438 . 5A BHIBOSOPRIE 
cette pensĂ©e, its‘n'avaient qu’ line ces paroles, qui. furent cĂ©lĂ©bres: il y 
# ui peu plus dus sidole:: « Tonte connaissance de: Dieu, méme. na- 
tureiie, méme dans les philosophes paiens, ne peut venin:quede Biew. » 
€'est la quarante-uniime propositivn condamnĂ©e par ClĂ©ment Xi, en 
4743, dans sa bulle Unigenttus. 
. Nous pensions donc que l’encyclique de GrĂ©goire XVI n'apait. point 
placĂ©: Is vice fondamental du systĂ©me philosopiique. de’ Lamennais, Ja 
ourles traditionalistes, apres:avoin 686. tant d'amrées sans.!' y seupcanner, 
s'imaginaient de le voir aujourd’hui. Leia de li, it nous.semblait que 
le chef de I’Eglise n’avait point voulu spĂ©cifier le vice faedamental, 
Ferraus propre de la nouvelle philosnphie, et qu'il s’était. berad 2 la 
fiétriv sous la dénomination: gémérale de systeme fallaaieus, nompeau 
ot issse d'ne dsr conpuble. de nouceautés, inconnu dans U Kgltse;, de 
systema vain, futtle, incertaw et abeo.ument incapable d.appuyar et 
de sautenir la vere elle~mĂ©me. Kt qu’dtait-il besoia,. disieas-naus, 
@expliquen: em quoi cossistaib la vhéorie condamuée, lorsque tout. le 
- Irende connaissait par feitement cette théonie et les.principessur lesquels 
on: l’appuyait ; lersque son auteur’ et tows ses- brillanta-diseiplcs.aĂ©taiant 
appliquĂ©s darant tant d'aandĂ©es 2 ea dffiwin, & en dĂ©terminer’ toue las 
negat ds la base et le fondement, la nature et la signification N’ Ă©taient- 
ile pas; revenus cent fois a préciser tovujuurs davartaga: sen point de 
départ, sa ragle, son. but et ses résultats espénés, ainvi que ses diff~- 
pances avec lea autres systémes, quail, devait. remplacer:? N'étaient. is 
pas parvenus 3 en prĂ©senter I’ apalyse- et la: quiltescence, si. nigoureuse- 
ment formuiĂ©es qa’ill Gait impossitde & tout homme qui:lisaib alurs de 
Bignorer, de-n'étee pas en dtab de le caractériser 4 son toun? Ne Vap- 
-pelait-on pas publiquement par sen nom : fe systéme dee sone: comninn, 
de la ratson generale, et,, quand; on. voulait parler hant, da doctrine 
@autorite 7 Vans: cette: lutte engagée a la. faee-de- | Burape, les partis 
I élaient-ifs pas assez nettement posés et leurs desseins assez -fdntesrent 
accuste?: Sor le drapean. des lamennistes, tout le monde ne-lisait-it pas: 
Teepnissanee de: la raisoaundistduelle,, infaillibilité de la: raisom générale? 
. Beur oni de guerra: n'étaitsil: pas :: NGceasité de la foi, point-da <ertitade 
persenmvile? Et quelles conditions apportatent-iis aux. adversaines, sion 
de:renonoer'Âź I'Ă©vidence propre, sous peine d’idiotisme;de commencer 
par croire,.sous peine-d’expiner dans |b-vide;,etc. ?, Ndtait-ce-pas, enfin, 
lavsubstenen néme:dw lameaniaue, que les archesdeyues et Gvéquen da 
Midi areient: parfaitement: saivie, ef. qua: pea avait. Ifencycliqum ik 


ET LES CONCILES EN FRANCE, 420 


avaient condamnée, en censurant les propositions enivantes : KK VEL 
Le consentememt commun (sensus communis), est pour nous le eceau de 
la vérité ; il m'y.en appoint @autre ; et : La certitede repose ser |'as- 
tori’ geĂ©nĂ©rale.oute comsentement sommun ; comme faneses, .tĂ©mĂ©- 
reires , justifiant tes abeurdes verveurs universellement admises chez 
tous les peaples adolatres, etc. — XKIW. Ce siestipas ta foi.gasi natt de 
la raison, c'est la raison gui natt dela fei; cemme absurde, en tant 
qu’elle renferme la maxime que dans aucun cas ja ‘raison ne-doit prĂ©- 
cider Ja foi; ae plus, comme souverdinoment injuriense a la wraie-reli- 
gion, qu'elle-rĂ©duirait 4 .n’étreqqu'on purfanatieme. ~— Ealin, obs. 2„-< 
Cet ordre (l'urdrede ka sesence) a son fondement ot sa vigie néces- 
saare dans le premier ‘(l’endire.de la fei); « hanc doctrisam reproban- 
« dam esse.censemus, quatenus supponit sciantiam , wen sognitionem 
« rerum certam<et evideantem, ‘haberimunquam posse, ‘nisi sola. Awcteri- 
« tatis via, mest, 1st ‘intelligunat auctores, solo consensu universali, sola 
« penerali ratiene 4. w 

Nous le -demandons, :ces tveize prĂ©lats, auxquels s‘adjoigairent ‘bien- 
tht presque tous leurs .collĂ©gues de ‘France, ‘n'avaient-ils pas atteint par 
& et condammnĂ© |’essence du lamennisme, avouĂ©e de ses auteurs et 
connue .du public? Bt doreque vint J’encyclique, qui, au leu d'une 
censure de propesitions, ne donnait.qu’une comtiamnation gĂ©nĂ©rale. da 
systéme, tout le monde ne comprit-il.pas, ne wut-il pes cemprendre ce © 
qu’elle-cendamnaait et quelle csreur. Ă©bait upsoscrite ? 

Voila tceque nous nous disions: depuis :lengremps , ‘en prĂ©sence de ses 
dĂ©nĂ©gations traditionalistes, ‘toujours sespectueuses, mais non moins 
persistamtes:; de cette seuntission empresece, mais qui n’allait .qu’d Ă©lu- 
der une:sentense définitive. Nous awone fini-par nous demander s'il ne 
devenait pes nĂ©ceesaire ‘dientreprendre une demonstration -complite, 
dĂ©veloppĂ©e, du sens de l’encyclique , afin de mettre cette 'vĂ©ritĂ© ‘impor- 
tante hove. de toute contestation. Mais voici -quiune voix,-qui, Ă©lle, est 
puissante, autorisée et respectée, vient nous expliquer-da sentence de 
Grégoire KVI et.la poriée ée ca condamnation; ce quill y a de vépreuvé 
dans be ‘Jamennisme, ct.quel:est: enfin Je dĂ©faut da spĂ©cieux syeteme, son 

{ Des Ă©crivains traditionalistes ont parlĂ© de cette censure de l’épiscopat francais 
une maniere qu'il re-neus xppartient pas:de qualifier.’ Liun cherche a’ MĂ©tutier et’d 
ja meteve 2a Qpposition avec Nenayelique, :commeverc. Venseignement des théole- 
giens. L‘autre «.y a romarquĂ© ales mĂ©pyises ; at, ajoute-t-il, ei les anteurs des prano- 


sitions censurĂ©es se sont trompĂ©s quelquefois en des choses accessoires, !’auteur 
dela eencute Hest tronmpĂ©-ou mĂ©pris plrs-sonvent: et -en-des-choses’plus graves. » 


hy? 


410 LA PHILOSOPHIE 


vice propre et fondamental. A nos yeux, le décret des Péres de Rennes 
est un événement pour le monde philosophique de France; et nous osons 
prier les traditianalistes d’y faire quelque attention. Ils ne peuvent man- 
quer d’écouter cette voix imposante; et a leur interprĂ©tation particu— 
litre de lencyclique, ils prĂ©fĂ©reront sans doute l’interprĂ©tation cano— 
nique d’un concile nombreux , interprĂ©tation vue, pesĂ©e et approuvĂ©e & 
‘Rome mĂ©me, d’ow cette encyclique Ă©tait partie. 

Or, que dit le concile? 

AprĂ©s avoir rappelĂ© l’erreur et le danger du systtme condamnĂ© par 
Grégoire XVI, il blame certains écrivains religieux que essatent encore 
de le reproduire de nos jours; « ceux-la, dit-il, qui aiment si fort lau- 
toritĂ©, qu’ils ne peuvent Ă©tre sdrs de rien s’ils ne s'appuient sur sa pa- 
role, et qui, Ă©levant la foi et abaissant la raison outre mesure, sapent 
les fondements de l'une et de !’autre. » Et qu’on ne rĂ©ponde pas que ce 
tort peut étre celui des écrivains actuels, sans avoir été proprement ce~- 
lui du lamennisme , sous prĂ©texte qu'ils peuvent bien l’avoir reproduit 
en l’altĂ©rant, en l’exagĂ©rant ou en le dĂ©naturant. Ce subterfuge semble 
avoir Ă©tĂ© prĂ©vu par les PĂ©res du concile, qui s’expriment ainsi dans leur 
lettre synodale : « Nous Jes avons avertis de se tenir en garde contre le 
systéme condamné par Grégoire XVI, et qui (lequel systéme), en exagé- 
rant sans mesure les droits de l’autoritĂ© aux dĂ©pens de la raison, ren- 
’ verse les fondements de l'une ou de J'autre. » 

Voila donc deux points définis, et qui seront admis par quiconque 
respecte la voix des conciles : 4° le vice, le tort du systéme philoso- 
phique de Lamennais Ă©tait d’exagĂ©rer les droits de l’autoritĂ© aux dĂ©pens 
. de la raison ; 2° des écrivains catholiques de nos jours essaient de re - 
nouveler cette erreur, en Ă©levant trop la foi et en abaissant trop Ja rai- 
son ; et l'on apercoit dans leurs ouvrages de nombreux vestiges du sys- 
téme condamné. 

Maintenant quels sont ces écrivains sur qui tombe |'improbation sé 
formelle du concile? 

Nous devrions peut-étre nous arréter ici et laisser chacun interroger 
sa conscience. Mais puisque le concile a parlé pour le public, il faut que 
sa parole suit entendue. D’ailleurs, que nous parlions nous-mĂ©mes ou 
que nous nous taisions, les torts n’en existent pas moins; et, nous prions 
de le remarquer, ce n'est point une accusation venant de nous et pour 
iotre propre cause. Puisque les Peres du concile ont signalé des erreurs, 
c'est qu'il les connaissent, et puisque Rome approuve et encourage, 


ET LES CONCILES EN FRANCE. ih 


Rome dait les connaftre aussi, ou s’en rapporter pleinement aux Ă©vĂ©- 
ques ‘tĂ©moins du mal qu’ils ont dĂ©noncĂ©. Or, il ne faut pas que Rome, 
il ne faut pas que nos Ă©vĂ©ques puissent Ă©tre mĂ©me soupconnĂ©s d'‘avoir 
vu des chimĂ©res, d’avoir portĂ© des coups sans objet. Ils ont blamĂ© des 
excĂ©s ; nous montrerons des excĂ©s rĂ©els auxquels leur blame s’applique 
paturellement. 

Parmi les Ă©crivains catholiques de nos jours, qui, dans leurs tra 
vauz historiques ou philosophiques, ont discuté les droits de la raison 
et de la rĂ©vĂ©lation, de la science et de la foi, de l’évidence et de l’au- 
torité, etc. , les uos ont été accusés, et souvent avec quelque incon- 
venance, d’accorder trop & [a raison; on reproche aux autres de lui 
accorder trop peu. Les premiers ont souvent été appelés cartésiens, déno- 
mination qu’ils ne reconnaissent pas, que, du moins, nous n’acceptons 
pas pour notre compte; a moins qu’on n’appelle cartĂ©siens Suarez, saint 
Thomas, saint Augustin, et tous les grands philosophes chrétiens avant 
Descartes. On les a méme appelés rationalistes, ce qui est une injure, 
et de plus un non-sens, puisque le rationaliste Ă©tant celui qui ne re- 
connait pas la révélation, rationaliste catholique est une expression 
contradictoire'. On appelle les seconds depuis quelque temps, et ils 
s’appellent eux-mĂ©mes traditionalistes ou rĂ©vĂ©lationistes, parce qu’ils en- 
seignent que la vérité, au moins la vérité morale et religieuse, doit 
nécessairement venir de la tradition, de la société, de la révélation. 

Or, il est & remarquer que le concile ayant porté son attention sur 
les Ă©crivains religieux quj s’occupent de matiĂ©res historiques ou philo- 
sophiques, avait & peser Ă©galement les dires des uns et des autres, et 
qu'il n’aurait pas manquĂ© de signaler les exces des premiers, tout aussi 
bien que ceux des seconds, s'il en avait eu 4 signaler, Mais il n’est pas 
moins remarquable que les PĂ©res du concile n’ont rien blamĂ©, rien re- 
pris dans ceux que quelques zĂ©lĂ©s accusaient si violemment d’exagĂ©rer 
la valeur de la raison, de tomber dans le rationalisme, d’avoir une phi- 
lesophie paienne, de favoriser les ennemis de notre foi, etc. Toutes les 
inquiétudes, toutes les improbations et toutes les sévérités paternelles 


4 Quelques écrivains traditionalistes, pour le besoin de la cause, se sont avisés 
de changer la signification du mot rationaliste pour pouvoir l’appliquer & tout 
phitosophe catholiqae, qui, bien convaincu de la révélation et de sa nécessité, a 
Je malbear a leurs yeux de reconnaltre & Ja raison humaine le pouvoir d’ac- 
quĂ©rir par elle-mĂ©me quelques vĂ©ritĂ©s de l’ordre moral et religieux. Nous repous- 
‘tors cette Nouvelle signification, qui n'est appuyĂ©e sur rien; & moins qu‘on 
’eppelie rationulistes, avec nous, tous les docteurs, thĂ©ologiens et philosophes 
chrétiens qui nous ont précédés, Car nous défions qu'on en montre quelques-uns 
qual d'atete puis accordé & la raison autant que nous !ui accordons. 


aia LA PHILOSOPHIE 


de nos, premiers pasieurs.cent pour.ces catholagues plus 26lés. que pen~ 

dents, plus dĂ©vonĂ©s qu’ntiles 3-Ja cause religiewse, qui abaissent la-res- 
son plus gwil ne ,fout. Done, siil y a.des tarts, et i y on -a incamigata 
dlement, ils sept, nan da .cĂ©tĂ© de ceux qu’on appelait siinjustement 
wationalistes catheliques ; ils sent dans .l’écale, traditionaliste, ‘el, d'apede 
le concile, les partisans de cette Ă©cole se trompent d'autant plap.guidls 
-abaissent ‘davaptage la raison huqaine. 

Te cencile rekĂ©ve ‘les.Ă©carts nombneuz. sis pladiean secant cle tees 
jours, qu'il a lus dans la presse périodique, dans des rewnesetdes jaure 
wpaux, dana des lwres et de récents .ouwrages. Mais, par cgeed .6t spar 
miénagement, il-ne nomme ni-ces ansesrs et Cas OUTIR SES, hCC8- TOROS 
et ces journaux. Par respechet par cenvenance, vous seus. aksiendsans 
Ă©galement de les nommer. Mais, pour jusiifier le concile et prowrer 
qu'il ne. jpi-est paint .arrivĂ© de ‘frapper des-excĂ©s imaginaires, nous:rap- 
portenons les excgs-réeleique-nous avons drourésdans.plusiewrs Goreveiss 
de ues jours et.qui-ont pu isi tere conans. De oette maniiec, canes 
leur nom soit livrĂ© an public, les auteurs: d’akord, at enauite deus asus 
gui les iront, -verront.d qui et &quelles erreunspealt.s appliquer leibiame 
du concile..News.tenons:’ le faine remarguer. pari les nembnesx aa~ 
tgurs que neous allens citer, mous. ne vonloss paint dive qnels wast oesx 
que le oonoile a-eus. dineciemanten wae, ni a qui il entendait spéciale- 

ment s‘adresser. Neus diauns: le:conoile.a.lancĂ©mm dĂ©cret-adent .an see 
‘pent nier la portĂ©e. Or, voici dles, passages qui sembent d'eux-unĂ©mmes 
seus le.coup de we ddoret. Ka alel, quand méme quelques <ams-de ess 
guteurs .D'auraient pas <ié.A.ce momest présents dda penséc. du-cencile, 
Bi leurs assertions :et lenrs enseignaments sont foxzmellement .centraisessa 
aes décisions,-en ne-peat nier que dés lors ils ne:ueienuatteinis parelies., 

D’aprĂ©s ,le :eoncile, ces Ă©orivains:ont le tect d’exagĂ©rer sles: devies ae 
T'autoritĂ© en philosophie, d’élever trop la {oi et d'abaisser ba :veisen:eutre 
mesure,.et d’essayer ainsi de.reproduire Je systtine plilosophique con- 
damnĂ© par GrĂ©goire KYVI, le lamennisme. C‘est.ce.que tous jes esprits 
attentils avaient resonnu depuis longtemps. Amis et enaemis, tows ‘de 
semiaient, tous se disaient Ă©galement : C’est-du Lamennisme, c’estila 
doctrine d'autorité. 

‘Ceci, du reste, Ă©tongera mĂ©diocrement, si on fait attention gue les 

4“ "La Revue des Deuz-Mondes clie-mĂ©me l’avait remarquĂ© : « Telle est, disait-Ă©De 
il n’y a pas longtemps, la tse que soutient ayec une insistance inewle un Fre; 


xueil (que ce seul trait désignera pant-<tre tagp clairemest); on y veoonnalt.sans 
peine la viellle thise de M. de Lamennais. 


ET LES CONCILES EN FRANCE. 4h 


traditionalistes d’aujourd’hui sont, en gĂ©nĂ©ral, d’anciens lamennistes: 
Nous ne croyons pas manquer & Ja discrĂ©tion en le remarquant : qu’on 
examine tous les Ă©crivains qui se portent pour champions de Ja philoso - 
phie prĂ©tendue traditionnelle, et, si l’age et les circonstances leur permi- 
rent de prendre part:3 fa late d'if y a vingu cimg ans, ow peut compter 
qu’ils combattirent dans le camp de la nouvelle doctrine. C’est tou- 
jours la méme guerre contre la raison qu'ils continuent. Si, 4 la déroute 
da chef, ils evrent le courage et fa fra..che vofonté de renoncer 4 un 
drapeau dĂ©sormais fiĂ©tri, ils n’ont pourtant jamais entiĂ©rement dĂ©sarmĂ©. 
Déconcertés un moment, bientét ils ont imaginé de changer de ma- 
neuvre, et ce changement. de manceuvre leur a fait illusion & cux- 
mémes. Pleias.dfune nouvelle confiance, et fa conscience tranquille, ils 
se sont remis au combat et ne‘cessent de poursuivre toujours le mĂ©me 
ennemi. contre lequel, jennes encore, ils frent le serment d’ Annibal, 

Par les extraits suivants, que nous garantissons conformes, on jugera 
jeeryo’% quel point om exagĂ©re de nos jours fes devil: do ltantoritĂ© en 
philosophic; comment certains’ auteurs -Ă©lĂ©vent trope foi @ abaissent le 
Faison owtre mesure. On verra comment le lamennisme essaie de se rev 
pradaire: sows. nos yeus:et sa répand dans les écrits: beaucoup plus: gé 
Bémlpment quion ne pense, On! verra: méme si: le' tradi tionatisme'de nos 
Jeers ‘se berne-a repreduire |’anciem lamennisme, et s‘iline Paggrave pas 
pesitivement: db-sorte’ que, seloa nous, la: nouvelle: Ă©cole-ne diffĂ©re' tb 
lapreasidre qu’en pertant la mĂ©me: erreur pesaccae plus loin:que a 
eb pe avait: fait, . 

Bourr qu’om ne: s'‘fmagihe pas, di reste, que; dans. estte Ă©numĂ©ration 
de grief, neus.reprenions, comme chefs d’dccasation, des errears mal 
hevreupes:loyatument reoonaues ct généreusement d&savoudes , neus déb 
olarene que les passages qni vont Ă©tre citĂ©s ont‘ tous Ă©tĂ© Ă©crits: depuis 
une didaine d/années; umtrés-grand nombre dans ces dernitres nares 
et heauevap méimne apn ciereoe des concties ©. 


CHASTEL. 


‘ Entre dcrivaina catholiquas, soupeannen: la, wanvaise.foi,, n'est vi Gaapitabla 
ni permis. Mais, apres l’avoir formĂ©, publicr un tel soupgon, le tourner en im- 
putation, sans aucune preuve, ne nous sembikit pas possible. On !’a fait & notre 
Ă©gard,, s#en. une danimtanon:bien pen justifies, Nous ceoyons que co nfeas: point 
notre honneur quien est atteint. Qu’un auteur ne reconnaisse point pour sien ua 
piesate du bes duqie!l nous n’uvons mis aucun fom, qu'il le dĂ©savoue pour son 
rtnre cvemptes' pout Stredarisson dreit. Mais insinuer-que ce passage n’ap> 
partiuns :&.ppemonne, qu'il ast oslomnieusemant inventé, atc., nous ne la permeate 
trons 4 personne. 

(La fiz a un numéro prochain.) 


ope dich aie l ily# s H 


sposiaeuest jndmmote yh bt 6 gate TD des et tid 

Qo teh bee Sa by a dey ‘ Sa ke th get ge, etree eettad 

Beis bine of . ae ae a " ro cr er Pe Le ed & 
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, ‘ ‘r 


“et 


Saas le region, lan home oéersvesiat pose 
fa plus belle femme on la plus grosses poire. 


{ Narochen. } ° 


‘ I 


Ce jour-la, j’étais triste, profondĂ©ment triste. Un misĂ©rabie livre, 
un de ces livres qui donnent la fiévre et conduivent par le doute au 
suicide; uo de ces livres, l’exĂ©cration et l’horreur des mĂ©res chrĂ©~ 
tiennes, m’éiait tombĂ© sous }a main, et, justement pani de ma tĂ©mĂ©- 
vitĂ©, j’éprouvais ce qu’éprouve le naufragĂ© quand ta planche qui-I6 
Sootient ser l’abime Ă©chappe a sa main dĂ©faillante. Sortir pour me 
distraire? Le ciel Ă©tait sombre ; une bise glaciale soufflait aa-dehors ~ 
fa neige flottait dans l’air en dĂ©pit du calendrier, qui depuis plus 
d’un grand mais attestait le retour du printemps. Mais le printemps 
n’est pilus qu'un souvenir. « C’est la faute des rĂ©volutions! » disent 
Jes bonnes gens. Les savants, qui dorment dans les fauteuils des aca~ 
démies ou perchent dans les observatoires, peuvent sourire et trou- 
ver naif le paradoxe; le fait est que, depuis quelques années, 18 
monde physique, comme le monde moral, sembie bouleversé. Rren 
de fixe, rien de régulier; nulle logique dans les saisons aussi bien 
que dans les constitutions. La température devient de plus en plus 
fantasque et capricieuse comme I’humeur des peuples. Jadis, on 
connaissait un printemps, un été, un automne, un hiver, témoin' ces 
allégories charmantes et multicolores, décoratien obligée de la chau 
misre, et qui-‘nons reprĂ©ventent ces messiears ov ces dames parĂ©s 
de leurs costumes traditionnels et dans l’exercice de lears fonctions: 
Le boshomme Hiver, avee sa miue renfrogtiée,: sa tete poudrée & 
blanc, sa barbe longue oi pendent les glacons, totitt chamarré'de 


LA NUIT LUGUBRE. ÂŁ45 


fourrures et grelottant devant un brasier ; le Printemps, rieuse jeune 
fille vĂ©tue agrĂ©ablement d’une indienne rose ou bleue, la chevelure 
ondoyunte et couronnĂ©e de lilas et de paquerettes ; |’EtĂ©, faisant sa 
gerbe, ou dans une altitude moips pastorale, s'armant de I’éventail 
contre les ardqutt dp f toldil; ‘VAptomperentiny, grog-joyilu, pressant 
la grappe & mains pleines, ou savourant dans Ta coupé empruntée a 
Bacchus les prémices de la vendange. En ce temps-la, temps de l'age 
dor, dit Mathieu Lensberg, les saisons-se partageaient fraternelle- 
ment |’annĂ©e. Ses trois mois expirĂ©s, on s’empressait de cĂ©der la 
place avec la courtwisie des vieilles mceurs aristocratiques. Puint 
v'état besoin Mhuissfers op de gendarmes. La révolution a changé 
tout cela; Ja guerre civile est imminente entre les saisons; car le 
grave Hiver, cousin par Ja barbe du rebelle Isaac Lackeden, IHi- 
ver, qu’on edt cru de tous le plus pacifique, imbu des doctrines 
nouvelles, socialiste et usurpateur, empiéte obstinément sur les do- 
mauwes ayaviadris de Flore et de Pomona. . 1) 
Bref, aujourd’bui, pour parler en. prose, | avril et mai nous troy 
vent encore, jes pieds sur les chenets, 2 contempler enauysusement, 
comme je le faisais alurs, les salamandres. du foyer et.les pédtillas 
meais de la braise. On se lasse de tisopner pour se divertir;  maig 
seul au logis, que faire, quand la téte brile, dans celte inguiéluda fié- 
vreuse qui pe permet ni la réflexion, nile sommeil, ni l'étude? 
Je prumerais dans ma cellule un regard sauvage, quand. tout-2 
coup, Dieu sauyeur! merci, bon ange tutélaire, merci}. dans l'angle 
d'un meuble, j’apergais, presque eufouie sous leg livres, une pelts 
fiole, et. pour Âątiquette ce mot aux syllabes magiques.: Opinmn( 
L'avare qui retrouve son UrĂ©sor n’est pas plus joyeux..dg versal. aur 
mbes lovres une goulte, uue seule de la perfide liqueur, et je m’endorr 
mis.de, ce, sammeil pesant, invincible, voisiu du,sommeil sternal. 


i 2 Be. af 


Impradent qui joue avec.Je poison! car ce lang somma de vingt; 
quatre, heures,. dgat je fajllis ne me réveijler. que.dags -la vallée de 
Jnaphak, fut-up douloureux cauchewar. Crayaat échapper a la réar 
lité, je onsbai,dansas illusions Jes plus eaffnoyables. La-récit de cag 
Visiang AaRZes,. je, NEU eRSAYES. “4 Je (raduire.dans. la langue in- 
Airmag den dDMES. cri M, . 


246 LA: NOIT LUGUBRE. 
II 


seo. J@ me trouveis dams une rĂ©gion inconnve, et’ devant’ mol 
s*ouvrait un vaste cirque, thĂ©atre prodigieux dressĂ© dans I’itnmen— 
sitĂ© auquel seul!le ciel:servait de voiite et d’horizo1. A droite, &:gau- 
che, aussi’ loin qne la vue pouvait s’étendre, des arbres, dts jardins, 
dus palais, dbs entassements d’édifices qu’bn efit pris pour-autant de 
vilfes. Ce gigantesque panorama, je l’emirassai d’un coup d’ceil' ra- 
pide ; car la foule compacte m’entrainait avec la vidtence du torrent 
dens |’espace ot di tourbillonnmaitune immense multitude, BariotĂ©e 
des costumes les plus divers: La-se-coudvyzient des individus de tout 
abe, de tout sexe, de toute conditivm: hommes, femmes, enfants; 
Vieillards, rois, princes, bourgevis, soldats, marchands, artistes; 
poétes, mendiants:en guenilies, courtisanes effrontées et matrones 
guslĂ©res, polfliques, savants, orateurs, mĂ©decins, et bier d’autres, 
méme des philosophes, nréme des magistrats, trainant dans cette 
cohue leur robe profanĂ©e. Tout celta courant, s’agitant, tourmfyant 
avec des cris, avec des gestes; & travers une inexprimable rumeur, 
et se: disputant les grains-d’une certaife poussiĂ©re jaune qu'une main 
invisible-jetatt incessamment sur les pas de la foule. Rien de curieux 
conrme leur patience religieuse 4 recueilifr ces fugitives: parcelles: 
Et ils‘ne s’apercevarent pax les pauvres fous, qu'un petit’ dĂ©mon, 
ProtĂ©e alNgre et dispos, glissant avec lw rapiditĂ© d’tr reptile dans 
sw malice mfatigabte; se plarsait 4 crever’la bourse ou | sacoche dĂ©s 
qu'elle paratssait gĂ©rement s’enfler. A peine quelques-uns, luttant 
dt ruse, a force de persévérance, pouvaient sauver leur erésor. 

Et je remarquais autre chose encore : tel, 4 force d’industrie, par- 
venu 4 remplir-sa sacoctie au point de plier sous lt -charge, s’esqut= 
vait d'trr pas joyeux’; tont & coup, je le voyais s’arrĂ©ter: brusque- 
ment et se redres-er comme celui que Je voleur prend au collet. Sa 
figure devenait bléme et violetie:: je le voyais tourner sur lui-méme 
avec le hoquet sinistre connu du médecin, puis tomber & la renverse, 
eseeyant em-vainde retenir la sacoche qui roulsit'd’un cĂ©tĂ© tandis 
que sen: mafire:s’étendhit de: l'autre, bientĂ©t raide et iinmoitite. A 
Hinstent, toute one bende d'individus venait s*ebatire sur hrsacoche 
et-sur le cadevre-: les. uns: 9’ompressaient de-pilfer le trĂ©sor, tandis 
qee-les autres creusaient’au plus vile ane fosse pour y coucher le corps 
du défunt soigneusement renfermé, cadenassé dans tine-sofitie bolte 





LA GIT LOGGBRE. tit 
en ceeur de chĂ©ne, seuvent deublĂ©e d’une.lame de plonab. RrocĂ©dĂ© 
sans doute forL.bonerable pour le mort, mais précaution rassurante 
aussi ,pour-les.bĂ©sitiens, ui n‘avaient pas a-creimadre une nĂ©surrec- 

A.défantdibéritege, il s'dtait ipas-de suse, pes dledhasaesse, pesda 
lachesé qui répagadt au plus grand nembre pour ae ippocurer une 
mince paroelle -du;diwin mĂ©tal. Jen weyeis:qui, lasaĂ©ecd’an teaveil in- 
fruactueux ou trep pea. hioratif .nuigsé.de Jour impastionee, se .pli~ 
stint sublilement. aypsds de-lenr veisia plus meunean goer eacamo- 
ier tout -on partie de.san batin. Plusieuns:ansai. ny aeectiaient paint 
tant de dacon, ils tneuvaient plus commode et plas sprompt:de dn 
couper la,genge au .de:l’‘assommer pour le volerrenauite. Il se dpissdt, 
altunilien:deteai ae .péle-méle et de cette activité furieuse, un trefc 
perpĂ©inel et ‘souvent jinfame. Je voyais des fammes, ‘des jounss 
files, pour qnetques -pidvces de mnonnaie, pour .des colifiakstsinu ides 
joyeux, accepter :en .niant Je Ă©xhonnenr. de wopais hes mibrea qui 
vendaient leurs filles, des Gpoux: gui linuaient jours feasmes, vet mille 
autres.qpécalations plus hideases. Pais-jectatre aussi es cranindiies 
prolenatians, da. génie .et.les prostitutions: de intelligence, de :]/ ame 
oldu coeur? de.viedillustees cerimming, de @vemcds artistes, de: fameuk 
poĂ©tes, qui, pour l’appat d’un .seleixe, deseendaient an mĂ©uer de 
Charlaian, eu.sĂ©le de |’ histrien attiu baladin. iOn-deur-disait: «Chants 
peur nous divertir,» ot is chamteient;.« chante disunesde, chante.te-vige 
stla débauche, » ¹t iis chanteisal..«, Ananse naimeenamipar des. nécits 
seanialesx-ou des imaginations ebacdnes)! Réveille la-saété de lier 
gic par :des ‘vofrains oynigues-ea SacrilĂ©ges inet ils sempresesient 
Gebdir. ‘Qn Jeur disait: «.AHons, podte, .allens philesophe avsiĂ©re, 
paoclame que-te: que npus. faisons-eat le conveilue la. sagesse; ris att 
lapadesr, railleil’inngeence eta wemta comme.un jeu de dupes. iĂ©- 
peads suriant, néponds d-ces decteurs lanesches dent la:morale mans 
alvigie |: Et desipoétes, Jes .philosephes -et les shéieurs.dgeyaiant 
pande siankes decirines las dibertinset bes alhéen. 

&unai diva, dheamsoep-dans je. foule n'Ă©miant pes Ă©seeneliensent 
sbsonhĂ©s .par la weobkerobe ol ae.consumaient les. avazes. J’'en vores 
mallement Ă©tendkts car de verts, gazans, 4 :l’onibre:de fretches wer- 
dares, et, denmant d'un plecide sommeil exsanourant lseparfume:des 
Reurs:;nd' emtresifeis, ehuorkde spar la lecteve, une itsiste decture seas 
dovte,imee-auedeur sisage en saisioait tenr 2 ‘tour de weflet ef diam 


‘4h8 LA NUIT: LUGUBBE. 

pression fugitive de terribles passions. Les uns, assis & des tables 
splendides, se faisaient verser dans des coupes d’or et de vermeil 
des vins exquis, tandis que des. misérables en gueniiles, entassés 
dans les échoppes, buvaient 4 plein verre de. grossiers mélanges, 
bavaient jusqu’a l’ivresse, jusqu’a la mort. Ces insensĂ©s, riches on 
pauvres, se plongeaient a l’envi dans ces joies brutales, souvent aussi 
dans tous les excés de la débauche, dans cette fange des voluptés 
honteuses sur lesquelles la pudeur doit jeter un voile. 

- Je me détournais de ce spectacle avec un dégodt mélé de colére, 
quand tout &@ coup, au milieu de l’ignoble foule, une forme cĂ©leste 
apparut dans une atmosphére Jumineuse qui lui servait comme de 
vétement. Loin, bien loin, ces types merveilleux que le génie, inspiré 
par la foi, révélait 4 Raphaél, au bienheureux Ange de Fiesole ! Loin 
aussi les crĂ©ations les plus divines de l’art et de la poĂ©sie! Anges du 
ciel qui faisiez cortĂ©ge 4 l'Immortelle, votre beautĂ© n’était qu’une 
ombre devant la splendeur ineffable de ce visage ou la candeur de la 
Vierge se mĂ©lait 4 l’expression la plus suave de la tendresse mater- 
nelle. Qui dira linaltérable sérénité de son front,. le rayonnement 
pur et doux de son regard, et J’altrait de son sourire et le charme 
de sa voix, dont les accents, par Jeur onction pénétrante, vibraient 
au plus profond des cours? Avec une majesté pleine de grace, la 
mystérieuse Inconnue (inconnue, oh! non pas, car la croix étincelant 
dans ses mains la faisait assez reconnaitre), la Fille du ciel s’avancait 
a travers la foule, partant 4 tonsdans cette langue ineffable dont elle 
seule a le secret. Grave et caressante a la fois, elle reprochait & ces 
malheureux leur aveuglement et l’abjection de leurs dĂ©sirs. Pour les 
arracher aux misérables objets de leur convoitise, elle parlait des fé- 
licités de Ja patrie céleste dont elle raconiait lesmerveilles avec une 
irrĂ©sistible Ă©loquence. D’autres fois, dans l’ardeur de son zĂ©le, exal- 
tée par la compassion , elle faisait retentir & leurs oreilles de terri- 
bles paroles. Sa voix, ou l’émotion de la charitĂ© se trahissait encore, 
éclatait sur eux comme un tonnerre. Mais hélas! toujours en vain, 
toujours importune ou dédaignée | Pieuse tendresse ou sainte colére, 
priére ou menace, rien ne trouvait écho dans les coaurs. A peine si, 
de temps en temps, ]’un d’eux relevait la tĂ©te pour la considĂ©rer avec 
un rire d'idiot ou l’outrager par une grossiĂ©re apostrophe, et sou- 
dain il se remettait a fouiller le sol. Voulait-elle s’adresser aux dor- 
meurs, 4 ceux qui s’oubliaient dans |’indolence et. les - plaisins, aux 








LA NUIT LUGUBRE. ap 


buvears, aux voluptueax, aux intempĂ©rants, oh ! l’aecuail Ă©tait pire 
encore. Combien de fois je fa vis contrainte & se retirer devant les 
oatrages ou |’excds du scandale. DĂ©couragĂ©e, smon vaincue, elle re- 
gavdait cette misérable foule avec une amére douleur, et ne savait 
plus que pleurer surelle. Cependant, de cette multitude méme, quet- 
ques groapes s’élaient dĂ©tachĂ©s, qui semblaient prendre en pitiĂ© tous 
les autres. Dans ces groupes, ou je distinguais de nobles figures, des 
fronts qu’illumibait parfois l'aurĂ©ole du gĂ©nie, retentissaient de fortes 
paroles : Glotre, honneur, patrie, liberté, royauté, république, mots 
sonores que j’avais entendu rĂ©pĂ©ter a satiĂ©tĂ© dans la foule avec la voix 
du chariatan qui veut piper les badauds, mais of vibrait maintenant 
Faccent male et profond de la conviction. La Fille du ciel tressaillit 
a ces accents ; radieuse, les regards attenodris par l’espĂ©rance et par 
Yamour, elle se dirige vers les groupes, se croyant sire d’étre la 
bienvenue. Illusions de la tendresse maternelle! La, comme dans la 
foule, elle ne trouva qu’indiffĂ©rence, ingratitude et mĂ©pris. Un orgueil 
farouche avait endurci les cceurs. A ses exhortations les plus pathéti- 
ques, aux paroles véhémentes quitombaient de ses lévres, on ne ré- 
pondait que par un silence de glace, quelquefois par le sourd mur- 
mure da blasphéme. Pourtant, jamais épouse délaissée, mbre tendre 
et désolée, ne trouvérent dans les élans de Jeur douleur des suppli- 
cations plus ardentes! jamais, pour ramener l’enfant prodigue, la 
pieuse Monique n’eit de pareils sourires et de pareilles larmes. HĂ©- 
las! & peinĂ© quelques-uns s’émurent; & peine dans chaque groupe de 
rares Ă©lus se dĂ©tachĂ©rent pour venir s’agenouiller aux pieds de la 
Fille du ciel. Précieuse conquéte, puurtant! car sur leurs visages on 
lsait toute fa ferveur du nĂ©ophyte et l’enthousiasme hĂ©rofque prĂ©t a 
tous les sacrifices. Aussi I'Immortelle s’éloigna souriante, bĂ©nissant 
ces généreax enfants dont quelques-uns revinrent dans nos rangs, 
mais dont le plus grand nombre se plut a |’entourer-de sa vaillante 
dite. J}eusse voulu les suivre, mon cceur m’entralnait; mais une puis- 
Sance sapérieure enchafnait mes pas et me retint parmi les groupes, 
qui, rĂ©pĂ©tant chacun leur cri de ralliement, s'’élancgaient & gauche 
dang une vuie différente. 


IV - 


ve "tame, 


Neas evencions par: un. chemin difficile. et rude comme celui-du 


= LA NUIT LUGUBRE. 


Galqaire, heurtant.sans.cesse an nouvel .obstecie; il fallait s'ouswir 
nn passage 2 travers ‘les buissons ‘et les-ronces qui fesonnaient dens 
oe'sel.aride. Nes pieds se'déclraient aux pointes des cdillonx cachée 
sous :les:orties .et les :aconits. ‘Plasieurs tumbaient de lassitade sar. be 
chemin..... et wspendant ta foule ne diminwait pas; A mesure qute 
nous ‘avancions les rangese serraient, de-nouveaux -cencurrents -ve- 
netent gvessir matee :multiiade. Nous faisions une armée déji. Mais 
béent6one furent des légions sans nombre, agitées at tumiiltnenaes, 
pressées, veteesées, amencelées dans ane pleimne-sans tn dost 'leutt 
#0 lassait dveasbrasser ‘la civosnfĂ©renee. .Au ‘milieu de cette plume, 
ane montagne 'aé pic hénissée de:rachers, etitoatantaur des précipie 
ees, des abimes sans {fend. Or, comme!la moltstude Ă©tait ‘hcrefeutde, 
accumulse, ‘manquant d’air.et:d’espace, 4.chaque instentle-cri d'un 
matheurenx qui.n'avait pu se -retenir aa bord du gouffre.retentisendt 
déchirant -et damentable. Uae voieseule était ouverte aux flencs.da 
mont, mais telleuent sbropte,.tellement giissante et périlleuse quielie 
eftt.donné le vertige au plus intrépide. Puis,-comme pour.ea défen- 
Gre |’entrĂ©e, je distinguais ld toute la:cohorte des.fantĂ©mes aque lad- 
mirable poste, naire cher Vingile, ‘fait apparaitre au vestibule du 
Tartare : ‘ln faim, dengereuse canaeillĂ©re, avec .ses syeirx crenx gui 
tour a teur supplient:st imenncest, avec :ses ‘traits dĂ©charats et ses 
membresde squetette; les craimtes vainas, sles:tristesses ancurabies, 
le ‘dĂ©sespeir chominide, |'envie surtout, l'impletable envie, coiuzon- 
née-de vipéves, lladace morne et injactée de tackes divides, les B~- 
vres gumfiées diécume, iet de :ses mains sanglenttes idéchirant ses on- 
trailes! 
‘Au faite cin anewt, & ‘eme hauteur veflroyabk, sithevait am. ddiies 

é'une gréndeur.démeserde, mais tombant en rraines, montrerit des 
omrailles ‘ldsardĂ©es, ides cotonvades brisĂ©es..... la dĂ©sobetten .etta 
mort..... Bes mitliers de ststees :appereiasaient :teut :attour, mals 
défigurées, exéconndmsables pour éa plupart, souvent ainsi tombées 
de leur piédestal:renversé dui-neéme. La dagede seute sitnit an tacte. 
Sar .le fronton, .deas:en.cercie de :rayons shlowssatits, ve mot, en 
grands caractéres : Temple de la Gloire ! Une:porte diawain aonnatt 
entrĂ©e dans |’inlĂ©rieur, mais fermĂ©e depuis longtemps et qui parais- 
sait inébranlable. Sur cette porte qnelques noms lumineux, Homére, 
Alexandre, César, Charlemagne, Dante, Napoléon, tout ce qui res- 
tail de .ces givivesiiunnenses, an nem! Rergonse:d la garde dweem- 





B& NGISY LUGUBRE. ote 
pie... ja ma tromps,. une biéme créawre, vicille, vieitle, déorépite, 
déerdépite, ot.qui sembiait avoir vécu-des sidcles; se dressait sous: le 
péristyle, tenadt & la maie une-courenne verte de lautiers: Une re- 
meur Ă©ternelie de gĂ©missensants: et de plaintes: s'Ă©levait-d’on bas, 
mais comme: une Setue de marbre longtemps: on la vit immobile, 
Enfin, um soupir sowleva sa poitrine, elle:se-Lrathe jesqn’au bord de 
Yabtme, ses lĂ©vres glacĂ©es s’entrousrirent, et d'uae weix faible, 
comme ie souffle: des. agonisants, ele muarmura je ne sais quet nom 
Gependant au: murmure de sa voix, un cri superbe: a FĂ©ponds dans 
la faale. Ua homme, |e front altier, les regards-enflemmés, se prdci- 
pite vers l’entrĂ©e. D’un bras robuste il Ă©carte les.fantĂ©mnes, puis il 
s’élance ; mais si rude est la montĂ©e, trois fois il retombe, Ja sueur 
baigne son visage, on voit ses mains ensanglantées. Infatigable ce- 
pendant, il s’obstine ; ses membres, comme les anneaux du reptile, 
an-callent & la, panos; il se:souléve, ow plutét il rempe, il nampe, et 
ainsi, avac des: effyris surhumains, avec wae audace sane Ă©gale, long 
famopa:suspendu: sur |’ablme;. haletant, Ă©puisĂ©, dĂ©faiilant, mais fier, 
Mais cvaoimé:- par Bongueil, dw traonrphe, il arrive... Une: vaste clear 
mpeur;. péle~méte dé branesiet-doutvages, mente: er grondant de la 
fwule, “sur laquelie le vaingveur promĂ©ne ua dĂ©daigneux regard. 
Tyne de ce premien svuects, il s'approche de la. sibyile qui lusee 
tomben la. courenae sur ga tĂ©te; |’ingensĂ©: s'appleudit, sans s'speree- 
Woin que celte couromne est fande déj. Jetant sur les-portes du teme 
ple: un: regard de: conwoitise, il:s’avaage, et tente de les. Ă©branlen ; 
passere nam quĂ© veut:soulever' le fardeau d’Atias | Sas efforts dĂ©sop- 
donnds se: brivent: contne les-battants, inexorables comme les portes 
dn cie} pour le: damaé. « Agsez !' assen!' murmure une: voix: fente et 
sépuicrale. Ne-vois~tu-pas que ces-portes gigamtesques sont faites pour 
hegéante?' Race chétive que vous étes, géndretions dfetres avortés, 
ee West pas 2 vous qu’il ast donadĂ©de les ouvrr, Elles sont forinĂ©es, 
formĂ©es pour longtemps:!'— Pour toujours t... » semble-direune voix 
qui sort de labine. Furieux, désespéré, le gt irienz condamind: 080 
lmaver l’orsate,. Au-desseus. des nome flamBoyants, il. eseaie de tracer 
le sien, Mais les. leltwes; brillantes: d’aberd, paretlies: aux figitives 
lneurs de nos pidcee-d’ artifice, s’évanouissent, et en mĂ©nre temps que 
Sm Maimretombe, lm demidre syllabe-a dirparu: 

Capendant la multitude s’accrott levjouns'! Voyew par troupes ia> 
upmirabigs: s‘omoresser les rivanx,. comme Wiefortued de tout & 





x54 LA NUIT LUGUBRE. 


fhĂ©ure, imptorant leur tour! O misĂ©rable’ persĂ©vĂ©rance ! 6 patience 
iddute! hérofsme poéril de la vanité ! 1! y a 1a des vieillards sur les- 
qaels sâ€˜Ă©tend le linceul, des moribonds dont la voix s’entend A peine, 
Ă©t ils esparent encore. Ils ne veulent pas voir qu’autour d’eux par- 
foul fa terrd est criblĂ©e d’ossements ; ils ne sentent pas qu’ils mar- 
chent sur I4 puussitre de géuérations entitres, vieillies comme eux et 
comme eax saisies par la mort dans leur vaine attente. Insensé qui 
Jes imité et se laiwe prendre a cette dérision de la gloire humaine ! 
Ouittant ces malheureux, je poursuis ma route et rejoins une troupe 
nombreuse ‘de pĂ©lerins qui n’avaient pas daignĂ© s’arrĂ©ter ou s’€taient 
découragts plus vite. 

Pf ehring _ 


V 


Nous marchions. L’air Ă©tait devenu plus pesant, une clartĂ© bla- 
farde tombait' d'un ciel grisatre, surchargé de nuages. On edt dit 
cette lueur confuse, ce demi-jour lugubre d'une soirĂ©e d’automne. 
Le sul que nous foulions s’encombrait de ruines. Les oiseaux de 
nuit voltigeaient sur nos tĂ©tes et remplissaient I’air de leurs cris fu- 
ndbres, [I semblait l’appruche d'un cimetiĂ©re. BientĂ©t, en effet, on 
apercut, au milieu d'une triste solitude, une forteresse antique, dé- 
‘mantelĂ©e et croulant de toutes parts. Sur ces ruines, couchĂ©e dans 
la pourpre, une vénérable figure, imposante encore dans son aban- 
don, mais immobile et comme engourdie par }’un de ces sommeils 
Iéthargiques qu'on puise dans Ia coupe homicide préparée par Ja tra- 
‘hison ou ja vuluptĂ©. Une couronne d'or parait sa tĂ©te, '& ses pieds 
‘gisait an sceptre. Je Ia reconnus. D’ailleurs, sur la muraille voisine 
une main, peut-Ă©lre ennemie, avait Ă©crit son non en guise d’épi- 
taphe. Je regardais dans une méditation douloureuse, quand un bruit 
de rires ‘me fit tourner la tĂ©te. Plu-ieurs, & Ja vue des reliques de 
Yidole, saisis d’un pieux attendris-ement, les larmes aux yeux et les 
mains jointes, tombés 4 genoux, semblaient adorer. Les autres te- 
vaient les 6paules avec des regards pleins d’ane compassion inso- 
lente. Certafns aussi Serraient les dents avec colére, et, dans te délire 
de la haine, ils insultaient grossitrement & {’augaste ponssiĂ©re’ et 
crachaient sur te manteau d’hermine. Des pierres enfitt Ă©birahiĂ©rent 
les appuis du tréne. Les jeues hommes alors se relevérent ; ils pous- 
strent un cri de dĂ©fi et s’armĂ©rent, dĂ©cidĂ©s & combattre;’ he fite-de 


LA NUIT LUGUBRE. 45g 
que pour mourir | Mais soudain une rumeur toute-puissanie neleniit 
sur nos tĂ©tes avec le fracas d’un orage. Leurs mins laissĂ©remt Ă©chap- 
per rare inutile. Un bruit de fanfares résonnait derrjére nous, eh 
apres un court silence, une voix qui semblait la réynipo de mille 
voix, jeta dans l’air ces paroles vibrantes rĂ©percutĂ©es par tous. leg 
Ă©chos : Place & la reine du monde! place & la grande dĂ©esye |. C’était 
elle,en effet, elle que j’entendais nommer par les sages la Fille dela 
Raison. Une fiére et puissante créature, douée de qualités splendides, 
d'une intelligence Ă©gale 4 son audace, mais comme V’archange, dans 
la frénésie de son orgueil, révoltée contre Dieu Inicméme et pur 
nie par la dĂ©chĂ©ance, d’abaissement en abaissement, de verlige 
en vertige, arrivant au crime, a |’infamie, a la dĂ©mence. La bac- 
chante enivrée qui bondissait, le thyrse en main, sur les montagnes 
de Thessalie, la courtisane romaine que Flure conviait & ses orgies, 
prĂ©s d’elle edt semblĂ© timide. Jeune enco.e, dans ses traits flĂ©wis, 
sur ses lévres décolorées, elle poriait tous les stigmates de la dé- 
bauche. Ses yeux respiraient une insolence farouche. Ce regard im- 
placable s’éclairait parfois de lueurs perfides. Le sourire irouique 
trahissait la rage, mĂ©me alors qu’il s’etudiait 4 paraitre doux et ca- 
ressant. D’'amĂ©res paroles tombaient de ses lĂ©vres. Sa robe de pour- 
pre, étincelante de paillettes, flottait au vent avec une impudeur dé- 
daigneuse. Un diadĂ©me, mi-parti d’or et de plumb, penchait sur sa 
tĂ©te sans qu’elle songeat a le retenir. Sa main droite agitait le fouet 
des serpents ravis aux Euménides ; de Ja gauche, elle portait une 
torche qui ne jetait, a travers Ja fumĂ©e, qu’une clartĂ© rare et sinis- 
tre. Autour d’elle, bondissait une meute de louves et de louveteaux, 
derrigre, une meute cunfuse de misérables, la plupart hideysement 
vĂ©tus de guenilles, mais plusieurs remarquables par |’élĂ©gance re- 
cherchée de leurs costumes, dont feu M. de Rubespierre eit été ja- 
Joux. Certains, entre ceux-la méme, se distinguaient par des figures 
de crĂ©tins et de bourreaux. A leur suite, venait la foule banale, 1’6- 
ternelle populace, comparse obligée de toutes les tragédies. 

Le cortége arriva prés de nous. D'un geste impér.eux. la mégére 
désigna la dormeuse, et soudain toute la meute, avec une ardeur 
sauvage, de se prĂ©cipiter 4 la curĂ©e. Le trĂ©ne vermoulu s’affaisse, 
entrainant le cadavre qui roule a terre. Alors vous eussiez vu les 
horribles hĂ©tes s'acharner sur !’auguste dĂ©pouille, dĂ©chirer les ban- 
Pelettes et le manteau... mettre a nu les chairs desséchées, les dé- 





154 LA MUIT ‘LUQUBRE. 

pacer avec des-hurlements de chacals, ot s’asracherJ'un. a Jieutee, 
comme une proie glorieuse, ces tristes restes.et les.ossements qu‘ils 
broyĂ©rent.sous Ja deat jusqu’au dernier. Buis elles.s'attaquĂ©rent-au 
vieil édifice dont Jes pierres mutildes furent trainées au Join ou :ré- 
duites.en poussiére. Pour le sceptse-et pour Jacourenns, |'Euménkie 
ordanna de les fondre; mais oa .chercha vainement un.creuset.; et, 
dans la-confusion, un inconnu, volear ou autre, s’enjpara des ,prĂ©- 
cienx joyaux. Qu’en fil-il? 


VI 


Apres la catastrophe, on parut se consulter, les jeunes hemmag 
surtout que la fille de la Raison considĂ©rail, non sans quelque -dé— 
fiance, et aulour desquels.s’agitaid la foule avec un sourd murazore, 
" — Eh bien! qu’allops-nous faire? dit un adolescent dont j’admirais 
l’air de franchise et gu’il me semblait reconaaitre pour ua des nĂ©o- 
phytes. — C'est tout simple, rĂ©pendil avec aplomb un jeune Lycur- 
gue, qui ne me paraissail pas médiocrament vaniteux et content de 
lui-mĂ©me. Eh! c’est tout simple; a prĂ©sent rien qui nous gĂ©ne = le 
terrain est dĂ©blayĂ© par cette canaille (ici ]’orateur mit uge sourdine 
4.sa voix); profitops-en pour batir.-Sachens vivre désormais ainsi 
qu’il convient 4 des hommes, dans Ja plĂ©sitade de notre indĂ©pen- 
dance et de notre dignilĂ©, comme aux beaux jours d’AlhĂ©nes et de 
Reme, gouvernĂ©s seulement par fa justice et:par la loi. — Quoi! le 
RĂ©publique., gouversement.da tumulie! J’epfer ou le chaos? dit 
brusquement un vaincu qui gardait rancune de sa dĂ©faite. — Nor, 
reprit avec Ă©mution l’adolescent; la RĂ©publique, mais la vĂ©ritable 
RĂ©publique, rĂ©alisable par |’exaltation de tous les dĂ©vouements et la 
pratique gĂ©nĂ©reuse ‘des sublimes vertus; la RĂ©publique chrĂ©tienne, 
la.seule possible, of fleuriroat, avec |’esprit du sacrifice, le patrio- 
tisme, Ja piĂ©tĂ© filiale, la probitĂ© sans Ltache et surtout l’ardente cha- 
ritĂ©, l’'amour-des hommes et de Dieu, |’humilitĂ© sincĂ©re, l’hĂ©rvique 
chasteté... 

Quelqaes-wns s’inclinĂ©rent .en signe d'adhĂ©sion. Mais un terrible 
murmure s'Ă©leva dans la foule; puis des protestations et des cla- 
qaeurs, 

— De-quoi ! de quoi ! dit un drĂ©ie qui, la casquette. sur l’oreille, 
lair peu révérencieux, le poiag levé, Git irruptien-dans'le cercle. & 





La Se LEGO HE) 188 
punostennes-oous débarranés et voickada qworrepertede tous re- 
metice le: ht es Je-Htow: Pas si béte; mes. petite messieurs. Ie pre- 
mier quĂ© s’enlavme, nous iwi tordbns le- cow comme: #. une volaile. 
—~Bravo | bravo! barlait lafoule. —On est roi ca on-ne l'est pas! 
Weat-il pas: veas; cansaradee ? Liberté !.égalteé!: eas moty-l4 est-ce 
enoors: une frime f Nousne - veulens plus de menettes, nows n’en vou- 
lons: plus. Amidiable: leurs lois qui sont autant de toiles d’araignĂ©es 
power attraper bes moucherons, c’est-a-dire les peavres: diables. — 
Beavement parié, dit un sournois en habit now, dent la figure assez 
imelligente offrait:un mĂ©lange singuiter d’astuce, de bassesse et de 
venité. Mom eher, satvs compliment, on ne saurait mieux dire. Oui, 
grace atx. progres de la raison, |’Heure de ja complĂ©te Ă©mancipation 
a sonoĂ©. L’homme, avjourd’ hut, lancĂ©:sur la route du progrĂ©s indĂ©- 
fiot, zyant reconquis la plénitude de sa souveraineté, ne reldve plus 
que de lui-mĂ©me... — Et de Dieu, interrompit gravement |’adoles- 
cent. — Oh! of ! dit lepĂ©dant, avec um ricanement qui retentit dans 
la foale. Monsieur en est 1), 4 ces vieux préjugés de: la superstition. 
Eh! mes amis, venez, venez voir un citoyen qui dit croire en Dien! 
— Un jĂ©suite ! un jĂ©suite! braillait la foule. — Un ignorantin! — 
Tieas, liens, je les. croyais tous dans la riviĂ©re. — Un calotin! il faut 
le pendre! — Non, nen, ce serait trop d’honneur; 4 Charenton! — 
Le coquin veut nows remettre sous le jong des prĂ©tres. — Ramener 
l'loquisition et les bOchers. —La sainte Inquisition et le despotisme 
chĂ©rical. —Il mĂ©riterait qu’on le brelat vif, a petrt feu. —Brigand ! — 
Bak ! c’est an idiot, croire encore & Dieu et au Pape. — Qu’est-ce que 
Dies ? — Un mot ‘pour. faire peur eax mĂ©ehantes ferames et aux pe- 
tits enfants. — Une invention des curĂ©s et des rois pour tyranniser 
le peuple. — A: bas la tyrannie'! 

Toutes ces interruptions sataniques se croisaient dans la foule 
a„ec dies appiaudissements et des rires, tandis que le pédant conti-- 
Ruait de faire la legen au jeane homme : —DĂ©faftes-vous, mon cher, . 
de ces tendances. rétrogrades, de ees croyanees puériies, préjugés 
naifs du monde au berceau. L’idĂ©e est en marche, qui pourra l’at~ 
rĂ©ter? — Le catĂ©ehisme a fait son temps. — L’Beangite aussi; un - 
beaw:livre sans doute, mais o# la science ne voit qwun mythe que 
l'Egtise ne sait pes interpréter. Puis les dogmes, la morale, mon 
cher, iatolĂ©rable-! Ra: thĂ©ebegie, chimĂ©re! Dien, c’est le grand Tout, 
Uni versek,. qa dats-ges'Gvolutions successtves;. par' des-transforma~ 


150 LA NUIT LUGUBRE. 


tions toujours mouvelies, Proiée immense, cherche 6a saenifestetion 
seprĂ©me et compiste. Voila qui est clair. —- Pas trop, dit. modes- 
tement le jeune homme. — C’est-a-dire que I'’humanitĂ© tout ear 
tire, l'ensemble harmonieux de la création, les hummes, les ani- 
maux et Jes plantes, tous les étres organixés ou non en un mot sant 
des portions de la divinité; nous sommes nous-mémes des fractions 
du grand Tout. — Autant de Dieux, murmura le jeune homme Gbabi. 
—- Qui, saps doute. — Mais c'est absurde! Le savant fit ape laide 
grimace. — Ma doctrine est la doctrine des sages, la religion de |’ar 
venir ; la seule qui sauvegarde la liberté et ne soit pas un fardeaa 
pour la conscience hymaine. J'en appalie a ces dignes citoyens. — 
Trés-bien! trés-bien! répondit Ja foule avec un joyeux écho. A le 
bonne heure, cette religiun-la, ce n’est pas difficile et l’on peut s'en 
accommoder! Pas d’enfer et le paradis sur terre! nous ne voulons 
pas autre chose! 

— Voyez donc, criait un autre; je prends une Ă©pouse, ca ma 
convient! trĂ©s-bien! mais au bout d’un temps, grace au tracas du 
mĂ©nage, adieu la jeunesse, adieu la fraicheur! La femme s’enlaidit, 
puis c’est toujours Ja mĂ©me chose ! Bon ! ga m’ennuie! Tant pis, il 
faut la garder, la morale et la Joi sont d’accord pour le vouloir ainsi. 
~~ Au diable la morale et le reste! Le mariage, c’est l’eaclavage! 
Vive le divorce! Voila! qu’on soit libre de changer de famine ou 
d’en prendre deux. -— MĂ©me une douzaine, comme chez le3 Turcs, 
dit quelqu’un. — Bsh! pe me pariez pas des Turcs, criait un gros 
hemme, a ia figure empourpreée et a Ja démarche hésitante ; des gens 
qui ne boivent que de l’eau, et par dĂ©votion encore ;-le jĂ©guitisme, se 
fourre partout. Il faut boire, il faut boire, toujours boira! —- Owi, 
reprit quelqu’un, mais la morale est encore }4 pour. compter les 
verres et tes: bouteilles. Et d'ailleurs, Je jus de ja treille, comme dit 
la chanson , ne.coule pas tout sep], ainsi que l'eau des riviéres. 
Si te gousset est vide, bonsoir; il faut boire 4 la.fontaige,.taadis.qu’it 
„ a tant de .cavea qui sont pleines, ou les tapneaux: sentassent 
comme des: mantagnes. —- C'est. yrail cegt,wrail a! 

~— Autre abus, reprit.le causewr. Je vois des tas de freluqnels, igre 
jours endimanchés, qui rewent.sur,}'angent et sur }'on, sq, donnent 
du bon. temps, chĂ©ment: du-premier,de.l’an .4 Ja SaiahSylupatre, 
tandis que .de braves compagnons...cpmme. 2aRs,. ob qiri-les., „A- 
lent, triment du matin o8 sein, pour. w.moncaas de-painic a, las 


LA: NUIT: LUGUBRE. ÂŁ57k 
bourer, serher, récolter, batir, magonner, forger, tourner la moule,: 
scier Je bois ou la pierre, a s’éreimter en un mot de maniĂ©re ou d'aw 
tre. C’est abusif et c’est monotone. Travailler, toujours travailler, 
quand les autres dorment ou se proménent! Tant pis pour les mil 
lionnaires, je veux ma part; qu’on me la donne ou je la prends.. . 

— Bien d’autrui tu ne prendres! 

— Farceur! puisqu’on abolit Je bon Dieu et Ja morale, enfoneĂ©d le 
commandement et les bourgeois. — Parfaitement logique, puissam- 
ment rarsonné, dit avec admiration le docteur. O grand peuple! 6 
excetient peaple ! 6 admirable peuple ! Ja raison des sages s’humilio 
devant ton bon sens. Le philosophe pose les prémisses et tu tires 
les conelasions ! | 

La Fille de la Raison souriait & toutes ces boutades sacriléges ; elle 
coupa court cependant.4 la conversation. —— Assez causĂ©, dit-elle ; 
maintenant i] faut agir. Que Jes Jambins et les poltrons restent der- 
Titre; pour nous, Jurons, en avant! — Et le cortĂ©ge reprit sa 
course. 


Vil 


On-n’ent pas cheminĂ© longtemps qu’an palais splendide s’offrit & 
nos regards. Bien qu’en maint endroit apparussent des signes de vĂ©~ 
tasté, il y resta#t encore un certain air de grandeur et de magnificence, 
Les colonnes Ă©taient d'or; l’or resplendissait & la voite- et sar les 
murs de PĂ©difice of |'on entrait jadis par une seule porte Ă©troite. et 
Inassive, Mais de tous cétés maintenant, des fentes subtilement:prar. 
tiquées ou de larges bréches formaient autant de passages commer: 
des. Des.‘ moneeaux d’or et d'argent, de pierres prĂ©cieuses, d’étofies 
brillusies, des meubles, des tableaux, des statues, toutes les mesv 
veiftes du juxe-jonchaient le sol. Un maigre vieillard, dont. Veal.’ Are: 
gus-et' les trafis convulsifs dénotaient une perpétuaile inqnidtuda;: 
erent soul dans cette rayonnante-demeure. De temps en temps, avec 
une joie fébrile il plongeait ses mains ddns-les mroneeaux de -pisces 
Gor qalli tiĂ©tdit ‘janiais: las de cosspter, Mais: soudaie il palit, ees 
Abies dn trouver t-lnissdrent éehapper jo précieux métal ;.i1 joiznit 
Jes Wtltiedie ine indicible â€œĂ©pouvente) Celle que vous saves, ‘tent 
riviecvisidasĂ©, seAreksait surle-seuil; tandis qu’ okaque issue, une 
botivé allUGgeGit sed-tndveaw ctv Gardeat des -regards:enflammés,. en 


S08 LA NUTT’ LOGUBRE. 


iniéure tempi qge!ce montratent an-desses des tétes de Demis, « Tow 
Page out: passĂ©, crta-la: nraudite avec utr Ă©clat de‘vely savage, va- 
t-ew fy L'netve-dewutall; foudtoyé per étonwement..Comme s'il eft 
youtuclus:dĂ©fendre; 1 -ctomdit bes) deox neaine’ vere ses! trdsors... ir 
ricawemont guttural: rĂ©pondit: 4: ce gesie. Les loaves impatientes’, 
aiguillonnées par les bandits, se .préeepittrent de tous les céiés sur 
lw maltfeuretn’; il ens fut pour lu? comme pour la momie. Puis , 
cone Ă©brani& par: une force Surlmememns, Ă©ilifica chancela; lw 
vote: fus:emportée dans us toarbillon, les colomnes s'abitnérent ; et 
en' meéme temps; detous les peints: de Ithorizomor: vit, pareilles „ 
des nuées de ssatereiies, aecourir des:bandes de:forcénts, des hore 
des en guenilles, races abjectes dont la face bestiale reppetait' ve~ 
guement le profit humain. Alors:commenca le plus.effroyabie pillage, 
ow piutĂ©t une lutte-frĂ©nĂ©tique dang laquelle chaque dĂ©bris, disput’ 
longtemps, passait: de main en mein, souvent ensangianté, pour res+ 
ter au:ptns adyoit'oa au pits fort. Le butin partagé, quelques-ungy 
s’enfuirent comme les bĂ©tes fauves qui regagnent leur taniĂ©re; les 
autres suivirent le cortége. Il ne resta plus devant. moi que des ca- 
davres. 


VAY: 


hnmebile et confondu, je regardais‘encore qramĂ© des ‘cris ‘doulou~ 
reux' se firent entendre & distance. Laissant: ces Hear maudits, je 
my Glance en avant. Ah! nows n’aviews rien vu jusqu’alors. A l’om- 
bre d’un vieux cĂ©dre, contemporain de la crĂ©ation s’élevait un au— 
tel de forme antique , ormné de: nvyrtes verdoyants et de fleurs aur 
parfums' les plus suaves. Pres de l’autel, au mifien de la verdure et deg 
fleurs, un couple graciewx de jourmes 6poux contemptait aver des larmes 
de tendresse deux beaux enfants, deux ravissants chérubins, endormis 
dans feur berceat; puis iis Ă©changeaient entre ery, dans l’extase diz 
bonheur, de longs regards et de doux soarires. C’était await dĂ© calme 
et de féte qui dilatait le coeur. Leur félicité maivea semblait- hea 
reuse de s‘envelopper ainsi de pudeur et de mystdre, de silence et 
d’oubti. lis se reposaient, conflanty dans leur amour, sous la protec~- 
tion- decet autel qu’ils croyaient sacrĂ©. Et soudair voila qu'une Ă©pow 
vantaite rumeur les:fait'tressaillfr. Une main saeritdge's’étend ser 
Veutel. G'Ă©tait Ete, toujours: Bile, A- bas, x-basÂą rupit Pimple... et 


Âą 





LA GIT LUGEBAL: at 


Lgete! tombe profand, les fleurs sent fouldes euc.pieda, te myst 
déraciné, la flamme des trépieds est éteinte. Plus de-calte, plued'ane 
tel! reprend Ja Furie. Plus-d’esclavage insupportabie ±t de liens :in- 
diasolubles! Allez, vous Ă©tes libres, ajouta-t-elle avec une sanglante 
ironie. .Et les iafortunĂ©s soni aprachĂ©s des bres |’an de l'autre; on nit 
du désespoir et des: larmes de la mére privée de ses enfants.qu'em- 
poste un inconsn. Un brigand a [ace de satyre |'entrainait .clie«méme, 
quand, par un eflert sapréme J'époux parvient 4 .se dégager. Diua 
head terrible il sidlance sur le cavisseur qu’il terrasse, et avec ia 
suprime énergie du déseapoir,:il brake sous le:talon la -téte du misé- 
rable comme on écrase la téte d'an reptile. Ruis saisissant 'arme 
échappéec.i:na main convulsive, ilse redresse peur faire face 4 1oube 
la bande qui recule devant la flamame de son regard. Mais nassurds 
par le nombre, hoateux d"héaiter devantiun homme, dbientét tous 
Fexisanent a liattaque. La victeire leur colte cher cependant, et leur 
bésvique enpemi,s'1] snccembe, expere:du moins sur un:menceau de 
cada vres. 
L’épouse restait sans dĂ©fense & leur merci : « A mei la dame, dit 
je plus.audacieux, c'est moi qui Je premier ai -blessĂ© homme. — Et 
je V’achĂ©ve, hurle un antre qui retirait du cadavre son sabre ‘tout 
famant. — Au plus.fort, s’écrie un troisiĂ©me, dont la main s’é6tendait 
dĂ©ja:sur la maltheureuse, quand il tombe la poitrime traversĂ©e d’nome 
baile. Lutte nouvelle et funieuse entte les vainquears eux-mémes, 
dont pins d'un resta sur Je carreau. Apnés quoi l'on convient dle sea 
yemettre au sort, qui ne fut pas respecté cependant ; et la bataille 
Pecoommengait plus serribie,si, dans le tumulte, un des bandits o’edt 
powpnardé ja captive. Mais que de fois, 6 mon Dieu! je vis se renou~ 
weler ‘ces scĂ©nes d'horrear, et de chastes Ă©pouses, de -pudiques 
jeunes ‘filles, saintement parĂ©es de la couronne d‘ingocence, atTa- 
chĂ©es tontes tremblantes des bras de leurs mĂ©res, ‘et qu'on empor~ 
taiticummme-on butin.-C’était 4 chaque pas une scĂ©ue impie et doseu- 
reuse. Des vieillards:dent l’aspect Ă©tait vĂ©nĂ©rable, de jeanes hommes 
au regard fier et lumipeax, au Jarge front couronné de fauriers, 
gous les dius de l'art et de la gloire enfin et que les bandes peursui-~ 
vaieut de leurs outrages. Le-dirai.je pourtant, je ne pouvats oe aé- 
fendre quelquefeis d’applaudir du fond du coour.d tes audes ‘de lz 
canaille ; car parmi ces grands dommes, arlistes, orateurs, :podess, i 
tii‘arrivait souvedt de reconnative des laches qni nagotre, par leurs 





266 LA NUIT LUGUBRE. 


livres, leurs harangues ou leurs tab!eaux, flattant les plus détestables 
penchants, avaient préparé ces salurnales. 

- Et successivement tombĂ©rent tons les autels, J’aute} de la Pudeur, 
Yautel de I’Honneur, celui de la Justice, mĂ©me }’a tel partout sacrĂ© 
de la Pitié. Et les Beaux-Arts, et la Science, et la Pués'e s'enfuirent 
de leurs asiles qui croulaient sous des mains inexorables, Sceul un 
sanctuaire apparaissait debout au milieu de toutes ces ruines, sanc- 
qaire vénérable entre tous, et que la majesté des siécles, l'autorité 
des souvenirs, Ja tradilion séculaire du respect et de la reconnais- 
sance, que dis-je? |’ombre de Dieu lui-mĂ©me semblait couvrir d'une 
inviolable protection. Vers ce temple auguste s’ouvrant a tous avec 
une généreuse confiance, les malheureux fugitifs accouraient en foule, 
beaucoup étonnés et confus de venir la chercher un asile. Et de 
peur que l'un d’eux ne pit hĂ©siter, la Fille du ciel, que j’étais hea- 
Treux de revoir, avec des regards pleins d'une tendresse délic.te, 
dans sa sollicitude de mĂ©re, s’empressait au-devant d’eux et leur 
tendait les bras. Aussi, ranimĂ©s et joyeux, ils entonnaient a l’envi 
Yhymne de joie et de délivrance, | hymne pascale : O Fila et Fila f 
et s'agenouillaient sous le portique avec l’émotion de !’exilĂ© rentrant 
dans sa patrie, ou du naufragé qui touche au port. 

Mais l’'EumĂ©nide apparatt suivie de son escorte, folle d’orgueil, 
ivre d'un fanatisme impie, elle ose Ja premiére porter la main sur le 
saint Ă©difice. !.es colonnes s'Ă©branlent, les murs chancellent ; les vi- 
traux jonchent le parvis, On brise les tabernacles en dĂ©vastant |’au- 
tel, d’oi Ja ‘croix et les ornements sa: rĂ©s sont enlevĂ©s pour des jeux 
exécrables. Les vétemnents augustes servent aux travestissements d'une 
mascarade sacrilĂ©ge ; i’or et l’argent passent aux mains des vo'eurs. 
La vofite enfin s’écroule aux applaudissements de l’infame et de ta 
canaille qui bat des mains, réjouie par les gémissements des infor- 
tunĂ©s Ă©crasĂ©s sous la chute ou forcĂ©s d’abandonner leur dernier 
asile. Les yeux baignés de larmes, mais résiguée, mais inébranlable, 
Ja Fille du ciel affrontait seule la horde dĂ©chainĂ©e et s’offrait en ho- 
Jocauste & leur fureur. Insultée, bafouée, souffletée, comme son divin 
‘Maitre, hĂ©las! atteinte par mille glaives qui la dĂ©chirent par de 
crueiles blessures, s’il ne leur est pas permis de toucher au cceur crlle 
qui est immortelle, Ja divine prĂ©tresse ne sait que bĂ©nir ses bour— 
reaux, bénir ses néophytes, qui prometient, en la couvrant de leurs 
poitrines, de lui rester fidĂ©les jusqu’au martyre. Triste comme Ree 








&A ‘NOIT’ LOGUBRE. 161 


#6? plouraet Âąurses enfants, mais console ‘par jour dĂ©vovement, 
devant la rage insensée des bourreanx, elle 9 4uigre apres wi der 
gier regerds mais dans ce regard empreint de curmpassion “ef d'a- 
tnocr, brilte encore & travers d'inexprimebtes;regrets, uh rayod 
pas alicia ‘Gen'est: anes es chasis er ne ae 
en Sed ad ae ne a) 
. 1X’ ie A 
ee, aed ns Beas ee re elo 
Ft cette ruine Sceomalis: Hil se fit on lang silerice: Les vainqueurs 
eux+mémes semblaient:consterndés dé seus thiomphe. Las:bras croi+ 
eĂ©s, ’EamĂ©nide promenait aatour d’elle-un‘rĂ©gavd-dent Pexpression 
Indiquait linquiétade , quetque remords faronche penteétre.. Les 
louves grattatent:le sol conime:des chidns qui ont perdu la piste; 
Jes bandits se taisaient. 1] semblait qu’autour'de nous bw solitude se 
fat faite ptas profonde. Cette rĂ©gion dĂ©vastĂ©e ‘avait uetqae « hose 
de la désolation mystérieuse qui plane @terellument sur fa terre 
mandite ot s’abimĂ©rent les oing villes. H n’y avait plus de ciel, plus 
@horizon, mais devant nous, mais derritre, et si' proche qu'il-sem- 
Diait que Pair dit nous manquer, un nvir-rideaw du nuages, dense et 
impénétrable et dont l'effrayanie immobilité ts faisait russembler 
aux murailles calcinées d'une ville détraite par incendie. Di cetie 
volte tĂ©nĂ©breuse tombail je ne sats quelle clartĂ© mornĂ© qui‘donnak 
4 la scdéne un aspect tuut fantastique. Par intervalles un éclair silen- 
cieux dĂ©rowait lentement ses siilons sur ‘ces ‘masses (ugubres: qa’H 
paraissait n'entr’ousrir qu’avec peine. Et puis vous yentiez autour de 
vous un vide, un vide... C’état horrible; vainement cherchait-on 
Ja route ; soit que le chemin sarrétat o& nous étivns ou qu'il :se per 
dit sous 4es ruines, on ne voyait plus of se diriger. Pale comme lady 
Macbeth aprĂ©s le orime, |’EumĂ©nide errait dans la sohtade et s'y 
frayait péniblement. on- passage. Elle interrogeail lair, mais air 
restait muel:! Elle. prĂ©tait: i’oreille, mais on 'n’entendait.pas ‘le plus 
léger souffle. Nab éeho ne répondait a ses blasphéines, et son visage 
trahissaat l'aagoisse; car déja la horde implacable , ju-que la sous 
mise, s'irritait de voir lui manquer -la pélure ;4es yeux étincelants, les 
gueulesenfammeées, les tétes grendantes, se teurnatent vers la Keine. 
Tout 2 eoup cĂ©elle-oi se redres-e, comme frappĂ©e d’une lumiĂ©re svu- 
daine. ‘Avec l‘anxiĂ©tĂ©. de la aragicienne quiiteute ure Ă©yocation su- 
T. xx8x. 10 oy. 4851. 3° civras f°. : 6 


ÂŁ62 LA, NWF LUGUSBE. 


préme, elle murmure je ne sais quel nom. Un soupir furtif om phstét 
VĂ©cho presque insaixissable d’un soupir parut lui rĂ©pondre. C’en fut 
assez ; commne dĂ©livrĂ©e d’un poids Ă©narme, elle respira furtement. Sea 
regard redevint intrépide, son geste superbe ; comme le guide, remis 
sur la voie par un indice, elle reprend bardiment sa route, entrainant 
son cortége qui reconnait le timbre dur et impérieux de sa voix. Et 
bientét on entrait dans une vallée profonde, ot, comme sur un an- 
cien champ de bataille, comme a Waterloo par exemple, parmi des 
milliers de monticules. quelques ifs décharnés jetaient leur ombre 
avare. Que de tombes, 6 mon Dieu ! quel Ă©tait cet immense cimetigre 
dont |’aile de l’oiseau voyageur eit longtemps cherchĂ© !a limite! Quel 
carnage effroyable! quelle épouvantable méiée avait ensanglanté 
cette terre o& semblait dormir un peuple entier! Etait-ce donc la 
encore'un monument de la jastice Ă©ternelle ? 

Nous pénétruns dans la valiée. Mais voici quelque chose d'étrange 
et dinoui! A peine on eit dĂ©passĂ© la premiĂ©re fusse qu’autoer de 
nous s’élĂ©ve soudain un vaste gĂ©missement. Des tombes Ă©mues, 
comme du sol humectĂ© par le sang d’Abel, sâ€˜Ă©chappait un Ă©ternel 
murmare. C’était um mĂ©lange dĂ©chirant de plaintes, de cris d’an- 
goisse et de désespoir, de sanglots et de rales. On entendait des 
voix males, puis des voix de femmes et de jeunes filles, jusqu’’ des 
voix de petits enfants qui pleurasent leur mére et demandaient ce 
quils avaient fait pour mourir... puis de saintes priéres, des béné- 
dictions népandwes, a défaut d'héritage, sur une téte orpheline, et 
aussi des baisers, des longs et tristes baisers; puis des adieux , des 
adieux de mĂ©re et d’épouse , si pleins de larmes, si touchants et si 
tendres, que le cosur des bourreaux eat da se briser en les Ă©coutant. 
Et.eufin le mat de grace el le mot de pardon qui revenait sans. cesse 
a travers ces gémissements et ces rumeurs plaintives. 

Triste, les yeux humides, le cceur Ă©mu d’une compassion pro- 
fonde, j’avangais. Au milieu du champ morwaire, le cortĂ©ge s’était 
arrĂ©tĂ© ; l’EwinĂ©aide, & quelque pas d’une tombe et dans I'attitude du 
recueillemens, semblait attendre. Cette tombe ne furmait pas comme 
les autres un exhaussement sur le sul, elle Ă©tait 4 ras de terre et cou- 
verte d’un marbre noir. Sur ce marbre point d inscription men- 
teuse, point d’épitaphe, seulement ua chiffre — 93! — Une main de 
fer, une main mflexible comme celle du Destin, avait scellé cette 
tombe avec le pommeau de |'épée. 





LA NOM DUGUBRE. $08 


a Alluns, dit notre guide.—<Allons, » rĂ©pĂ©ta da foule, 04 cependant 
quelques voix protestĂ©rent. Les plus .audacieux s’avancent, quand un 
nouveau et ternible prodige les fait hésiter. D'abord des toatbes 
murmurantes, le concert de plaintes s’dlĂ©ve plus distinct et pies 
lamentabie. Pais de chaqne tertre on voit surgir autant d’ombres 
qui, silemciewses , s‘assemblent comme les abeilies autour de in 
ruche pour fermer le passage a Ja horde inapie. A leur téte, avec une 
démarche auguste, apparait poe.ombre grande et majestueuse, dunt 
Rar d’aatoritĂ© se tempĂ©ne par un caractĂ©re de baniĂ© paternelle et 
de sublime douceur. Le manteau royal |’envelopps. comme un lin- 
ceul. Asa droite, asa gauche, deux ombres imposantes, quoique de 
moindre tate, et qni s'appuyaient sur elle avec une air de pieuse 
affection. A la majestĂ© de leurs traits, 4 lear dignitĂ© pleine de grice, — 
je ne pus les méconnaltre, mon ccenr se serra, partagé entre !'atten- 
drissement et la vénération, comme devant les témoinsou les victimes 
d'une idestre infortane, mes genowx féchirent et mes yeux se rem- 
plirent de larmes. D’autres ombres en foule s'inclinateat devant ces 
irois ombres, et les entoaraient en les contemplant avec une Ă©mation 
respectaeuse. Devant ce cortége funébre, quelques instants les bandes 
parurent s’arrĂ©ter. Mais.un audacieux, par |’ordre da guide, tire son 
glaive, et le faisant tournoyer dans |'air il ne rencontre que le vide. 
a illusions, s’écrie-t-i, illusions et mensonges! » EÂŁils’élance suivi 
par Ja foule, tandis que les fantémes s'dloignent aveerun air de tris-: 
tesse et de solennelle pitié. 

On approche de la tombe dont le couvercle ast arraché. De la fosse 
béante alors se dresse Jentement je ne sais quel monstre, moiti 
femelle, moitiĂ© vampire ; quelquechose d’horrible et d’informe, riaut 
d'un rire Jugubre, avec une voix quisemblait un siffement et un rale:; 
un Ă©tre enfin comme |’imagination la plus inquidte, dans le dĂ©lire ae 
de la peur, ne l’eit pas rĂ©vĂ©; un Ă©tre comme |’enfar seul peut an 
crĂ©er, hideux, gigantesque, effroyable, drap¹é des lambaanx d’une 
carmacnole temte dans la pourpre ou dans le sang,.et.cosifé du bom- 
net des galériens, sur lequel, 6 dérision! tremblait'un diadéme, vols 
sans doute dans quelque cercueil royal. 

A la vue de cette créature monstrueuse les plus herdis firent an 
pas en arriére. La téméraire pythonisse,, Ia premigne, recula tern- 
fiĂ©e. Comme l’esclave, qui reconnait son maitre, et un maitre inexo- 
rable, éperdue, peut-étre aussi dépitie et jalouse, jetant ses orne- 


464 LA NUIT LUGUBRE. 


ments, elle se perdit dans la foule. L’autre cependant continuait a rire 
de son rire sinistre, puis avec sa voix tour a tour rauque et stridente : 
« Ah! ah! dit-elle. Enfin, enfint... un bien long somme!... j’ai trop 
dormi, trop dormi!... Eh bien! est-ce qu’on ne me reconnait pas 
ici? Allons, vous autres, qu’attendez-vous?... A la besogne. » Elle 
fit un geste, et subjugués soudain, je vis tous les misérables, avec um 
air de féte, dans un |ache empressement, travailler a lui batir une 
sorte de piĂ©destal, un trĂ©ne formĂ© d’ossements ravis aux tombes 
yoisines. A peine assise sur ce siége funébre, elle fit un nouveau 
signe; et bientdt s’avancĂ©rent en longues files, les mains liĂ©es sur la 
poitrine ou derriĂ©re le dos, des troupes d’hommes, de femmes, d’en- 
fants, victimes dĂ©vouĂ©es que d’atroces bandits poussaient devant eux 
comme les bouchers chassent les troupeaux destinĂ©s 4 |’abattoir. Au 
pied du trĂ©ne se tenaient les assassins d’élite, les Ă©gorgeurs Ă©mĂ©rites, 
qui se préparaient a leur office, armés les uns de lames tranvhantes 
et de coutelas, les autres de piques, de fourches et de marteaux. 

Les victimes, pour la plupart, semblaient se résigner avec une 
‘stupide indiffĂ©rence, ou ne savaienl que se lamenter puĂ©rilement. 
Celui-ci regrettait son or, celui-la sa terre ou sa maison; cet autre 
un amour criminel ou le rĂ©ve de son orgueil qui s’évanouissait dans 
une catastrophe. Les plus sages pleuraient sur leurs femmes et sur 
leurs enfants, mais comme on pleure quand on n’attend rien au dela 
de la tombe ouverte sous les pas comme un précipice. Soudain, au 
milieu de ces tristes condamnés, apparurent de nobles jeunes hom- 
mes, des vieillards vĂ©nĂ©rables, de sublimes vierges auxquelles I’hĂ©- 
roisme de la foi donnait de surmonter Ja timidité de leur sexe. Et 
tous a |’envi s'efforcaient d’encourager, de fortifier et de consoler 
leurs compagnons d’infortune par Jes espĂ©rances de la vie immor- 
telle. Vainement les bourreaux voulaient leur imposer silence : d'une 
voix plus Ă©clatante, ils proclamaient glorieusement leur foi, et glo- 
rifiaient JĂ©sus-Christ; martyrs intrĂ©pides, heureux de donner |’exem- 
ple, ils s’élangaient au devant de la mort, comme on court 2 Ja plus 
belle des fétes, et le front rayonnant, le sourire aux lévres, avec une 
joie singuliére, ils se précipitaient au milieu des fers ensanglantés. 
Et, chose merveilleuse, il semblait, chaque fois que tombait une de 
ces pures victimes, qu’une forme lĂ©gĂ©re et diaphane, subtile comme 
‘la vapeur de |’encens, s’élevat de terre et prit son vol vers le ciel. 

Un couple surtout fit couler mes larmes: deux chastes fiancés, 





LA NUIT LUGUBRE. 465 


dans toute la fleur de Ja jeunesse et de la beautĂ© s’avancĂ©rent ; 4 Jeur 
aspect, les armes tremblérent aux mains des bourreaux... un mur- 
mure suppliant s’éleva de la foule. Tous deux ils s’étaient mis 4 ge- 
noux et ils priaient : « Mon Dieu! disaient-ils, mon Dieu! pardonnez- 
leur, car ils ne savent ce qu’ils font! Seigneur, agrĂ©ez \’holocauste 
et sauvez nos freres! Pitié pour ce pauvre peuple! pitié pour les in- 
nocents, et grace pour les coupables! pitié pour cette malheureuse 
terre et pour la patrie! » Puis les deux saintes victimes tendirent la 
gurge aux exécuteurs, qui, celte fois, semblaient répugner a la ta- 
che, et cĂ©dĂ©rent moins peut-ttre a la cruautĂ© qu’a un affreux respect 
humain. 

Mais le sang des martyrs ne coule jamais en vain. A peine les 
deux adolescents eurent succombĂ©, qu’une agitation sourde et me- 
nacante trahit les sympathies de la foule, complice aveugle des pre- 
miĂ©res destructions, mais qui, bientĂ©t refroidie, n’était que la spec- 
tatrice terrifiĂ©e de ces orgies du meurtre. C’est la une des merveilles 
de Ja civilisation chrĂ©tienne! On n‘a jamais vu, ]’on ne verra jamais 
un peuple qui fut chrétien, revenu soudain a Ja barbarie, comme la 
race exécrable de la décadence romaine, se plaire en masse, et de 
sang-froid, aux boucheries de |’amphithĂ©atre, s’asseoir tranquille- 
ment sur les gradins du cirque pour savourer la volupté du carnage 
et Ja tiÂąde vapeur du sang. I} se trouve encore, dans Jes bas-fonds 
de la société christianisée, des monstres, des vampires et des ogres 
altérés de sang et flairant la chair palpitante. Une révolution peut 
bien, conime une Ă©cume, les soulever a la surface, mais ils ne sont 
janiais qu’une dĂ©testable minoritĂ©, supplĂ©ant au nombre, il est vrai, 
par l’audace et par la fureur. Chez tous les autres, mĂ©me dans le 
délire des passions, méme dans les convulsions de la haine ou les 
abrutissements de la lacheté, toujours il reste, au plus profond des 
ceeurs, des instincts gĂ©nĂ©reux, des sentiments d’énergique pitiĂ©... 
prĂ©cieuses Ă©tincelles de Ja charitĂ© divine qu’un souffle suffit @ rallu- 
mer. Ainsi fut-iLcette fois encore. 

A la vue des saintes victimes un frĂ©missement d’horreur parcou- 
rut la foule; des larmes coulérent sur ces rudes visages, puis des 
voix intrépides éclatérent... Et bientét, comme il arrive toujours, 
l'impulsion donnĂ©e, les plus tiĂ©des s’émurent, les plus laches s’exal- 
tĂ©rent. On n’entendait que cris de colĂ©re, reproches et imprĂ©ca- 
tions : « Nous prennent-ils pour des antropophages! pour des canni- 


@ 


bales:! .» crigit-on de tousoftds. « Egorgenoes innoveaiis ! men fréret 
maa panyre scour! » murmuraient ces voice déchirantes. .« Mon fils! » 
s’écriait une Rachel Ă©plorĂ©e dans l'angoisse de:sa doulewr:; « rendez- 
moi mon fils! On me !’a tuĂ©d on me liaitnĂ©....» «La pauvre femme, 
elle en meurral » reprenaient les autres. «-Mais si neus les laissons 
faire, tout le monte y passera, avec ces. hnigands! —- Les monstres! 
il? voudraient Ă©touffer tous.les sentiments de:la-natane; mais voyez, 
il faut que le cceur parle-et fasas explosion. On pe.détruit pas la fa~ 
mille! Le ceaur des mĂ©res n’a pas changĂ©, matgrĂ© leurs lois et leurs 
rĂ©glements. — Ge sont les .bevards ! avec leurs grands mots et leurs 
longues phrases qui ont fait tout le mal.— Pourquoi les croire! nous 
sommes des niais ow des vaniteux! suffit quion nous cajole pour nous 
tourner ja-cervelle et-nous faire vair des Atoiles an plein midi. — De 
vrais poissons, prĂ©ts a gober tous les hamegons! -—- Qa ne rit pas 
quand Ie sang soule1 — C’est vrai! — Nous :avens.en tort! obĂ©ir a 
cette canaille! — Chasser notre bienfaitrice! notre conseil et notre 
Providence, la mĂ©re des malheureux! Nous l’avens reniĂ©e, insultĂ©e, 
presque assassinĂ©e! horrible ingratitude ! —C’est le crime de Judas, 
le plus grand de tous! — Deda.sent venus nos.maiheurs.! — 1] faut 
en finir! il faut en fioir! » 

Dans le torrent des exolamations, cette parole retentissait comme 
Je cri de rallisment. Les bourreaux consternés commencaient 4 dotu- 
ter d’eux-mĂ©mes. En vain le Monstre inquie’, s'efforgait de les ani- 
mer et de leur donner courage, Jes armes Ă©chappaient 4 leurs mains 
tremblantes; et laches-en face du péril, ils regardaient derriére eux, 
comme ceux quai songent a la fuite. Vaine espérance ! la foule, a la- 
quelle, de tous cétés,,arnivaient des anxiliaires les emtourait, impas- 
sible et résolue, avec la conscience de sa force. I] ne fut pas méme 
besoin de combat : le flot.du peuple, comme un fleuve qui déborde 
quand la digue est rempue, se répandit, et bientét tout fut englouti, 
V’échafaud, les apsasgins et Vidole. Quelques instants aprĂ©s, on efit 
cherché la trace des égorgements, Il semblait que, pour récompen- 
ser le repentir-de ca bon peuple, une puissance iawisible se h&tat de 
purifier le sol et l’atmosphĂ©re. 


X 


L’horizon s’éclaircit. Cette nuil affreuse qui s’étendait sur le ciel 


LA NUIT HIGUBRE. 467 


comme ua voile.de devil s’évanouit.devant las. douces clartĂ©s da l?au- 
nore. L’gir s'embaumai de parfums, QU nageese. croissaient les ifs 
et les cyprĂ©s, des busquets d’arbustes odorants s’épanouigsaient ep 
larges corbpilles ow balangaient sur des eaux limpides leurs grappes 
de fleurs. Les gazons, d’une ddlicate verdure , s’émaillaient de. ces 
plantes charmantes, la joie du pogte et des jeunes Ă©poux, et qui 
forent chaque annĂ©e le retour du printemps. D’autres, plus tardives 
d’habitude, et que la nature tient en rĂ©serve dans son Ă©crin, semr 
biaient se hater d’éclore. Les lauriers roses, les orangersetlas myr- 
tes se couvraient a l’envi de leurs parures, tandis que les lis en- 
tr’ouvraient leurs calices. Des touffes des rosiers et des jasmins 
s'Ă©chappait un gazauillement d’oiseaux formant dans une harmonie 
voilée le plus ravissant des concerts. On se fit cru dans le Paradis 
tarrestre, dans cet Eden de la création dont nos premiers parents 
emportĂ©rent dans |’exil un ineffable souvenir. 

Au milieu de cette féte de la nature, une émotion délioieuse péné- 
trait les coours. La priére intérieure des 4mes se trahissait par les 
soupirs et l’ivresse du regarJ; car tous faisaient silence, les yeus 
fixĂ©s sur l’borizon. Dans le recueillement du bonheur et de |’amour, 
lea mains jointes, tous semblaient atlendre avec l’anxiĂ©tĂ© d'un fils 
attendant le retour de la plus tendre des méres. Enfin, des voix que 
mille échos répétérent, se firent entendre: « La voici! la voici! Oh! 
c'est elle, c’est bien elle! » Et soudain, au milieu d’un corlĂ©ge de 
lĂ©vites, rapide et portĂ©e sans doute sur |’aile des sĂ©raphias, dans les 
flots d’une lumiĂ©re Ă©clatante, et transfigurĂ©e comme le divin Malire 
sorle Thabor, apparut la Fille du Ciel. Elle me sembiait plus radieuse et 
plus belle que jamais danssa jeunesse immortelle, et mes yeux ne pou- 
vaient se fixer sur elle sans Ă©blouissements. Les fleurs nalssaient sous 
Se8 pas ; une suave odeur s’exhalait de ses vĂ©tements en mĂ©me temps 
qu’autour d’elle et sur sa trace lumineuse s’agitaient les encensoirs. 
Elle allait, comme toujours, sereine et caressante, souriaot aux petits 
enfants, souriant aux méres qui, des larmes dans les yeux, les sou- 
levaient de leurs mains tremblantes. Chacun s’empressait, mais sans 
précipitation et sans tumulte, avec ld pieuse ardeur du respect, pour 
contempler ce visage auguste qu’on n’espĂ©rait plus revoir, appro- 
cher de ses léwres le bord de sa robe ou la croix qui brillait dans 
Ses mains. Puis, 4 travers les hymnes d’allĂ©gresse et le chant des 
cantiques, sur son passage, s’échangeaient d’affectueuses parales : 


468 LA NUIT LUGUBRE. 


« ChĂ©re et sainte MĂ©re!—Pauvres enfants, vous avez bien souffert f 
— Par notre faute, hĂ©las ! 61a plus gĂ©nĂ©reuse des MĂ©res... Pourtant, 
malgré notre ingratitude, au premier signe du repentir, vous étes 
revenue? — Une mĂ©re n’accourt-elle pas au premier cri de son en- 
fant? — Oh! nous avons Ă©tĂ© bien cruels et bien impies! — Pierre 
avait reniĂ© trois fois son Mattre, et cependant il fut pardonnĂ©.—Que 
Dieu nous donne son repentir ! —Je lis dans vos yeux le regret avec 
Pamour, en faut-il davantage? » 

Un incident, glorieux ensuite, un instant menaga d’attrister cette 
paisible et magnifique ovation. Tout a coup des rumeurs confuses 
s’élevĂ©rent. « Comment c’e-t elle? — Vraiment oui! — L’infame! 
— Je la croyais morte.— Mais d’ot sort-elle? — Bon, de l’enfer!— 
Qu’elle y retourne. — II fant la braler! — Une fille du diab'e, c’est a 
l'Ă©preuve du feu! — Il faut la noyer! — Qu’on I’étouffe ! — Qu’on 
la pende! — Un baillon d’abord ! » 

Et au milieu du tumulte, poursuivie par les malédictions, épuisée, 
haletante, vint tomber aux picds de la Religion (pourquoi craindre 
de l’appeler par son nom?) une misĂ©rable crĂ©ature dont les traits 
contractés, les prunelles ardentes et fixes, annongaient cet égarement 
complet de la raison qui va pas-er de la dĂ©mence 4 I’idiotisme. J’a- 
vais peine a reconnattre en elle l’orgueilleuse qui, naguĂ©re, insul- 
tait avec une supréme insolence a Ja Fille du Ciel. Maintenant, un 
instinct sublime, dans la folie du désespoir, la ramenait aux pieds 
de celle devant qui nous l’avons vue, avec une audace sacrilĂ©ge, se 
poser en rivale. « Grace ! murmura-t-elle d'une voix éteinte. » La 
Fille du Ciel la considérait , gisante & ses pieds, avec un regard de 
compassion sublime. « Quelle chute! dit-elle, une si glorieuse intel- 
ligence! sĂ©parĂ©e de Diru et tombĂ©e au plus profond de l’abime!.. » 
Du geste, calmant la foule, elle releva l’infurtunĂ©e : « PiliĂ© pour la 
pauvre folle, mes amis! Vous voyez ow |’ont conduit son orgueil et 
son impiété! Priez pour elle; peut-étre me sera-t-il donné de la 
guérir!» Posant sur le front bralant de la malheureuse sa main di- 
vine et, comme le Sauveur, levant les yeux au ciel, elle murmura 
ces toutes puissantes paroles qui redressent les membres du paraly- 
tique ou réveillent les morts. Aussitét les regards perdirent leur 
éclat funeste, les traits reprirent leur noblesse, sur les lévres appa- 
Tut un sourire, et, s’agenouillant avec un air d’humilitĂ© touchante, 
l'infortunée murmura : « O ma Mére! et je calomniais votre sollici- 





LA NUIT LUGUBRE. 469 


tude! j’accusais votre prĂ©voyance comme une tyrannie! cette main 
prudente qui m’arrĂ©tait au bord des prĂ©cipices pesait 4 mon orgueil! 
J’ai voulu marcher seule.... tous mes pas furent autant de chutes! 
.Je sais maintenant si vous m’aimiez, 6 mon Guide cĂ©leste! 6 mon 
d@oux Ange gardien ! » 

A chaque instant sur les pas de la pieuse triomphatrice, c’était 
un nouveau prodige : on voyait des ennemis, longtemps irréconci- 
iiables, abjurer la haine et se prĂ©cipiter dans les bras l'un de }’autre. 
D’heureuses mĂ©res, d’heureuses Ă©pouses fĂ©taient le fils ou l’époux 
rendu soudain a4 leur tendresse et 4 Ja vertu. Plus de dissensions, 
plus d’égoisme, plus de convoitises implacables! Des ambitieux ar~ 
rachaient de leurs poitrines Jes insignes d’honneurs et de dignitĂ©s 
qu ils confessaient n’avoir pas mĂ©ritĂ©s, Plusieurs s’empressaient pour 
rendre le butin ramassĂ© dans le pillage ou restituer l’hĂ©ritage acquis 
par la fraude. Un artisan disait gaiement, en jetant la pique pour re- 
prendre ses outils : « Vive la pauvreté! je travaille, mais je gagne le 
Ciel. » Puis il regardait avec un bienveillant sourire passer l’heureux 
du siĂ©cle qui, lui aussi, touchĂ© par la grace, s’approchait de la Fille 
du Ciel, et, flĂ©chissant le genou : « O ma MĂ©re! vous m’avez fait 
comprendre les joies infinies de la miséricorde et les délices du sa- 
crifice. Heureux celui qui fait des heureux! Voici de l’or pour ceux 
qui ont faim, de l’or pour ceux qui manquent de vĂ©tements, de l’or 
pour les orphelins et les veuves, pour les infirmes et les vieillards. 
BĂ©ni soit Dieu qui m’a donnĂ© d’étre |’intendant des pauvres! » 

Un artiste succéde : « Vous savez mes crimes, hélas! mais le cha- 
timent fut terrible. Ces pinceaux que j’avais dĂ©shonorĂ©s, ils ont Ă©tĂ© 
brisĂ©s dans mes mains par l'ignorance et par l’envie. PrivĂ© de cet 
art, luxe ioutile et l’objet de la dĂ©rision, j’ai mangĂ© dans l’amertume 
le pain de J'aumdOne arrosĂ© de mes larmes. Aujourd’hui, ces pinceaux 
que la foi m’a rendus, c’est & elle que je les consacre. Que mon tra- 
vail ne soit que la manifestation de la priére intérieure: notre art 
doit Ă©tre un apostolat. Inspirez-moi, divine MĂ©re ; ravissez mon ceeur _ 
el conduisez ma main comme vous conduisiez naguére celle du pieux 
Ange de Fiesole, ou celle du peintre ferveot de saint Bruno! » 

Un Ă©crivain cĂ©lĂ©bre parlait plus haut encore : « Oh! s’écriait-il, 
que de catastrophes, et dont les victimes m’accusent devant Dieu ! 
moi qui fus aussi touchĂ© par la foudre! EnivrĂ© par l’orgueil, jĂ© cou- 
fais follement 4 l'ablme en y poussant les autres! Combien je suis 


570 LA ‘NSOT LUGUBRE. 
coupable, Seigneur !Ces dons de Hintelligence que vous mlaviex don— 
riés: poor les employer 4 votre givire et pour de salut des ameg, 
Odieusement profanĂ©s, ils n'ont servi qu’é pervertir et &@ corrompre. 
We devais Ă©tre l’'ange gardien de l’innecence, et Satan trouvait en moi 
un impitoyable complice. Cependant vous m’avez Ă©pargnĂ©! Ah! je 
brle-cette plume sacrilége, je brile ces misérables livres; ma wie 
tom emtiÂąre doit dire une expiation ! Que ne.puis-je, a force de lar- 
mes, #0 prix de mon sang, efflacer le trace de ces Ă©garements ef da 
ees blasphemes, hélas ! peut-étre immortels! » 

im peste plus jewne , et qui pout-dtre avait moins A ge repentir, 
chante-As0n tour: : 


‘Honte & qui fait de Tart un’jeu comme un‘nĂ©goce, 

'Trehit.sa mission, auguste sacerdoce | 

(Mais audit igseasé, cossptice.des pervers, 
Dort.le-vice au :seul peut applaudir les vers! 
Jeblame le:talent.dgoiste, inutile, 

‘Qui lAchement sejoue en yn syjet futile; 

Le poéte est.aurtqut lami des malheyrenx, 

Et pour les consoler s’attendrit avec eux. 

Ne les flattant jamais, comme aux grands de la terre, 
Il parle, s'il le faut, dans un langage austére, 
Ainsi que le remords, grave, ardent, importun, 
Mais toujours en apdtre, et jamais en tribun. 

Quel bonheur de se dire, en déposant'la plume, 

‘En relisant des vers que la grace parfume, 

En relisant:la page ou, d’un ocsur gĂ©nĂ©reux, 

La parole vibrante Ă©clate en mots heurenx ; 

is-Abt 0@ livre n'est pas, jo crois, sans quelque sRanNel 

Map Diey, soyez bĂ©ni s’il essule yne Jarma; 

‘pil fait qu’on se rĂ©signe et sourit dans les pleurs, 
Si dun payvre malade il suspend les douleurs, 

S’il touche un cesur que brise un repentir sublime, 

Et ravit & Venfer une seule victime, 

Je ne demande pas la gloire et les bravos : 

Je suis plus que payé de mes humbies travaux! » 


Js.rhétagrs, les philosophes, toys jes prétendus sages, enfin, & 
Hexemple de artiste, sq relevaient par d’hĂ©rojques retours sur je 





LA NUIT LUGUBRE. 474 


passĂ© et des promesses solennelles pour |’avenir. Aussi l’ivresse Ă©tait 
gĂ©nĂ©rale; toute cette multitude n’était plus qu’une grande famille de 
frĂ©res. « Oh! s’écriait-on de tous cOtĂ©s, mais c’estl’Age d’or! c’est le 
paradis | —- Non, rĂ©pondait la Fille du ciel, ce n’en est qu’une om- 
bre... quelques prĂ©mices des Ă©ternelles fĂ©licitĂ©s! C’est le triomphe 
de I'Evangijlet c*est.le régne de Dieu.commencé sur laterra! « 


XI 


Je m’éveillais alors au bruit des cloches annoncant la fĂ©te joyeuse 
de la RĂ©surrection. Oh! pensai-je, en Ă©coutant la voix grave et so- 
lennelle du bourdon, si tous voulaient répondre a cet appel! si la 
France entitre, redevenue chrĂ©tienne, allait chanter |’Alleluia! 


Bathild Bouwniot. 


DU 


REGIME MUNICIPAL ET FECERATIF 


DE LA SUISSE 4. 


LES COMMUNES SUISSES AVANT LA REFORME. 


DĂ©s les temps les plus reculĂ©s apparait dans l’antique HelvĂ©tie, 
d’abord le municipe romain, puis la commune germanique. Un ma- 


. gistrat électif (Ammann), assisté de tous les propri¹taires libres, ad- 


ministre sous la surveillance du comte ou du baillif de \’empereur. 
Du régime féodal naft a son tour au X° siécle Ja commune seigneu- 
riale. Trois ordres de fonctionnaires s’y montrent, tous ministĂ©riaux 
de la seigneurie : le baillif (Landvogt ou Reichsvogt), l’avoyer (Scul- 
tetus, Schulze) qui, assistĂ© d’échevins, exerce la juridiction civile ; 
le maire (Stadtoogt, Villicus), qui préside a la police, ala milice, etc. 

Mais a cété de ces fonctionnaires ministériaux se montrent les pa- 
triciens libres (die Geschlechter), et les bourgeois propriétaires de 
biens allodiaux, ou adonnĂ©s a l’exercice de professions libĂ©rales. 
Entre l’élĂ©ment fĂ©odal et l’élĂ©ment patricien ou bourgeois !a lutte 
s’engage, et, avant la fin du XIII° siĂ©cle, la plupart des villes de la 
Suisse ont dĂ©ja conquis l’indĂ©pendance municipale. Zurich, Berne, 
Bale, Schaffouse, Lucerne, Soleure, Fribourg, Genéve, deviennent 
successivement, dans des circonstances et sous des formes diverses, 
des Etats souverains. Zurich, vassale a la fois de l’abbesse, de l’em- 
pereur et du chapitre de la cathédrale, brise ce triple joug et est ad- 


4 Extrait d’un ouvrage inĂ©dit sur les lois municipales de la Suisse et des Etats- 
Unis, faisant suite au TraitĂ© de administration intĂ©rieure de la France, — Giraud 
et Dagneau, libraires, rue Guéndégaud, 18. 


DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF, ETC. 473 


ministrée par deux conseils de bourgeois, l'un exécutif composé de 
douze membres, |’autre lĂ©gislatif composĂ© de deux cents membres. 

Berne, batie en l’annĂ©e 4191 par le duc Berthold V de Zaeringen: 
Fribourg, batie onze ans auparavant par le pére de ce seigneur, 
Berthold IV, regoivent de leurs fondateurs une charte municipale qui 
leur attribue I’élection du conseil et de l’avoyer, et complĂ©tent plus 
tard leur indépendance en se donnant un grand conseil. Cet exemple 
est suivi 4 Bale, a Schaffouse, 4 Lucerne, 4 GenĂ©ve; partout |’orga- 
nisme communal s’affranchit des entraves de la puissance fĂ©odale et 
se manifeste sous Ja double forme d’un petit conseil exĂ©cutif et d'un 
grand conseil législatif. 

Un publiciste du XV* siécle! fait observer avec raison que le sys- 
tĂ©me d’administration des villes suisses aux XIII* et XIV* siĂ©cles 
offiait la combinaison des trois Ă©lĂ©ments qui, suivant l’opinion des 
philosophes, doivent concourir 4 la formation de tous les gouverne- 

ments, afin gue chaque membre de UVassociation ait sa part Ă©quitable et 
proportionnelle d’influence et de bien-Ă©tre , et que tous les excĂ©s oppo- 
és soient réeciproquement rendus impossibles ou facilement prevenus. 

« Ainsi avait été constituée, dit Bonnivard, la villede Genéve. 

« Car elle avait son é6véque pour monarque, non point donné par 
le pape, mais postulĂ© par le peuple et nommeĂ© par le clergĂ©. 11 n’était 
a GenĂ©ve en plus grande autoritĂ© qu’a Venise le doge, car il n’était 
que gardien des lois faites et non faiseur d’icelles, et prĂ©~ident pour 
empécher les aristocrates de tomber en oligarchie et les démocrates 
en anarchie. 

« Le conseil aristocratique était de deux sortes, le spirituel et le 
temporel. Le spirituel Ă©tait de trente-deux chanoines ; mais, depuis 
que les papes eurent mis évéques et chanoines a leur appétit, tout 
fut gatĂ©, les chanoines ne voulant Ă©tre sujets & l’évĂ©que, ni l’évĂ©que 
que les chanoines se mélassent de ses affaires. 

« Les assesseurs temporels de l’évĂ©que Ă©taient quatre syndics avec 
vingt conseillers et un trésorier, qui, tous ensemble, faisaient le 
hombre de vingt-cinq, Ă©lus par les tĂ©tes d’hdtel ? de la ville, tous les 
ans, le dimanche apres la Purification. Ceux-ci Ă©taient assesseurs de 
'Ă©vĂ©que pour le garder de tyrannie, et du peuple pour l’empĂ©cher 

de se déborder. Ainsi voulait la loi que quatre syndics fussent en 


! Bonnivard, Ă©dition Dunant. Geneve, 1831. 
2 Chefs de famille. 


‘74 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 
Ă©gale autoritĂ©, et, qu’élus pour on. an, ils. ne retousnassent de tress 
ans en leur place. 

« Le conseil démocratique init par degrés ; car, afin que bes pasrvies 
gens de métier ne fuasent pas empéchés par les affaires publiques de 
gagner leur vie s'il leur fallait souvent s’assembler, ils avaient Ă©tabhi: 
leurs procureurs. Ce noaobetant, le second (soit grand ) coaseik dé- 
mocratique, composĂ© des chefs d’hĂ©Ă©el, sassembiait dewx fois lame 
née, le dimanche aprés la Saint-Martin, pour finer la vente.da vin, é 
celui aprés la Pusification, pour faire les syndics et conseils: osda 
naires. La, oulre la matiére principale, megtait on avamt qm voulaié 
ce qui lui semblait bon pour l’Etat public et la rĂ©formation @icelur. 
Sur quoi l’on consultait et faisait dea Ă©dits que l’évĂ©que comfrmam, 
ce qui Ă©tait pour retenir l’évĂ©que de tyrannie et le petit consall d'o~ 
ligarchie. 

« Pour montrer que. les was ne pouvaieaé rien sans les autres, om 
faisait les.criées (proclamations) publiques.comme suit.: 


« De la part de I’évĂ©que et prince de Gendve , de son wdeme-et. 


des syndics et prud:hommes de la ville. » 

Le gouvernement de Neufchatel était avant Ja réforme comnre le 
gouvernement de GenĂ©va, et est reatĂ© jusqu’a ces derniers temps an 
mĂ©lange d’aristocratie, de dĂ©mecratie et de monarchie.. L’un des 
plas puissaats dynastes de |’HelvĂ©tie occidentale: y avait Ă©tab& sen 


manoir. Il.en affranchit les habitants aa commencement da X3SHP-side- 


cle; dés lors, au lieu de ministériaux, le conse# de ville fut commondé 
d’abord de douze, puis de vingt-quatre, enfin de quarante prud*hom+ 
mes élus, „ compris le maire et le juge (cemteneras). Les audienras, 
c’est-a-dire le parlement du comte, furent remplacĂ©s par un .gsand. 
conseil lĂ©gislatif dlu par le peuple a raison d’un dĂ©patĂ©: par cing cents: 
ames de population; le prince retint le droit de nommer les ment. 
bres du conseil d’Etat et des cours de judicature, le gouvermeur mi» 
litaire et autres agents exécutifs. 

Neufchatel offrait teus les caractĂ©res d’une rĂ©publique monas~ 
chique. 

L’état primitif des communes suisses se maintint jasqu’a laRĂ©- 
forme. Les villes étaient murées et entounées de palissades; lew er 
ganisation Ă©tait toute militaire. Le droit de Burg 1, de bourgecisie, 
imposait le devoir d’étre toujours prĂ©t au combat, et quoiqu’il canr 


‘ Ville fermĂ©e, citadelle. 


- ees ee 


BE LA SUISSE. ÂŁ72 


férat certains priviléges, il était facilement accessible 4 cause des 
périls et des charges qui 'y étaieat attachés. A Berne, quiconque 
avait habitĂ© dans |’enceinte deta ville um an et un jour, et y possĂ©- 
dait une maison, Ă©tait bourgeois. A Fribourg, il suffi-ait pour cela de 
possĂ©der dans la-vifte une propriĂ©tĂ© libre de 4 marc d’argent. I! en 
était de méme @ Berthoud. A Paverne, on acquérait le druit de bour- 
georsie en Ă©pousant la file d’un bourgeois. Soleure recevait au 
nombre de ses bourgeois tous ceux qui consentaient a supporter les 
mémes charges #t-a s'exposer aux mémes dangers. O.itre les bour- 
geois rĂ©sidants, it y avait des combourgeois (Ausburger), qui, sans’ 
detreurer dans Ja ville, remplissaient tous les devoirs et exercaient 
tous les droits da citoyen, et fournissafent un gage pour assurel” 
Paccomptissement de teurs obligations*. On admettait 4 cette qua- 
lité méme des Juifs et des serfs, mais ces derniers devenaient Kbres 
parteur adinisston. Le droit de bourgeoisie n’était pas hĂ©rĂ©ditaire, 
Imars-personnel ; il était attaché 4 des conditions dont Paccumplisse- 
ment dĂ©pendait de la volontĂ© de T’aspirant. 

Tel fut, jusqu’au XVI siĂ©cle, le caractĂ©re des communes bour- 
geoises, caractére éminemmient public. 

‘Les communes rurdles, ou communes de propriĂ©taires, avaient au 
contrarre une origine de droit purement privé; elles élaient peuplées 
de tenanciers des seigneurs. Le posscsseur du fief (Schuppole) por- 
tait fe nom de paysan (Bauer), et Ja totalitĂ© des paysans s’appelait 
Bauersaens ou commune rurale. Les droits du paysan consistaient en 
droits d’usage sur les biens du seigneur; fa gestion de ces droits 
comrpagait toute l’administration des communes rurales. Celles-ci 
Wuvaient d'autres fonctionnaires que les gardes chainpétres et les 
Vier (quatre), ainsi appelĂ©s parce qu’ils Ă©taient quatre pour soigner 
administration. Comme on n’était membre de lacommune qu’a rai- 
son de la possession du fief, on acquérait ou on perdait cette qualité 
par J’acquisition cu par la perte des propriĂ©tĂ©s qui dĂ©pendaient de 
ce fief. 

Ainsi le membre de la commune bourgeoise avait un droil person- 
nel et public; le membre de la commune rurale avait un druit réel 
et privé. | 


i Ce gage s‘appelait dal et.la pnestation :anumelle Eide Zine. 





478 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


- LES COMMUNES SUISSES DEPUIS LA REFORME JUSQU’A LA FIN DU 
XVUI° SIECLE. 


La RĂ©forme n’altĂ©ra point le rĂ©gime des communes rurales. Origi- 
nairement composées des possesseurs de Schuppose ou de fiefs, leur 
sphĂ©re d'action, d’abord limitĂ©e aux intĂ©rĂ©ts communs en matiĂ©re 
forestiĂ©re et rurale, »’étendit naturellement par suite de l'augmen- 
tation des communes, d’abord a la police locale, puis aux affaires 
militaires, 4 l’assistance des pauvres, aux Ă©coles, etc. Des conseils 
communaux s’établirent a cĂ©tĂ© des Vier, devenus insuffisante pour 
subvenir 4 tous les besoins. De corporations particuliéres, les com- 
munes rurales devinrent des corporations politiques ; mais rien ne fut 
changé dans leur organisation intérieure. 

La Réforme introduisit au contraire des changements trés-notables 
dans le régime des communes bourgeoises. La confiscation des biens 
des couvents, opérée en 1525, ayant accru tout a coup les richesses 
des communes, le droit de bourgeoisie y devint une source d’avan- 
tages et de jouissances, et l’accĂ©s de ce droit se hĂ©rissa de diffi- 
cultés. A Soleure en 1533, a Berne en 1535, ailleurs encore, il fut 
nĂ©cessaire de se p:urvoir, pour |’obtenir, de l’autorisation soit du 
petit, soit du grand conseil. Ainsi commenca & poindre le systéme 
des buurgeoisies fermées, avec ses exclusions et ses lois impitoyables 
contre les pauvres et les mendiants que la suppression des couvents 
avait condamnés au vagahbondage. Le fardeau des Hetmathlose et 
des non- proprictaires devint tellement onéreux que le gouvernement 
de Berne autorisa ses sujets, en 1646, atuer de leur chef cette tm- 
portune et dangereuse race de voleurs, et a s’en dĂ©barrasser a coups 
de baton et de fusil : \égislation bien digne de figurer a cété des lois 
anglaises de ja méme époque qui, pour remédier a la misére publique 
causée par la suppression des couvents, condamnaient tout individu 
coupable de trois jours de vagabondage a recevoir par un fer rouge 
J’emprvinte de la lettre V sur sa poitrine, et 4 devenir en outre pendant 
deux ans |’esclave de son dĂ©nonciateur, qui ne devait le nourrir que 
de pain et d’eau et pouvait en outre fixer un anneau de fer autour de 
son cou, de son bras et de sa jambe, et le contraindre au travail 
mĂ©me le plus vil par toute espĂ©ce de chatiment corporel ‘. 


‘ Lingard, rĂ©gnes d’Henri VIII et d’Edouard VI. 


DE LA SUISSE, 477 


Les ordonnances sur la mendicité, qui se multipliaient dés le 
XVil*¹ siécle dans tous les cantons de Ja Suisse, devaient fatalement 
amener a convertir en obligation lĂ©gale |’entretien des pauvres au- 
guel la charitĂ© catholique avait volontairement pourvu jusqu’a la 
RĂ©forme. I] fut, en effet, enjoint & chaque commune de nourrir ses 
pauvres. Le droit du ressortissant devint définitif et héré.titaire ; et 
i fut enjoint plusieurs fuis aux fonctionnaires de toute la Suisse de 
renvoyer dars leur lieu d'origine les individus malades el impropres 
au travail, tant pationaux gu’'Ă©trangers, atlendu que chaque commune 
est obligĂ©e d’entretentr elle-mĂ©me ses indigents. La taxe des pauvres, 
conlenue en gerine dans ces di positions, passa a |’état de loi politique 
quand chaque commune fut obligĂ©e de dresser |’état de ses pauvres 
et de leurs besoins, et quand il fut ajouté * : Quel que sort le chiffre 
de ces états, al sera réparti entre les individus aisés suivant la foriune 
de chacun et daprés Uéquite, et cette repartition sera valuble pour 
une annee, 

Le systĂ©me de |’assistance des pauvres par les bourgeoisies eut 
une double conséquence. On créa des fonds des pauvres, pour alléger 
le fardeau d’entretien, et on prit des mesures pour empĂ©cher |’ac- 
croissement du nombre des bourgeois ou ayants droit a |'’assi-tance. 
De la des restrictions de plus en plus rigoureuses a l’acqaisition du 
droit de bourgeoisie ; restrictions que provoquaient aussi les nou- 
velles sources de revenus ouvertes aux communes, et |’importance 
toujours croissante dex fonctions municipales, On prescrivit |’établis- 
sement de registres de bourgenis. On allongea les délais, on multi- 
plia les formalités, les interdictions , tantét aux artisans étrangers, 
lantot aux sectateurs des religions dissidentes. La bourgeoisie devint 
une caste, qui se subdivisa en catégories de natifs, de petits buur- 
geos, de demi-lourgeois, Chacune de ces qualités fut soumise & des 
larifs et investie de droits différents. Chaque classe de bourgeois eut 
Ss propriétés distinctes ; il y eut des biens de bourgeoisie, des biens 
de corporation, des taxes de natures diverses. De toutes parts on se 
Mura, on s’isola les uns des autres, et on complĂ©la ces entraves par 
un droit de retrait Ă©labli contre tout non-bourgeois qui acquerrait un 
immeuble. 

Quelles furent les conséquences de ce systéme des bourgeoisies 
Closes ? 


‘ Ordonnance de 1673 sur la mendicilĂ©, 


78 DU REGIME MUNICEPAL EY FEDERATIF 


‘Un conseilier Etat du-cantan de Berne, justement renommĂ© 
entre tous: par ses hattes fumiéres et la dignité de son caraclére, 
M. Biesch, les apprécfe en ces termes, dans un rapport récent sur 
Forgenisation commenzle : 

« Les ‘snites de cette exclusion-du droit de bourgeoisie furent aussi 
nuisibles que cela devait @tre. Nous fatsons ici abstraction -de: leur 
influence sur ‘le cĂ©tĂ© moral du caractĂ©re du peuple pour ne consi~ 
dtérer que leurs conséquences quant anx commmnes. D'ubordl le peu 
de communications: réciproques entrava considdraMement te com- 
merce, et il en résulta une dépréciatren. artificiele de'toutes choses 
@t principalement des propriétés rmmobiliéres. En second feu, les 
boorgeoisies allerent ‘pen 4 peu en dĂ©pĂ©ris-ant et en dĂ©gĂ©nĂ©rant, a 
PA pomt, qv'a Berthoud, ot l'on baptisait avant la RĂ©ferme 60 a 70 
enfants Ge bourgeois chaqwe annĂ©e, te nombre des naisxances ‘3’a- 
buissa progressiverent et-élait rédait @ 12.au commencement de ce 
siĂ©cle, et qu’a Berne, ot on comptait, en 1650, 540 famittes bour- 
gevises, il n’y-en avalt’ plus, en 1789, que 236. » 

Le rĂ©ginre municipil dont noas verrons d’esquisser 4 grands traits 
jes princrypaux caraetĂ©res ne pouvait subsister qu’a faide d’une 
allvance fédérale contraetee entre les communes afffanchies du joug 
féedal. Uri, Schwitz et Underwald avaient, dés l'année 1308, donné 
Fexemple d'une conféiération 4 laquelle adhérérent successivement, 
@e 1332 & 1353, Luceme, Zurich, Glaris. Zug et Berne. La guerre 
d’Appenzel au commencement da X„* siecle, et d’autres Ă©vĂ©nements 
analogues ajowtérent 4 fa confédération primitive de nowveanx can- 
tons. 

DĂ©s lors-apparut ao-dessus du chef Gectif de chaque ville, le chef 
Gleetif de tautes les villes confédérées (Landammann), au-dessus du 
conseil de chaque ville le conseil de tnates les viles (Landrath), au- 
dessus de {*assembice de chaque ville {'sssembiée de toutes les villes 
(Landsgemeinie), chargée de la décision de toutes les affaires géné- 
Fees et dela nomination du Landammann. 

‘L’6Ă©penovissement da rĂ©gime communal a donc Ă©tĂ©, en Suisse, le 
principe -du gouvernement f-dératif et démocratique. Mais ce gou- 
vernement nese développa point partout sous des furmes identiques. 
ici ce ferent des démocraties représentées par des conseils, la des 
démocraties pures gouvernées par des Landsgemeinde; ici, comme 
dans le Valais et dans le pays des-Grieeas,-cefurunt des -eenfédéra- 


DE LA SONSE. 179 
tions de communes &4.pea prés souveraines; 1a, commme:dans Glarss et 
dans Appenzel, des membres d'un corps politique fortement centra- 
lisé. Le bras peisuant de la féodalité ne se retira pas éguicment de 
tous les casitons. Taadis quit n’en existait pas la moindre trace:dans 
les petits cantons, dans d'autres, dans celui de Neafelsitel, part 
exemple, il continua & peser sur l’admmistration des communes. 
Aiileurs les droits. du‘sergneur farust transforinĂ©s en. ditnes, es cons, 
en prestafions péconiaires; tes: vies suisses deventeds soaruraincs! 
hĂ©ritĂ©reat de‘ kt pumeunce fĂ©edate qo’elias avatent abotie et exercĂ©- 
rent suy bes pudys sujets ume puissance. souvent ‘tyramique, tantĂ©t 
comme 4 Zuncts. a Bele, a Schaffouse, par des: corporations de bour+ 
geois enriches et présidées par un bourgmestre, tantét, comme a Lu 
cerae, 4 Berne, a Solewre et a Friboorg, par des‘faovilles patvictennes! 
ayant 4 leur téte Pancwn officier seignenrial, Pavoyer (Schaithetss). 

Ajast les communes suisses étaient partagtées 4 ia fin du dormer 
siécle, en villes sowveraimes ut en commutes sujettes, en. patriciens,. 
a1 bourgeois et.en simptes:habitants. De:la des inégalités:choquantes: 
@ de ‘monstrucuses: iniquitĂ©s. Les abus dEveloppĂ©s depurs le XVIt 
sitcle appelaient. une réforme; ce fot. une révetution qurserrint. 


LES. COMMUNES SUISSES DEPUIS 1798 Jusgu’en 1830. 


La rĂ©volution francaise fit Ă©clater ‘tout & coup en Suisse ses prin-: 
cipes-d’égalitĂ© et-de seuverziastĂ© populaire, prĂ©tendit leur donner: 
pour sanction \’unitarisme.pewique, et proclama, en consĂ©quence, 
la répablique helvétique une. et indivisible. 

Une joi da 43 novembre 1788 créa dans chaque commune mi: 
dewble centre d’administration, une chatabre de commune chargĂ©e 
de gĂ©rer et d’adminisirer Fes biens de comatane enistants, et uae 
manicipaliié chargée de veiller aux iatéréts généraux de ja le~ 
calité, 

Une- los du 43 fĂ©vrier 1799 chargea les bourgeois du Neu d’élire 
lachambse d’administration- 

Une.loi du 45 du méine mois isvestit tous les citoyens actifs dt 
bls dans la commune du droit d’élire les membres de ja muni- 
cipalité, 

Ces lois établirent le principe: que toute commune possédant des 


180 . DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


blens communaux et des pauvres devait recevoir et faire participer 
4 la propriété et a la jouissance de ces mémes biens tout citoyen 
suisse qui Ă©tablirait son domicile dans le ressort de la commune, et 
qui acheterait ce droit de propriété au moyen d'une somme d'argent 
fixée d'avance. - 

Ainsi bouleversĂ©es par le caprice d’un conquĂ©rant, les institulions 
indigĂ©nes de la viville Suisse rĂ©agirent d’elles-mĂ©mes. La puissance, 
la volonté de fer, le génie organisateur de Napoléon vinrent échouer 
contre la résistance stoique des descendants de Guillaume Tell. « S'il 
est possible, s’écriĂ©rent-ils dans une adresse au Directuire empreinte 
d'une fierté et d'un courage paisible, que vous ayez pris la modeste 
résolution de changer la forme de nos gouvernen.ents populaires, per- 
metiez que nous vous parlions 4 cet Ă©gard le langage de la franchise 
et de la liberté. Pourrait-on trouver quelque autre forme de gouverne- 
ment qui mit le pouvoir souverain aussi exclusivement entre les mains 
du peuple ? qui fit régner parmi toutes les classes de citoyens une plus 
parfaite égalité? qui fit jouir chaque membre de I'Etat d'une plus 
grande somme de liberté ? Nous ne portons d'autres chaines que les 
chaines lĂ©gĂ©res de la religion et de Ja morale, d’autre joug que celui 
des lois que nous nous sommes données. Ailleurs peut-étre 1! peut 
rester au peuple quelque chose a désirer 4 cet égard; mais nous, 
qui avons joui jusqu’a prĂ©sent des constitutions pour Je maintien 
desquelles nous vous parlons avec toute |’énergie que nous inspire 
le sentiment de la justice de notre cause, nous n’avons qu'un seul 
Voeu, qu’un vceu unanime, celui de rester soumis aux gouvernements 
gue Ja prudence et Je courage de nos afeux nous ont légués. » 

L’essai tentĂ© par le Directoire ne rĂ©sista pas ace sage et patrio- 
tique langage, et la république helvétique ne tarda pas a disparaitre 
devant le rĂ©gime dit de mediation qui, tout en mainienant qu'il n’y 
avait plus en Suisse ni pays sujets, ni priviléges de lieux, de nais- 
sance, de personnes ou de familles, \aissa subsister les farmes spé- 
ciales de gouvernement. 

L’acte de mĂ©diation offre tous les caractĂ©res d’une transaction 
entre les anciennes et les nouvelles idées. Mais les constitutions 
cantonales qui en furent le résultat tinrent, en général, peu dé 
compte des convenances spĂ©ciales qu’assignaient a chaque Etat s@ 
position géog: aphique, ses mceurs, ses antécédents. 

Nous ne nous arréterons pas & des critiques qui sortiraient des 


DE LA SUISSE. 184 


bornes de notre sujet‘!. Mais quant 4 la question municipale, nous 
rappellerons que |l’acte de mĂ©diation rĂ©tablit, aux lieu et place des 
municipalités et des chambres de communes créées par la Iégislation 
de 1798, les conseils de ville et les autoritĂ©s de commune tels qu’ils 
existaient avant la RĂ©volution. 

Toatefois, le rétablissement des anciennes communes bourgeoises 
ne fut réalisé que de nom, et il fut impossible de remettre en vigueur 
certains principes qui en dépendaient, notamment ceux qui régis- 
saient l’établissement et l’exercice des professions. 


LES COMMUNES SUISSES DE 1830 a 1854. 


La révolution francaise de 1830 ranima en Suisse toutes les idées 
de 1798 et y excita, par cette manie de l’imitation familiĂ©re aux peu- 
ples, une sĂ©rie de rĂ©volutions qui, dans l’espace d’une annĂ©e , ame- 
nérent Je renversement de Ja plupart des constitutions de 1814. 

La conséquence la plus directe du double principe de liberté et 
d’égalitĂ© politique proclamĂ© dans les insurrections de Thurgovie et 
de Zurich, d’Argovie et de Lucerne, de Vaud, de Berne, de GenĂ©ve 
méme , fut de porter une rude alteinte au régime des bourgeoisies 
qui parurent Ă©tre en contradiction avec les principes politiques de la 
nouvelle constitution. Toutefois, A cOtĂ© du principe de l’égalitĂ© des 
droits, l’article 18 de la Constitution avait dĂ©clarĂ© toute propriĂ©tĂ© 
inviolable, et l’article 94 avait mis sous la protection de ce principe 
les biens des bourgeoisies qu'il avait soumis seulement comme pro- 
prietés privées 4 la haute surveillance du gouvernement. La conci- 
liation de ces deux principes devenait difficile, 4 cause de l’affectation 
a des usages publics de biens que les bourgeois pos-Ă©daient et admi- 
Nistraient exclusivement. La loi communale du 20 décembre 1833, 
publiée dans la ville de Berne, ow il y avait, sur une population de 
28,000 Ames, 3,000 bourgeois seulement, et 20 millions de biens de 
bourgeoisie affectĂ©s de tout temps, soit 4 l’assistance des bourgeois 
indigents, soit aux usages municipaux, chercha a résoudre la ques- 
tion en sĂ©parant les deux espĂ©ces d’intĂ©rĂ©ts communaux, et en don- 
nant 4 chacune d’elles un organe particulier. Ailleurs , dans le can- 
ton de Vaud, par exemple, on recula devant les graves inconvénients 


1 Voyez M. Cherbuliez, t. I, pages 54-57. 


182 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


de ce dualisme administratif, et on donne aux bourgeois, comme ga- 

Fantie de la conservation de leurs biens, un tiers des places dans le 
conseil et dans.les fonctions de:la cummune. Ailleurs enfin les choses. 
restérent dans leur état prinitif. 

Les graves modifications faites aux comstitations cantonales ame- 
nerent, par la force: des choses, la question de savurr s!il n/Ă©tat pas 
opportun de réviser aussi ka. Constitution: (édérale. 

Depuis longtemps, il faut l’avouver, la ConfĂ©dĂ©ration suisse avaib 
besoin de grandes réfermes, et ta Haute Diéte, en ordenndat .par-sesr 
arrété du 17 juillet 1832 la révision du pacte de 1815, reconnut et 
proclama la véritable question nationale. Un rapport lumineux du 
regrettable M. Rossi posa cette question sur son véritable terrain. 
Condamnant avec une égale énergie les deux systémes extrémes, la 
dissolution du. lien fĂ©dĂ©ral et l’unitarisme, la commission dont 
M. Rossi fut |’éloquent organe admit le double principe de la souve- 
rainetĂ© cantonale et de l’alliance fĂ©dĂ©rale inaugurĂ©e, il y a six sid- 
cles, par les trois mains qui, en le fevant au Gritli, avaient révélé 
le faitde la nationalité. suisse, et fo..dé le gouvernement sur la double 
base de l’indĂ©pendance et de |’alliance fraternelle des cantons. « La 
souveraineté des cantons, dit-elle, est en Suisse le principe histo- 
rique et fondamental , l’expression du passĂ© et du prĂ©sent; mais ce 
principe, cette expression, aujourd'hui plus que jamais, sont cepen- 
dant modifiĂ©s par une autre idĂ©e, par |’idĂ©e d'une patrie commune, 
d'un intĂ©rĂ©t gĂ©nĂ©ral qu'il faut consolider et protĂ©ger. C’est dans la 
combinaison de ces deux. principes que nous avons cherché notre 
point de départ. » 

Dirigée par ce grand principe, la commission déclara les vingt~ 
deux cantons de la Suisse souverains, et devant, comme tels, exer- 
cer tous les droits-qui n’avaient pas Ă©tĂ© expressĂ©ment dĂ©posĂ©s dans 
les mains du pouvuir fĂ©dĂ©ral‘. Ces vingt-deux souverains se for- 
ment en confĂ©dĂ©ration suisse (art. 4Âą") pour |’avancement de leur 
prospérité a tous, pour la défense de leurs droits et de leurs liber- 
tĂ©s, pour le maintien de l’indĂ©pendance et de la neutralitĂ© de la 
commune patrie (art. 3). C'est dans ce but sacrĂ© qu’ils renouvellent 
et fortifient l’ancienne alliance, qu’ils se promettent de rechef con- 
seil et secours, qu’ils rĂ©itĂ©rent devaut Dieu et devant les hommes le 


4 Préambule et article 2. 








DE LA SUISSE. 483 


serment de leurs ancétres : « Un pour tous, tous pour un. » Telles 
furent les bases fondamagntales du pacte proposé par ia commission. . 
C’est d’aprĂ©s ces bases que furent rĂ©giĂ©s les rapports des cantons et 
de leurs habitants, et de chaque canton avec la Confédération. 
Liinterdiction aux cantons de vider leurs différends par les armes, 
le devuir de s’assister rĂ©ciproquement ,@le libre Ă©tablissement, en- 
touré des garartties nécessaires a son exécution , le libre commerce, 
abolition dy droit d’aubaine entre les cantons, le jugemont fĂ©dĂ©ral, 
la limitation des troupes permanentes de chaque canton, Ia centrali- 
sation des réglements militaires, des douattes, tes mormaies, des 
poids et mesures, des postes, toutes ces restrictions nécessaires au 
druit de souveraineté cantenale furent admises, mais Je principe fut 
pespecté..Chaque canton devait rester maitre-de sen systéme constiiue 
tionnel, de sa législation civile, commerciale, criminelle. Chaque 
canton devait 6tre également représ#nté dans une assemblée unique, 
la Diéte, composée, selon l'antique usage, de deux députés par can- 
lan. Les heses fondamentales et constilutives de la Suixse Ă©taient 
pacintenues, 

‘Le projet de rĂ©vision proposĂ© par M. Ressi Ă©choua comme.avait 
Ă©chouĂ© en France, en 1828, le projet de M. de Martignac sur l’orga- 
nisationcommunale et départementale. II fut battu en bréche par les 
deux part's extrémnes, et la Suisse dut renoncer aux réformes pa- 
ciiques pour dire .psdcipitée de nouveau dans j'asbne des .névolu- 
tions. 


'F. BĂ©cHARD. 


(La fin au prochain numero). 


REVUE POLITIQUE. 


ne Ee 


Paris, le 8 novembre 1851. 


Testament de Marie-Thérése, comtesse de Marnes. 


« Au nom de la Sainte-Trinité, Pére, Fils et Saint-Esprit. 

« Je me soumets en tout aux volontés de la Providence ; je ne crains 
pas la mort, et, malgrĂ© mon peu de mĂ©rite, je m’en rapporte entiĂ©re- 
ment 4 la miséricorde de Dieu, lul demandant toutefois le temps et la 
grace de recevoir les derniers sacrements de l’Eg:ise avec la piĂ©iĂ© la 
plus fervente. 

« Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans 
laquelle j'ai vĂ©cu aussi fidĂ©lement qu’il m’a Ă©tĂ© possible, et 4 qui je dois 
toutes les consolations de ma vie. 

« A l’exemple de mes parents, je pardonne de toute mon Ame, et sans 
exception, 4 tous ceux qui ont pu me nouire et m’offenser, demandant 
sincĂ©rement 4 Dieu d’étendre sur eux sa misĂ©ricorde aussi bien que sur 
moi-mĂ©me, et le suppliant de m’accorder le pardon de mes fau'es. 

« Je remercie tous les Francais qui sont restés attachés 4 ma famille 
et A moi des preuves de dĂ©vouement qu’ils nous ont donnĂ©es, des souf- 
frances et des peines qu'ils ont subies 4 cause de nous. 

«a Je prie Dieu de répandre ses bénédictions sur la France, que j'ai tou- 
jours aimée au milieu méme de mes plus améres afflictions. 

«Je remercie l’empereur d’Autriche de l’asile qu’il a accordĂ© dans 
ses Etats 4ma famille et A moi. Je suis reconnaissante des preuves d'it- 
vĂ©rĂ©t et d’amitiĂ© que j’al recues de la famille impĂ©riale, surtout dans 
des circonstances bien douloureuses. Je suis sensible aussi aux senti- 
ments que m'ont manifestés un grand nombre de ses sujets, particullé- 
rement les habitants de Goritz. 

« Ayant toujours considéré mon neveu Henri et ma niéce Louise 
comme mes enfants, je leur donne ma bénédiction maternelle. Ils oat eu 
le bonheur d’étre Ă©levĂ©s dans notre sainte religion, qu‘ils lui restent 
constamment fidĂ©les; qu’ils soient toujours les dignes descendants de 
saint Louis! 

« Puisse mon neveu consacrer ses heureuses facultés a l'accomplisse- 
ment des grands devoirs que sa position lui impose. Puisse-t-il ne s’é- 
carter jamais des voies de la modération, de !a justice et de la vé- 
rité. 

« J*institue mon neveu Henri, comte de Chambord, mon légataire ual- 
versel, 





REVUE POLITIQUE. 185 


« Je veux que mes restes soient déposés 4 Goritz, dans le couvent des 
Franciscains,entre moo mari et son pére. Ou ne fera pas pour moi de 
service solennel; on dira seulement deg messes pour le salut de mon 
ime, » 


Nous devions honorer ce recueil en y inscrivant |’acte admirable 
quia mis le sceau a une existence unique dans l'histoire par l’accord 
du malheur et de la vertu. Qu’ajouter a de telles paroles, si grandes, 
si simples et si bonnes, que de constater l’impression profonde 
qu’elles ont faite dans la nation francaise? Tout a Ă©tĂ© digne et senti 
dans cette circonstance, les paroles de ceux qui pouvaient Ă©lever la 
voix, le silence mĂ©me des hommes qu’un prĂ©jugĂ© funeste et des en- 
gagements odieux clouent & la prĂ©vention et a |’ignorance. 

fl est tombĂ© de quelques plumes dont on n’aurait rien altendu de 
semblable des mots excellents, expression d’une conscience Ă©veillĂ©e 
et touchée dans ses plus profonds replis. Nous acceptons ces répa- 
rations avec joie : elles font honneur au caractére francais. Les étran- 
gers, qui ne peuvent jamais s’habiluer a nos contrastes, restent 
confondus d’étonnement devant les signes de ce deui! public. Nous, 
qui cunnaissons mieux nos compatriotes, et qui, par conséquent, 
n’en dĂ©sespĂ©rons jamais , ne pourrions-nous pas leur demander, au 
nom méme de pensées si justes et si noblement exprimées, de faire 
un retour sur leurs anciens sentiments et sur le langage qu’a pu leur 
inspirer jadis l’auguste prisonniĂ©re du Temple? S'ils consentaient 
asonder ainsi courageusement leurs souvenirs, ils reconnalitraient 
de queis mensonges ils ont vécu pendant si longtemps, et la justesse 
de leur émotion présente leur ferait mesurer les erreurs du passé 
et les malheurs qui en ont été la conséquence. 

la France lutte en vain depuis soixante ans contre une vérité 
obstinée : le destin de la race de saint Louis est incorporé au 
sien d’une maniĂ©re indissoluble. La France n’a tant souffert, que 
pour avoir cherché @ se constituer une vie nouvelle a part de 
celle union : au dedans, il lui manque le ciment de ta société; au 
dehors, elle n’a, sans les Bourbons, que le ch»ix entre la faiblesse 
etla violence. Qui peut douter, par exemple, que l’accomplis-ement 
de nos veeux politiques ne rendit 4 notre pays l’ascendant lĂ©gitime 
auquel il duit prétendre en Europe, pour le bien de l'Europe elle- 
mĂ©me? N’oublions jamais, au milieu de nos divisions, que la RĂ©vo- 
Intion francaise fut, en trés-grande partie, une vengeance des étran- 
gers contre la maison de Buurbon; et quand de nouveau horizon 
se charge de nuages sinistres, & l’aspect de tant de volontĂ©s qui 
chancellent, de tant d’esprits qui ne semblent pas comprendre, de 
Yaliment qui parait donné de toutes parts & des passions funestes, a 


486 RENTS POLI TIQGE. 


des ambitions monstrnesres, sechons bien que ROH. H'a„ORE pas 
seutearent us Combat inĂ©Ă©ricur a. eeutenir, et qu'elle p’est: pas ade 
@hier, ja science de tourmer be peuple frangais contre ha-méme, 
pour le miner quand on ne peut le vaincre en face, et pour lui Ase 
perdre par l’intrigue et la corruption. les avaatages que la lutie ou- 
verte hui assure presque toujours, 

Ce serait certainemeat aajourd’ hud une Ă©tude des plas instructives 
que celle de la crise ialérieure jugée au point de vue du grand. débat 
européen. Je ne donte pas, peur mon propre campte, qu'il p'existe 
tpujours a |’état d’espĂ©rance active, une pensĂ©e d'anauler la France 
aw moyen de ses discordes, Si la puissance qui. expluile: le libéra- 
lisme en Europe, et quia pour condoitiere les démagpgues de.roule 
langue, n’avail plus en. face d’elle que Ja coalition des trois monar- 
ohies du Nord, elle croirait aveir canquis ua immense avantage.. 

L’Angieterre se peint tout enligre dans Ja mesure des bonnews 
et du bruit dont Kossuth est en ce momeat |’objet : Kossuth n‘a pas 
la permission d'arborer |’étendard. de la dĂ©magagie ; il y a des jour- 
paux pour lui dire qu'on sait sa véritable hisloire , et que personne 
au fond o’est dupe de sa fausse grandeur. Mais l’'agitation habilement 
contenue dans les bornes de la théorie constitutionnelle, tant que |e 
héros parle & des Anglais ct pour les Anglais, descend daas son 
contact avec les affiliatians étrangeres ja«qu'aux ramifications les plus 
fangeases du comimunisme : c’est une Chalue qui commence au whig 
Palsunerston el au tory Glasstene, et qui s'abaisse jusqu’a Louis Blanc. 
L’empressement avec lequel les exilĂ©s politiques prennent place 
dans celle hiérarchie, la main de l'Angleterre visible dans les éles- 
tions de la Suisse. ot Il’élĂ©ment conservwateur est de nouveau vaincu, 
le royaume de Sardaigne ambitionnant de desceudre a une servitude 
digne du Portugal, le roi de Naples et le souveraia pontife désignés 
& la proscription des Mazziniens parce qu’ils osent Ă©tre frauchement 
de lear pays et de leur religion, tous ces préparatifs qui enlaceat 
notre pays, reflatent uae effrayaote lumiére sur le jeu des partis a 
Vintérieur de ka Franee. Si nous triomphbons de ces périls, ve sera 
peut-tre la plus grande victoire que le génie de la France aura ja- 
mais rempurté sur ceux qui, au dehors, la jalousent ou la craiguept 

Notre demidre Resue politique pasait assez nettement la question 
prĂ©sante, pour que nous seyons dispensĂ©s aujourd'hui d’y revenit 
avec dĂ©tail, malgrĂ© |’explosion des hostilitĂ©s. Nous avons eu depuis 
Jors la formation du ministĂ©re, le retour de l’AssembiĂ©e et le Mes- 
sage. Neus: mettions au dĂ©fi les ambitions naives d’accepter une 
position telle que la nouvelle politique du PrĂ©sident: !’a faite ; mais Ja 
Sagesse des nations interdit les défis de cette nature. Pew avoir des 


SRYUE POLIYWQUE. 1By 
minéetees. en pareil cas, en ire les chercher jusque deus les carra- 
fousz, of on les frapera dientner = ja mine en est ioépuisable. Qui 
wous aurait dit que M. Barvohe serait foreé de se séparer du Prési- 
dent, peur incompatibolité d'opimion ? Qui croirait qu'il y a dans le 
dĂ©vouement a ta politique d’aventure de ceux qui: ssent encore se . 
dice attachds & la cause de l’ordre, des couches ga dessous de 
celles.d’aujourd'ui ? Nous sommes dans les Mille et sme mats de la 
politique. 

Quant au Message on nous dispensera de diseater en déail cette 
pidce inémorable. Mais au poiat de vue de lesthéluique, rien n'est 
certainement plus curienx. 

Chassez le naturel, fl revient au galop. 


C'est certainement ce qu'on pewt dire des documents qui, lorsque 
les passions sort en jeu, affecient le plus le sang—freid officiel. Pro- 
portion gardée, 3! en est de méme que chez Humére, o, suivant la 
remerqge des critiques de |'antiquitĂ©, l'appareil hĂ©roique n’em- 
péche jamais je naturel de la cemédie de se haisver voir. C'est pro- 
beblemeat ce qui denne tant-d'atirait aux reoweils de piéces, quaad 
on sest dégeiné dela légéreté des méinoires et de |'ignorance des 
iistoriens. Au premier abord, il semble que rien ne doit dre plas 
ande que ces actes qui salignemt avec ane soumision monotone & 
la discipline du pnotocole ; mais, a regarder la chose de prés, le 
diable n’y perd rien, et da moment qu’on a fait cette remarque, la 
convention du langage n'est plus qu'une grimace publique sous 
laquelle éclatent toys les senUmeitts dont les ours sont dévorés, 
jes faiblesses, les caléres, les convoitises, en un mot tot ce qui cone- © 
titue la haute comédie du coour bumaia 

C'est ce qui explique la disposition dans laquelle Se trouvait |’ As- 
semblĂ©e & la lecture du Message; on n’était pas sĂ©rieux, bien 
que le sentiment gĂ©nĂ©ral fit celoi d’ane profonde tristesse. Rien 
n'est dissimalĂ© dans ce document : la rapture avec fe parti de l’ordre, 
te froissement de ses convictions les plus arrétées, la résolution de 
le violenter et de le soumettre, l’absorption d'une pensĂ©e audaciew- 
sement personneile dans la contemplation de ses intéréts exclusils. 
Laissons de cété toute question purement ad hominem : la nature du 
bonapartisme n’est et n’a jamais Ă©tĂ© que rĂ©volutionnaire : le 18 
vendémiaire et le 18 fructidor ont été les préludes du 18 brumaire,; 
et comme ]'entrainement de l’opinion avait transformĂ© cette der- 
nisre journĂ©e:em ane victoire de J’ordre social sur la RĂ©volution, la 
loi de l’origine a en quelque sorte forcĂ© la RĂ©volution de teindre du 
sang le plus généreux les marckes du indae qui, en paraissait 


488 REVUE POLITIQUE. 


s’élever au-degsus d’elle, avait pour objet de consolider son triomphe. 

Jamais la monarchie constitutionnelle , calquée sur 1688, cette 
monarchie dont on fait aujourd'hui si ai-ément le procés (on a beau 
jeu pour le faire), n’a eu, quoi qu’on en dise, ce cachet profondĂ©ment 
révolutionnaire, et de la Ja haine extravagante que lui ont vouée les 
factions démagogiques. Aprés la catastrophe du 24 Février, il s'agis- 
sait de savoir si la RĂ©volution s’incarnerait une seconde fois, ou si 
elle resterait livrĂ©e & tous les hasards de la division. Elle s’est in- 
carnée ; dans les six millions de voix qui ont porté Louis-Napoléon a 
la présidence de !a République, qui oserait faire le décompie des ins- 
tincts anarchiques? Dans le fait, presque tuus avaient é1é subjugués. 

En France, la langage de l’opposition est si injurieux, qu'on doit 
se tromper souvent sur les sentiments secrets des partis. Qui n’au- 
rait cru que la dĂ©magogie serait implacable pour celui qui |’avait 
supplantée, et dont l'accord avec les hommes d'ordre avait 
ajourné ses sauvages espérances? Nous le supposions, il y a quinze 
jours, et voici l’évĂ©nement qui vient dĂ©mentir notre langage, en 
nous révélant une partie de ce qui se passe au fond des ceeurs. Sans 
doute les esprils échauffés ne renoncent en rien a la passion de ven- 
geance qui les anime: il est clair que si Louis-Napoléon se trouvait 
un moment 4 leur merci, ils n’en feraient, comme on dit, qu’une bou- 
chĂ©e. Mais celui ci pressent, avec raison, qu’il ne s’agit la que du petit 
nombre, c’est--a-dire des formalistes de RĂ©publique, toujours isolĂ©s 
dans un peuple naturellement enclin 4 personnifier ses idées. Lours- 
Napoleon, imprudent au plus haut degré dans sa conduite, si l'on se 
met au point de vue du parti del’ordre, n’est point si dĂ©pourvu de 
‘ calcul, lorsqu’il s’agit de sa sĂ©curitĂ© personnelle. Le plan que quel- 
ques-uns de ses amis lui prétent assez ouvertement, et dont le ré- 
sultal serait de*produire, par un entrainement commun du suffrage 
universel, une assemblĂ©e socialiste et une rĂ©Ă©lection populaire, n’est 
point une de ces chimĂ©res qu’on ait le droit de dĂ©daigner. C’est la 
le vrai sens de Ja campagne contre la loi du 34 mai, et tous les 
esprils qui réfléchissent feront bien de le prendre en sérieuse consi- 
dération. 

Le Spectre rouge, qui a fait plus de ravages dans les imaginations 
que‘les romans d’Anne Radcliffe, n’est au fond qu’une agrĂ©able plai- 
santerie de M. Romieu, connu depuis longtemps par des succés en ce 
genre. Quand ona yu la trappe par laquelle passent les faux spec- 
tres et les ficelles qui les font jouer, on revient de ces terreurs, 
mais on n’en n’a pas moins Ă©tĂ© pris pour dupe. Regardez a !'ceuvre 
la démagogie de nos jours ; la Suisse nous donne depuis quatre ans 
le spectacle persévérant de ses succés, Ne la calomniez pas, abhorret 








-REVOE POLITIQUE. 489 


a sanguine, elle abhorre le sang; elle ne tue plus, fi donc! elle ex- 
ploite. Une exploitation de Ja France par ja démagozie toute seule 
serait sujette ade sérieuses difficultés : le régne des cabarets améne 
irrésistiblement la prépondérance des gendarmes; mais, grace a la 
forme prĂ©sidentielle (qui n’a jamais Ă©tĂ© contestĂ©e sĂ©rieusement par 
ja masse des Ă©galitaires) on peut avoir un Ă©diteur responsable; on 
peut mĂ©me exploiter de compte a demi, et c’est 1a le marchĂ© dans 
lequel notre Montagne, mettant brusquement de cété toute fausse 
honte, semble entrer depuis quelques jours. 

Donc, dans le rĂ©gime qu’on nous prĂ©pare, les esprits surexcitĂ©s 
par la crainte, trouveront 4 se rassurer. D’abord on sera doux, hu- 
main, on fera rentrer ch: z eux les coureurs de grande route; les invo- 
cations 4 la guillotine passeront a l'Ă©tat de symbolisme, et ce sera 
Yobjet d’une premiĂ©re action de graces. Ensuite on s’attachera & 
calmer les craintes de la propriété: a chacun son champ et sa mai- 
son; onira jusqu’a tolĂ©rer les grands propriĂ©taires. Mais il faudra voir 
ce que sera leursort avec le mensunge des impdts et !’arbitraire des 
charges publiques ; la Suisse est encore 1a pour nous instruire. Pendant 
ce temps, tout continuera de pourrir et de crouler ; la décadence intel- 
lectueile et morale, contre laquelle quelques-uns luttent encore avec 
plus de courage que de succés, deviendra universelle ; maison vivra, ou 
du moins on aura lair de vivre; et alors, quiaura le droit de se plaindre ? 


Le vivre et le couvert, en faut-il davantage? 


Nous conjurons les gens de bien, qui, sous les auspices de la poli- 
tiqre présidentielle se sont complus depuis trois ans & batir des 
chateaux de sable sur la rive que menace la grande marée de 1852, 
de réfléchir mdrement aux conséquences de leur politique provisoire. 
Aprés le rude réveil que leur a infligé le Message présidentiel, ils 
risquent de contribuer par leurs hésitations aux tiraillements de la 
Majorité. A partie égale, une assemblée qui lutte contre un seul 
homme est a peu prĂ©s sire d’étre battue; l’AssemblĂ©e, c’est comme 
larmée du grand visir & Héliopolis, avec le ramassis confus de ses 
cent mille soldats et l’embarras inextricable de ses bagages; |’ad~ 
Versaire unique de |’AssembliĂ©e, c’est KiĂ©ber et ses douze mille 
hommes de troupes disciplinées. Mais il est douteux que nous ayons 
affaire aux douze mille hommes de KlĂ©ber, en tant qu’image d'une 
pensĂ©e ferme, agissante et parfaitement rĂ©giĂ©e; |’AssembiĂ©e peut 
donc encore lutter. 

Elle a d’ailleurs un avantage, c’est la grandeur et l’évidence de sa 
tache; il est impossible que les consciences n’en soient pas touchĂ©es ; et 
avjourd’hui o& est Ja politique intermĂ©diaire et flottante, et que nous 


-_ 


aap SESE POLISOUE. 


veste-t-il 4 tenter quae la ligne-das honpétes gens? Repiis trois.ans ef 
sles Ja Providence neus a denné des sigaes bien évidents de ga 
oommiaĂ©retion, et j'aime & crotre escone que nous o’en avous pas 
trap altuaé. Nous avons a défeadre, noo la:Fnance: matérielie, moins 
menacsée peut-éire qu'il ae sembie,. mais la France de |'ame et de 

‘esorit, ae faisceau.de dĂ©vouements <levĂ©s, de pensĂ©es civilisa- 
dices, de progrés scientifiques qui ows ont jaissé-les matires da 
tanrain,.aoalgsé tant de revers. Quel est le sentiment qui domine es 
ce moment dans |’AssemhblĂ©e? Kst-oe la crainte? elle est plus dans 
Jes mots que dans les coeurs. Est-ce la oslére? jamais an ne vit plus 
-ée sang-froid dams wne réunian franceise; mais on se sent humilid, 
et clest pewi-Ă©tre le principal aliment de ja lutte qui s’engage. Nous 
@’en savrions. manquer d’avance ni les phases, ni les suites; mais 
mous. pensoas qu'elle ne s'ann&iera pas. 

Rutsqa’il est question d'humiliations, comme je n’en veux pas 
pour la cause catholique, om me permetira de revenir en pen de 
amots sur da querelle que j’ai engagĂ©e & prepos du damier livre de 
MM. VabbĂ© Gaume. Si je |’ai fait avec inop de viwacitĂ©, j’en demande 
pandon aux iecteurs du Correspondent et an nespectabje auteur du 
Wer rongeur ; mais ce livre m'avait tonché par un des cités les plus 
sensizies de mon ame. Le catholicisme ne serait pas catholique, 
c'est.i-dire uuiversel, s'il procédait par abstention et retranche- 
ments : comme il a Ja force, il lui faut la hardiesse. Je ne m’étais pas 
trompĂ©, d’aifleurs, en invoquant Ia tradition et le bon sens de I’E- 
glise depuis.dix-huit sideles. Sous ce dernier rapport, la question que 
je n'ai fait qu’ébaucher passe aux dĂ©fenseurs lĂ©gitimes et natarels de 
}Ă©teblissement divin; et je me fĂ©licite de n'avoir plas qu’a enregis- 
trer les combattants qui surgis-ent en faveur de la bupne cause. 

L’ouvrage de M. l’abbĂ© Landniot, dont la prĂ©face a 66 reproduile 
dans notre derniére livraison, -s: sur le point de paraitre,; il a pour 
titre : Reckerches historiques sur les Ă©coles literaires du Christiunisine, 
suinies d’observations sur le Ver rongeur'. Mgr de Marguerye, 6\Ă©que 
de Saint-Flour, nommeĂ© a |’évĂ©chĂ© d’Autun, en a accapte la. dĂ©dicace. 
C'est, ce nous semble, un traitĂ© & peu prĂ©s complet ‘sur la matiÂąre. 

Nous trouvons d’ailleurs une prĂ©cieuse auioritĂ©, pour notre ma- 
niare de voir, dans une Lettre circulaire relative aux Ă©tudes eccle- 
Siastiques que Mgr I’évĂ©que de Viviers vient d'adresser au clergĂ© de 
non diocĂ©se. On nous saura grĂ© d’en citer quelques passages. Mgr de 
Viviers, aprés un éloge bien senti de Ja langue du. XVII° siécle, re- 
commande |’étude du latin « que le prĂ©tre est obligĂ© de connattre 
«fond. On peut faire un choix des morceaux Jes plus remarg 

ŸBn vol, in-9°. Chez Douniel, aw bureau du Correspendant.., 





REVUE POLTFIQUE, 4pi 


«.et.les plus corrects des PĂ©rea de l’Eglise, pour les danner aux Ă©laves 
« comme anjeis de traductions, mais fe principal, pom apprendre, le 
« latin, dai se fuixe sur les auteurs du siécle d Auguste. Quand on veut 
« acquĂ©rir la science d’une langue, il faut la prendre au moment ou 
« elle a. akteint sa plus grande perfection. » 

Vient ensuibe:.tu. morceau que nous voudrions citer tout entier, ou 
le vénérable prélat répond aux objections de ceux qui pensent gue 
CĂ©rude des langues anciannes dans les auteurs profanes peut exercer 
wr Peprit des enfunis une influence funeste «Ce danger n'est a 
« craindre, dit Mgr de Viviers, que dans les établissements ou les 
«maitres n'ont aucun souci de Pinnocence des enfants... Mais dans 
«les maisens. aU sa tnouvent des professeurs véritablement chré- 
« Uens..., a6sez intelligents pour faire un choix jadiaieux des sujets 
ade versians ou d’explicatians, altentifs, a prĂ©seater au besoin le 
« coatre-peisan, lincogvénient qu'on. signalene naus panail pas trésr 
« redoutahle. On I'évikera, gi tens les maitres,, sans exception, ge 
«craent obligés de. travailler a l'éducation morale. qui est l'@uvre 
« de tous, s’ils savent profiter de toutes les occasions faverables pour 
« iaculguer 4 |’éleve |l’amour de la vertu qui doit Ă©tre la premiĂ©re en 
«toutes choses. Le thĂ©me, Ja version, l’explicatian des.auteurs, la 
« lecon d’bistoire, tout peut devenir un sujet d’iastructions salutai- 
ares... Par ja, non-seulement, on corrige le veniu des auteurs pro- 
a fanes, mais on dissipe une foule de préjugés facheux qui obsédent 
al'esprit des. jeunes gens... lt importe de montrer le céte faible de 
« beaucoup de choses présantées avec admiration par les auteurs 
« paiens, et qui ae sont dignes que de notre réprebation et de notne 
6 pidid. » 

Jabrége & regret des réflexions pleines de justesse ef de got sur 
la fausse liberté, sur la vanité des anciens Grecs. « On fera remar- 
«quer, dit l’auleur, que |’imagination qui les a fait rĂ©ussir dans les 
« ants.et dans |’éloguence, tenait la plus grande place-dans |’esprit de 
«ces peuples, véritables peuples enfants, comparés 4 ceux que le chrig- 
a tianisme a Ă©levĂ©s a ]’age viril... Enfin, autant qu'une sage rĂ©serve 
« pourra Je permetire, on relévera les miséres du pagani-me et ses 
« plaies houtewses pour l’humanitĂ© ; on en glorifiera d’autant l'Evan- 
« gile et la belle civilisation qu’avait enfantĂ©e l’Eglise en formant les 
«nations chréliennes. Avec ces précaulions, nous le répétons, 
«l'étude des auteurs profanes ne nous parait pas entrainer un véri- 
«table danger pour la foi et pour les mceurs des éléves. » 

Nous devons faire observer que cette confiance dans les bons effets 
de l'éducation classique, est fondée sur un sentiment littéraire 
trés-pur, tandis gue le premier signe, et en méme temps la pre- 


192 REVUE POLITIQUE. 


miére cause des exagérations que nous avons signalées, est un 
oubli de ces dĂ©licatesses du godt qui ont fuit la glo‘re du XVIfÂą siĂ©cle. 
Qu’on y regarde de prĂ©s, ce n’est pas une question religieuse, c’est 
une question de romantisme, et quel romantisme | 

La finesse du godt s’allie naturellement avec la force de la pensĂ©e : 
il ne suffit pas que nos Ă©coles donnent /a meilleure Ă©ducat'on et fas- 
sent Jes maeurs purcs; il faut encore qu’on en voie sortir les esprits 
les plus cultivĂ©s et les inte ligences les plus vigoureuses : ce n’est 
pas seulement d’égal 4 Ă©gal que nous devons combattre l’incrĂ©dulitĂ©, 
c'est avec la conscience d’une supĂ©rioritĂ© philosophique incontes- 
table. A ce point de vue, nous recommandons de nouveau, comme 
une production tout a fait hors de ligne, la Lettre « M. Vacherot 
par M. Uabbé Gratry. Cet énergique champion de la bonne cause 
vient de publier la seconde Ă©dition de son ouvrage, sous ce titre : 
Une etude de la sophistique contemporaine’. On vy trouve de plus que 
dans la premiére edition la réponse de M. Vacherot, et la réplique de 
M. labbé Gratry, réplique qui va jusqu'an fond des choses, et qui 
met Anu, avec un meĂ©large extraordinaire de clartĂ©, d’émotion et 
dironie, toutes les ruses de l’athĂ©isine hĂ©gĂ©lien. It ne s’agit pas ici 
d’une louange banale, d’une de ces monnaies communes qu’on 
accorde trop facilement a toutes les petites vanités littéraires. Nous 
rĂ©pĂ©tons, sans crainte qu’aucun jug compĂ©tent nous dĂ©mente, que 
M. l’abbĂ© Gratry s’est placĂ©, par cet Ă©crit, au premier rang des dĂ©- 
fenseurs de la religion, et qu’en mĂ©me temps il doit Ă©tre comptĂ© 
comme un des esprits qui, depuis Leibnitz, le grand et supréme 
mudéle en ce genre, ont su le mieux allier la science positive avec 
Jes vu: s de la philosophie. Il y ad s plantes qui melt: nt trente ans 
a fleurir, et qui, aprés une longue attente, épanouissent leur corolle 
et rĂ©pandent des parfums exquis. M. l’abbĂ© Gratry est une de ces 
plantes : le silence et le recueillement l’ont mieux prĂ©parĂ©, mieux 
fu ifié que la production de ces pages fugitives dans le-quelles nous 
nous répandons chaque jour. 


Ch. LENORMANT. 


L’un des GĂ©rants, Gaartes DOUNIOL. 


{ Paris, Un volume in-8* de 300 pages. Douniol, libraire, rue de Tournon, 29. 





Paris, — E. De Sors,i mprimeur, 36, ree de Seine. 











Tome IXIX — 4° Livraison. BARDI, 25 NOY. 4381, 





LES 


PREMIERES MERES DE LA VISITATION 


L’Ordre de la Visitation Sainte-Marie a recueilli Jes restes de saint 
Francois de Sales. Son corps repose dans l’église du prem‘er mo- 
nasiĂ©re d’Annecy; son coeur Ă©tait au premier monastĂ©re de Lyon, 
a Bellecour. Outre ces reliques vénérées, qui leur sont si chéres, les 
religieuses de Sainte-Marie ont aussi conserve |’esprit de leur saint 
fondateur. 1 n’avait pas seulement laissĂ© son coeur entre leurs mains, 
il Vavait d’abord, pour ainsi dire, communiquĂ© a leurs ames, et J'es- 
prit qui animait le bienheureux Ă©vĂ©que de GenĂ©ve s’est perpĂ©tuĂ© 
parmi ses saintes filles, un esprit de fui et de charité, de douceur, 
d'onction, de grace inépuisable et nafve, de sublime et de pacifi.jue 
espérance. 

Aussi pour connaltre et aimer comme i] convient cet aimable saint, 
il ne suffit pas de lire et de savourer ses écrits si « harmants et si cé- 
lébres, la Phslotée ou les Entretiens, par exemple, ot tout reluit et 
sourit avec tant de grace; il faut encore jeter un regard sur la Visi- 
tation; il faut connaitre ce qu’ont produit dans les 4mes ces doux et 
forts préceptes exprimés avec tant de finesse dans les livres; il faut 
eludier toute cette génération spiritue.le de sainte Chantal, nourrie & 
une méme école et reproduisant avec fidélité les traits du bienheu- 
reux fondateur et pére. 

Dans les pénibles commencements de leur entreprixe, le saint pré- 
lat dinait A la sainte mére, que sa petite troupe de filles était comme 

T. xxix. 25 Nov, 1854. 4Âź Liver. 7 





494 LES PREMIERES MERES 


une -couropne: que Déeu lui préparait pour la félicité éternelle : et 
qu’elle devait la porter toute dans son coeur durant cette vie pour la 
mettre ensuite sur sa téte. I) ajoutait que les épouses, anciennement, 
ne portaient pas de couronnes ni de chapeaux de fleurs au jour de 
leurs noces qu’elles ne les eussent elles-mĂ©mes liĂ©es et agencĂ©es 
ensemble. Aussi ne voulait-il pas que madame de Chantal craignit 
de perdre ses commodités spirituelles et les contentements particu- 
liers de ses inclinaticns pour bien cultiver les chéres ames qui lui 
Ă©tatent confidas.:1\ ne fallait pas, diyatdl, se lasser d’&tre mĂ©re, 
quoique les travaux ot les soucis de la meternité fussent grands. 

Le saint, d’ailleurs, partageait tous les travaux de 1]’enfantement 
du cher petit institut : il devait partager avec sa fille la couronne 
qu’il lui annongait pour le jour des noces Ă©ternelles. [1 portait bien 
véritablement dans son cceur cette congrégation naissante. «Je salue 
nos sceurs professes du cceur qu’elles savent, disait-il avec sa grace 
accoutumĂ©e, et Jes novices d'un coeur qu’elles ne savent pas HĂ©! 
Dieu rĂ©pande sur elles. ]’esprit de douceur et de simplicitĂ©, l’esprit 
d’amour et d’bumilitĂ©, }’esprit d’obĂ©issance et de puretĂ©, ]’esprit de 
joie et de mortification ! » 

On nous croira facilement sur parole, et il est inulile.de multiplier 
ces aimables témoignages pour. prowver combien Je cher petit institut 
de la Visitation, était précieux 4 saint Francois. Ce fut Ja principale 
de ses ceuvres ; il n’y Ă©parguait ni ses peines ni ses soins. Mais on 
ignore peut-Ă©tre les fruits qu’il oblint au prix du sacrifice de 
ses commodilés spirituelles et cuntentements particuliers. On ne- 
connait pas assez la beautĂ© et la dĂ©licatesse des fleurs qu’il avail, 
comme l’épouse des anciens jours, amassĂ©es, liĂ©es et agencĂ©es en- 
semble, et qui farment avjourd’hui sa couronne dans la fĂ©licitĂ© Ă©ter- 
nelle. Pour les faire apprĂ©cier, il faudrait Ă©crire histoire de ‘Ordre - 
de la Visitation; les malĂ©riaux intĂ©ressants n’y manqueraient. point 
et Dieu serait certainement glorifié de ce travail. Son bienheureux . 
serviteur disait 4 ses filles qu’il fallait par nĂ©cessitĂ© que ce fat Dieu 
qui batit Ja citĂ©, autrement, bien qu’elle fat batie, il la faudrait reir 
ner. Le psalmiste se contentait de dire que si Dieu nâ€˜Ă©difie pas la citĂ©, . 
ceux qui I’édifient travaillent en vain. On voit comment saint Fraa- 
cois de Sales interprĂ©tait le texte et ce qu’il exigeait des religieusas 
de Ja Visitation. I] l’avait mis en pratique lui-mĂ©me ; et dans la. fon-. 
dation de son institut, il avait laissé la main de Dieu travailler et édi- 





DE'LA VISITATION. 158 


fer te’ batinvent. Cette main de la Providence se montra darts ‘tous cas 
commencements aussi‘visiblement que ‘leg traits caractĂ©ristiques di 
saint se reprodoisirent dans les vertus'd’ ses Filles. 

Comme font les ‘architectes intelligents Ă©t soigneux, la divine Pro- 

vidence recueiflit de tous cétés, en effet, prépara et éprouva les 
matĂ©riadx nĂ©cessaires & Ă©lever cette petite citĂ© de priĂ©re et d’onc- 
tion. Les 4mes appelées 4 en former les fondements, amenées de 
divers lienx, avaient été travaillées de plusieurs maniéres. Nous 
i’ayons pas a rappeler comment la pierre fondamentale, cette ame 
dexcellente verta et de piĂ©tĂ©, comme l’appelle saint Francois de 
Sales, avait été A l'avance détachée, taillée et polie. Tout le monde 
connatt l’histoire de sainte Chantal. Veuve, et rĂ©solue d’étre a Dieu, 
elle demandait avec ardeur et attendait avec patience le guide qui 
devait la conduire. Elle allait un jour aux champs 4 cheval, dans les 
environs de Bourbilly, priant toujours Notre-Seigneur au fond de 
son ceur de lui montrer ce guide fidĂ©le, lorsqu’en passant par un 
grand chemin au-dessus d’un prĂ©, dans une belle et vaste plameĂ©re, 
elle vit tout & coup, au bas d'une petite colline, non guére loin 
delle, un homme de la vraie taille.et ressemblance de saint Francois 
de Sales. 11 Ă©tait vĂ©tu d’une soutane noire, du rochet, et avait le 
bonnet en téte, tout comme il était la premiére fois qu'elle le vit a 
Dijon. Pendant qu'elle le regardait tout a loisir, elle entendit une voix 
qui lui dit : « Voil& le guide bien-aimé de Dieu et des hommes entre 
les mains duquel tu dois remettre ta conscience. » 

Le démon multiplia vainement ses artifices pour détourner cette 
ame privilégiée du guide que la Providence Jui avait ainsi montré. 
ll la jeta dans toutes sortes d’anxiĂ©tĂ©s et d’angoisses. Au miliew 
des délais, dont la Providence voulait éprouver le désir et exercer la 
patience de la sainte MĂ©re, l’ardeur de ses priĂ©res fut nĂ©anmoins rĂ©- 
compensĂ©e, et l’assurance qui Jui avait Ă©tĂ© donnĂ©e dans Jes prĂ©s de 
Bourbilly lui fut renouvelée 4 diverses reprises. Entre autres, un 
jour, Ă©tant dans la chapelle de son chateau, elle vit une troupe de 
filles et de veuves qui venaient a elle et l’environnaient; une voix 
lui dit : « Mon vrai serviteur et vous vous aurez cette génération ; ce 
Me sera une troupe Ă©lue; mais je veux qu’elle soit sainte. » Les mer- 
veilles se multipliaient; le chemin par lequel elle devait mar- 
cher lui était montré distinctement. Elle entendit dans le fond de 
son coeur ces paroles : «Comme mon Fils Jésus a élé obéissant, je vous 


196 . LES PREMIERES MERES 


destine a Ă©tre obĂ©issante. » C’est par l’obĂ©issance, en effet, une obĂ©is- 
sance compléte, absolue, enti¹rement dépouillée de toute volonté 
propre, que sainte Chantal parvint a jouir du bénéfice de sa pro- 
fession religieuse. Elle avait héroiquement pratiqué dans le monde 
toutes les vertus de renoncement et de charilĂ©; aprĂ©s s’étre arra- 
chée & tant de liens si chers et si précieux & la nature et au coeur, 
avoir abandonné sa fortune, quitté sa famille, son pére et ses en- 
fants pour se vouer uniquement aux fatigues de la fondation nou- 
velle, & ’humilitĂ© et a la pauvretĂ© d’une petite congrĂ©gation fort peu 
accommodée des choses du temporel, elle retrouva encore dans le fond 
de sa retraite ces travaux et ces peines dela maternité « qui sont 
grands ;» elle eut sans cesse a sacrifier ses commgdités spirituelles 
et ses contentements particuliers pour cultiver les 4mes qui lui 
avaient été remises. Le saint, de son cété, ne lui allégeait pas les 
renoncements. Avant de lui communiquer ses desseins sur I’institut 
de la Visitation, il lui avait dit de se préparer 4 tout quitter pour 
Dieu. Le jour ou il lui annonga que sa résolution était prise, elle se 
mit tout aussitét 4 genoux : 

« Monseigneur et mon PĂ©re, je suis rĂ©solue d’obĂ©ir. 

— Qui-da, reprit-il en la laissant dans cette posture humiliĂ©e et 
se tenant debout devant elle, ouji-da; or sus, i} faut entrer a Sainte- 
Claire. 

— Mon PĂ©re, je suis toute prĂ©te. 

— Non, dit-il, vous n’étes pas assez robuste; il faut Ă©tre Sceur de 
Phdépital de Beaune. ; 

— Tout ce qu'il vous plaira. 

— Ce n’est pas ce que je veux : il faut Ă©tre CarmĂ©lite. » 

Il lui proposa ainsi diverses religions sans que la multiplicité de 
ces changements Ă©tonnat la constance de cette 4me, remise tout 
entiére entre ses mains et décidée 4 obéir sans aucun got propre. 
Alors, la trouvant comme une cire amollie par la chaleur divine et 
disposée & recevoir toutes Jes formes de la vie religieuse qu'il lui 
imposerait, il Jui fit part de son dessein sur le cher petit institut. La 
sainte MĂ©re disait qu’en ]’entendant elle avait senti une JumiĂ©re et une 
joie qu'elle n’avait pas Ă©prouvĂ©e aux autres propositions, quoique 
son Ame y fat toute soumise. 

Le saint lui fit renouveler bien des fois des actes de renoncement 
analogues, non-seulement quand les affaires de ]'Ordre, les néces- 





DE LA VISITATION. 197 


sitĂ©s des fondations, l’intĂ©rĂ©t des 4mes les pouvaient exiger, mais sou- 
vent dans des circonstances 00 i] n’apparaissait pas d’autre nĂ©ces- 
sitĂ© que d’imposer un sacrifice inattendu. Ce sont, en effet, ces 
sacrifices quotidiens dans les petites choses qui attirent les graces, 
vident complĂ©tement |’Ame d’elle-mĂ©me, Ja remplissent de Dieu et 
Ja rendent capable des grandes actions. Sainte Chantal n’avait 
rien de plus précieux au monde que la direction du saint évéque. 
Elle recevait ses conseils comme les paroles de Dieu méme. Les 
voyages 4 quoi les affaires de l’institut PobligĂ©rent la privĂ©rent sou- 
vent de cette douceur. Sa derniére entrevue avec le saint évéque fut 
Voccasion d’un dernier sacrifice. I] y avait trois ans et demi qu’ils 
he s’étaient vus et qu’elle n’avait confĂ©rĂ© avec lui de son 4me. Au 
retour d’une visite qu'elle avait faite des maisons de la Visitation, 
elle rencontra @ Lyon Je saint prélat, qui, en compagnie du prince 
et de la princesse de Piémont, était venu saluer le roi et les reines 
de France (1622). Au milieu du tumulte qu’occasionnait la rencontre 
des deux cours de France et de Savoie, et malgrĂ© |’empressement 
que les plus grands personnages témoignaient a se procurer son 
entretien, saint Francois parvint 4 ménager quelques instants pour 
les consacrer a sa chĂ©re Fille. ‘i 

« Ma Mére, lui dit-il, nous aurons quelques heures libres; qui de 
Nous deux commencera A parler? » ) 

Elle, qui naturellement Ă©tait ardente et avait plus soin de son ame 
que de toutes autres choses au monde, s’écrie impĂ©tueusement : 

y Moi, s'il vous plait, mon PĂ©re; mon coeur a grand besoin d’étre 
revu de vous! » 

En voyant cat empressement, Je saint la reprit doucement et avec 
gravité : 

« Hé quoi! ma Mére, avez-vous encore des désirs empressés et 
du choix? Je croyais vous trouver tout angélique. Nous parlerons 
de nous-méme 4 Annecy, reprit-il. Maintenant, achevons les affaires 
de notre petite congrégation. » 

Au rapport de l’historien qui raconte ce dĂ©tail, le saint prĂ©lat sa- 
vait que la digne MĂ©re Ă©tait de ces 4mes parfaites qui n’ont pas be- 
soin de direction, Dieu étant lui-méme leur guide. La Mére de 
Chantal renonca immĂ©diatement a la douceur qu’elle espĂ©rail : sans 
dire un mot de plus, elle quitta toute pensĂ©e personnelle pour s’ap- 
pliquer aux affaires de l’institut, dont elle confĂ©ra avec le saint fon~ 


£98 LES’ PREMPERES "MERES 
‘dateur pendant ces heures qui furent les dernfĂ©res qu'elle eut‘’-pas- 
ser auprés de lui sur Ja terre. 

‘Les deux filles qui s’enfermĂ©rent avec la ‘bienheureuse mĂ©re, le 
‘6 juin 4640, dans la petite maison louĂ©e par saint Franqois de Sales, 
au fanbourg de la.PerriĂ©re d’Annecy, Ă©taient des'ames depuis long- 
temps prĂ©parĂ©es au renoncement d’elles-mĂ©mes et dĂ©ja nourries des 
legons du saint. Le mode de leur vocation avait été different : la mare 
Marie-Jacqueline Favre, agée seulement de tingt-deux ans, était douée 
de toutes les qualitĂ©s qui sĂ©duisent le monde: c’était unc grande et 
belle fille, d’un esprit clair et net, franche, sincĂ©re, unissant la fer- 
meté d'un jugement droit et ferme a tous les agréments que les 
‘biensĂ©ances du monde peuvent admettre. Elle les avait apprises dans 
la maison de son pére, qui était premier président ce Savote et a 
raison de cette charge recevait chez lui de nombreuses compagnies 
ou se trouvait, dit-on, tout ce qu’il y avait de rare et de choisi 
dans la province. Ce pĂ©re Antoine Favre Ă©tait d’une de ces nobles 
familles de robe que les vertus, les charges, la simplicité des moeurs 
et la prudence du caractére renduient dés lors comparables aux plus 
anciennes chevaleries. Jacqueline avait sans doute hérité de cette 
maison une certaine gravité, qui, alliée & la conversation ta plus 
aimable qu’on puisse dĂ©sirer, formait un si noble mĂ©lange et un si 
juste concert de modestie et de bienséance qu'il ne se pouvait ima- 
giner rien de mieux. 

, Toutefois cet esprit gracieux et grave Ă©tait piquĂ© d’ane prĂ©tention 
d’indĂ©pendance et de dĂ©dain qui ta laissa longtemps en suspens sur 
sa vocation. Elle aimait trop sa liberté pour songer 4 étre retigiense, 
et le mariage était'a sa pensée un joug insupportable. Elie ne trou- 
vait heureuses en ce monde que les veuves; et si on l’ett assurĂ©e , 
disait-elle, que celui qu’elle aurait Ă©pousĂ© fit mort deux heures aprĂ©s 
la cĂ©rĂ©monie, elle se serait rĂ©solue volontiers d’agrĂ©er untel parti. 
Son imagination ne s’égarait cependant pas tout afait dans ces folles 
aspirations d’indĂ©pendance, et dans le dĂ©sordre de sĂ©& pensĂ©es elle 
ne Jaissait pas que d’étre attentive aux inspirations divines, et de 

'$’appliquer & correspondre a tous’les mouvements de la grace. Son 
dédain et' un peu de mélancolie naturelle 4 son humeur fa ren- 
daient surtout accessible aux pensées du néant de la:créature et:de 
la vie: elle y trouvart des senliments de piĂ©tĂ© qu'elle s’efforcait 
Ă©nergiquement de noufrir et de fortifier en assistant'les mourants 





DE LA VISITATION. 199 


a leur agonie,:.c'élait:la sa dévotion, et elle puisait, surtout de.grands 
enseignements en remplissant ce devoir de charité auprés des per- 
somnes encore jeunes et, bien faites. Un pareil mélange de sérieux et 
d’enjouement, de force, de courage et de bonae grace, uni a Ja per- 
feotion du visage et.du corps, faisaient de Jacqueling Favre upe de 
ces personnes que le monde remarque et cĂ©lĂ©bre @_l’envi. 

Un jour elle était allée 4 Chambéry avec sa famille, et comme elle 
avait, dit son historien, Ja rĂ©putation aussi bien que |’efiet de danser 
a ravir, les dames de la ville firent un bal afin d’en avoir la satis- 
faction et d’en porter le jugement elles-mĂ©mes. Jacqueline connut 
que la compagnie s‘assemblait & sa.considĂ©ration.et se sentit. touchĂ©e 
d’une grande compljaisance et d'un extrĂ©me dĂ©sir. de rĂ©pondre a. 
Pattente qu’oa avait d’elle. EnflĂ©e de .cette petite vanitĂ©, elle alla a . 
ce bal ot le Saint-Esprit o’a pas coutume d’aller choisir ses Ă©pouses, 
et elle s'appliqua 4 y exceller. 

Les hoaneurs fureat en effet pour elle, et méme le gouverneur 
du pays vint la prendre préférablement 4 toute autre personne. Sa 
vanilĂ© s’en.accrut fort : mais en mĂ©me temps ]’esprit sĂ©rieux et sage 
qui était en elle et qui était déja placé sous la direction de saint 
Francois de Sales, selon l’avis du saint, fit un retour chrĂ©lien sur 
lui-mĂ©me. .C’était.a ce simple acte de vertu et de docilitĂ© que la 
divine Providence avait attaché le prix de la grace, En rentrant ainsi 
en elle-méme, ceite pauvre fille eniyrée trouva tout a coup dans le, - 
fond de son cceur. ces sérieuses paroles: « Pauvre Favre! quelle ré- 
compense auras-tu de tous ces pas mesurés que tu fais avec tant 
d’attention ? Quels fruits en retireras-tu? On dira cette fille a bjen 
dansé! Voila ta récompense. » 

Elle se trouva alors si humiliée dans son intérieur que, disait-elle, 
« jecrois biea que je ne dus pas avoir fort bonne grace le reste du 
bal. » 

Elle sentait. tout le vide de son action : Dieu Jui faisait voir clai- 
rement combien par cette vanilé elle s'acquérait de confusions pour 
le jour de la mort. Elle s’étonnait d’elle-mĂ©me au milieu des lu- 
mitres dont Je Saint-Esprit |’éclairait, et elle resgentit tout 4 coup 
un si grand refroidissement pour la danse, qu’elle commenga a |’heure 
mĂ©me de concevoir de I‘horreur pour cet exercice qui l’avait tou- 
jours jusque-la si fortement passionnée. La grace fortifiant cette im- 
Pression @ laquelle son cepur ne cherchait point a se soustraire, elle 








200 LES PREMIERES MERES 


en vint & considérer combien la vie des mondains se passe inutile- 
ment; elle désira fuir «un glu si dangereux et si attachant » et sortit 
du bal avec Ja résolution de se faire religieuse. 

Ce n’est pas |’ordinaire des rĂ©solutions qu’on puise dans ces di- 
vertissements Celle de Marie-Jacqueline Favre Ă©tait ferme. Il y avait 
d'ailleurs longtemps que le saint évéque de Genéve avait remarqué 
la force d’esprit et de caractĂ©re de cette 4me, et il la destinait a 
son institut. Selon sa coutume, i] avait laissĂ© Dieu agir seul et n’avait 
pas cherché & presser les résolutions généreuses dont ce ceeur lui 
paraissait capable. 

A quelque temps de la, le saint évéque intervint auprés du prési- 
dent Favre pour obtenir a cette fille la liberté de refuser un parti 
honorable, auquel le prĂ©sident avait entendu d’autant plus volon- 
tiers qu’il s’agissait du frĂ©re du prĂ©lat. Le saint se chargea aussi 
de donner a ce frére la nouvelle de sa déconvenue. Il le fit de la 
maniére que ses histuriens ont rapportée : « Mon frére, fui dit-il 
en se mettant & table avec lui, mon frére, vous avez un terrible 
rival : il faut vous résoudre a lui céder votre maitresse. » Coinme le 
jeune seigneur dans le coeur duquel le courage et I’honneur bouil- 
lonnaient Ă©galement, s'Ă©criait impĂ©tueusement qu’exceptĂ© Son Altesse 
le duc ve Savoie, il ne connaissait personne assez hardi que d’oser 
lui disputer, le saint répartit en souriant que ce rival élait cepen- 
dant d’un sigrand mĂ©rite qu’on ne pouvail mĂ©me avoir la hardiesse 
de le regarder au visage. Puis i! calma toute cette fougue en décou- 
vrant l’énigme, et dĂ©clara que JĂ©sus-Christ Ă©tait le seul Ă©poux que 
voulut accepter Jacqueline Favre. 

Le prĂ©sident, en respectant la rĂ©solution de sa fille, voulut I’éprouver 
et éviter aussi les occasions de la voir recherchée de nouveau ; il la! 
recommanda de vivre désormais conformément 4 son dessein et de 
quitter les compagnies et les parures. MalgrĂ© quelques contradic— 
tions de Ja nature, Jacqueline Ă©prouva au fond de son Ame une sin- 
guliére suavilé et une onction délicieuse 4 se soumettre 4 ces pres- 
criptions. Ma fille, lui disait le saint évéque, il faut commencer a 
se dĂ©faire des haillons du vieil homme et changer d’habit comme de 
conversation. - Monseigneur, répondit elle, je suis entre vos mains, 
commandez, j'obéirai. 

Elle s’appliqua dĂ©s lors & tous les exercices de la vie religieuse, 
fréquentant les églises, visitant les pauvres, vaquant exactement 4 /a 


DE LA VISITATION. _ 204 


téditation et a la priére, suivant en toute chose la rdégle que le saint 
lui avait tracée; toujours modeslement vétue de noir, la téte voilée, 
elle Ă©vitait les jeunes et brillantes compagnies dont elle avait fait 
je charme, et se rangeait scrupuleusement du oe des personnages 
sérieux. 

Elle passa ainsi plus d’un an dans la maison de son pĂ©re, trouvant, 
ainsi a chaque instant l’occasion de pratiquer ces retranchements et 
de renouveler son sacrifice en présence méme des plaisirs et des 
personnes avec qui il avait fallu briser. 

Sa compagne, Charlotte de Bréchard, avait été conduite par un 
chemin bien différent : son pére, un gentilhomme de Bourgogne, 
Ă©tait enclin aux nouvelles opinions religieuses,. et sa maison servait 
de lieu de rĂ©union aux huguenots de la contrĂ©e. L’an 1589, une peste 
horrible ravagea la Bourgogne et deux sceurs ainées de Charlotte 
moururent. Leur pére, qui avait renié Dieu dans le fond de son ceeur, 
abanddpna sa famille et sa maison aux premiers symptémes du mal; 
i] Ă©tait veuf, ses enfants restĂ©rent sous le gouvernement d’une 
servante. Cette femme, voyant la petite Charlotte atteinte du fléau, 
la fit porter dans une maison du village ot tout Ă©tait mort de la peste 
et qui servait d’asile 4 deux hommes gagnaut leur vie 4 enterrer les 
corps pestiférés. 

L’enfant y fut laissĂ©e sur un peu de paille. Les deux maniĂ©res de 
vagabonds qui habitaient avec elle la maltrailaient souvent et lui 
enlevaient mĂ©me la nourriture qu’on lui faisait passer. Une malheu- 
reuse servante qu'on avait mise aussi hors d’une maison parce 
qu'elle Ă©tait atteinte de la peste, vint augmenter cette triste compa- 
gnie et mourut bientét sur Ja paille qu'elle partageait avec Charlotte. 
Celle-ci resta tout un jour seule en face de ce cadavre qu’elle n’osait 
regarder. Sa frayeur Ă©tait telle que lorsque ses deux Ă©tranges com- 
Pagnons entrĂ©rent et songĂ©rent a enterrer Ja’ morte, elle apporta 
ane si vive rĂ©sistance @ demeurer seule dans cette maison, qu’ils la 
placérent sur Jeur chariot & cété du cadavre et la firent assister & 
Ce lugubre enterrement. 

Cette vie de souffrances, d’isoleinent et de terreur dura trois mois. 
Rentrée dans Ja maison paternelle, la pauvre fille ne recut pas plus 
de soins pour son ame qu'elle n’en avait trouvĂ© pour son corps dans 
Ja maison infecte. Pour avantager ses autres enfants, le pére, bien 
que les huguenots condamnassent les veeux de religion, trouva bon 


962 , LES PREMIERES MBRES 
i@e faire entrer sa fifte-dans un couvent. L’indiffĂ©rence et le mĂ©pris 
,@ela foi, que professait ce gent#homme, lui firent attacher peu d’im- 
‘pertance au choix dela maison qui devait le dĂ©barrasser'de 3a fille. 
“Hla fit entrer dans un monastĂ©re du voisinage , dont . les: moeurs 
étaient de celles qui servaient de prétexte aux coléres des dissidents. 
ICtait ce qu’on appelait alors un monastĂ©re ouvert : Charlotte n’y 
ifrouva pas d’autres professes que trois jeunes dames, fort engagĂ©es 
dans la vanite et les galanteries du monde, qui passaient lear temps 
4 faire des visites dans les maisons’ de noblesse voisines, @ se rĂ©- 
'fouir-et & recevoir elles-mémes toutes sortes de conrpagnies. Le peu 
‘de considĂ©ration que le pĂ©re de Charlotte tĂ©moignait 4 sa fille en- 
‘paperent ces dames 4 ne pas la faire entrer dans leurs divertisse- 
ments : on fui donna part au soih du ménageet des biens de fa 
commenauté. Malgré son jeune age, sa qualité et sa -aissance, elfe 
‘Se trouva ainsi a peu prĂ©s rĂ©duite 4 fa condition ‘et aux travaux 
‘d'une servante. 
‘Au bout de quelque temps, elle fut tirĂ©e de cet avilrssement : ses 
frares Ă©laient morts derant les guerres de la Ligue, et pour tenir 
compagnie & une fille ainée qu'il avait toujours gardée 4 la maison, 
le pĂ©re rappela Charlotte aupreĂ©s de lui. Etle ‘n’avaig aucune espĂ©ce 
d’instruction religieuse, et n’avait pas recu d’autre: sacrement que 
eelui de baptĂ©me; eile n’availt jamais entendu de sermon ni de catĂ©- 
chisme, et eHe trouva dans la maison paternelle des hérétiques qui 
s’effurcĂ©rent de Jui ensetgner 'l’erreur.'Mais Dieu veitiait sur cette 
ame’: -i1 endurcit ses oreilles contre les saggestions de I’hĂ©rĂ©sie et 
“fortifia ta-foi qu’elle avait-regue-au baptĂ©me. Queiques hivres de piĂ©tĂ© 
‘rencontrĂ©s par ‘hasard dans cette maison, ou ils Ă©taient comme un 
‘vestige ‘de Vancienne foi qui avait animĂ©e, aprĂ©s avoir: antrefors 
nourri la dĂ©votion des ancĂ©tres, servirent & faire naitre‘celle de ja 
fille. A Faide-de leur enseignement, et surtout de celui du crucifix, 
‘get-enfant privilĂ©giĂ© de la grace, rĂ©solut d’accomplir tous les prĂ©ceptes 
de fa retigion dont on cherchait 4 Ja‘dĂ©tourner. Vers l’fge de quinze 
ans, elle fut ainsi prĂ©parĂ©e, par l’unique action de la graee, & ap- 
procher des sacrements de pĂ©nitence et d’eucharistie. Ee y puisa 
Ja foree de.s’adonner dĂ©sormais tout entire aux eevvres de charitĂ© 
et en siéme-tersps.un désir ardent de se consacrer 4 Dieu. Elle ne 
eonnaixsait pas d’autre ordre religieux d’observance rĂ©guliĂ©re quae 
eelui de Sainte-Claire, et elle dĂ©sira d’y entrer. Quand elle eut fait 





DE LA VISITATION... 208. 


connaitre son dessein, ceux-l4 méme qui avaieut voulu se débar~ 
rasser d’elle en la placgant naguĂ©re dans. ce monastĂ©re scandaleux. 
dont nous avons parlĂ©, s’emportĂ©rent .comme.si elle avait un dĂ©sir. 
insensĂ© ;.0n la bafoua de telle.sorte qu'elle n’osa plus parler de 
ce projet.. Bile le gardait néanmoins dans le fond de son: cosun, 
et, sans direction et sass guide, se préparait a la vie.religieuse par. 
toutes sortes de mortifications : elle jednait au pain eta l’eau tous 
les vendredis et les samedis, et multipliait de toute maniĂ©re ‘ses actes. 
de pĂ©nitence; le plus pĂ©nible Ă©tait de -souffrir tant d’affronts et-de 
rebuts dans la maison paternelle. Un jour, aprés les avoir supportés. 
patiemment. pendant sept & huk ans, elle se trouva-si-lasse et si 
découragée qu'elle se sentit sur le point de renoncer. aun projet qui- 
paraiseait impraticabie, et pour aoquérir au moins um peu.de repos). 
elle songea & accepter un. parti qu'elle avait déja refusé ; mais une lu» 
miére:plus vive du Saint- Esprit inonda son ame en ce-moment; les at- 
traits dela vie religieuse.se révélérent a son.ceeur dans toute leur force 
et leur douceur ; l’'honoeur des. Ă©pouses du Christ lui parus si-relevĂ©,. 
qu'elle ne crus pas pouvoir jamais l’oblenir au prix de-trop de fidĂ©litĂ© 
et de consiance. Avec un torrent de larmes, elle demanda pardon 4 
Dieu de son peu de courage et de sa pensĂ©ed’infidĂ©litĂ©; reportant en- 
suite ces.regards sur la.croix et médilant-sur les humiliations du divin 
Maitre : Seigneur! s'Ă©criait-elle d’un ecour outre-percĂ©dedouleur et 
en.frappant sa,poitrine, Seigneur! je veux vous.suivre partout ot vous. 
avez (pasaé : wenuz, abjections, venez, douleurs cxtcémes, .je vous. 
VeuX, puisque mon..Dieu -vous a voulues et qye vous étes sanctiliées 
par ses:soufirances : vous. n’éies plus le supplice des mĂ©chants nile | 
partage.des criminels,. vous Ă©tes la riche: portio’ des aimĂ©s de Dieu ! 
Vers eette époque,..elle se sentit eneore fortifiée dans ses espé- 
rances par un songe, que la mére de Changy aracenté en de grands. 
détails. Elle vit un jardin: pleinde fleurs:et de fiuits merveilleuse- 
ment beaux et agréables; et comme elle se tenait. attentive 4 les 
considérer avec uno grand plaisir, en: un instant, par une extréme 
vicissitude et métamorphose, tout lui parut flétri, noir et bralécomme: 
si le feu y,e&t passĂ©. Saisie d’étonnement, elle s'Ă©cria : O.mon Dieu! 
c'est sans.doute l’esprit. malin. qui agit ici. Et:en se tournaat,. tout, 
effrayĂ©e, elle vit derriĂ©re elle Satan, sous la forme d’un moastre: 
effvoyable, qui lui jelait des regards. Ă©tincelants eb furieux, elle. 
courut. vers la porte. du jardin, mais.ce malheureux s’opposait di 


204 LES PREMIERES MERES 


sa sortie et s’efforcait de la retenir. Dans cette lutte, elle fit le 
signe de la croix et offrit son coeur 4 Dieu; le monstre disparut 
aussitĂ©t, et elle se trouva hors du jardin, au bas d’un beau et 
grand escalier de marbre blanc, d’une hauteur si excessive, qu’il 
s’élevait par dessus les nues, et elle n’osait y monter. I] lui sembla 
aussi qu’elle Ă©tait toute nue, et cette nuditĂ© la remplissait de confu- 
sion ; elle se tenait cachée,-ne voulant point parattre ni faire paraitre 
sa honte, lorsqu’elle vit venir a elle un personnage inconnu. Ii descen- 
dait par ce degrĂ©, et venant a elle il Ja couvrit d’écarlate en disant, 
avec un visage riant: « Montez!» Elle obéit, trouva un logis et une 
jolie salle: il y avait une forme de chapelle, avec un autel bien paré, 
proche duquel se tenait une religieuse d’un regard doux et bĂ©nin, vĂ©tue 
de noir, et qui faisait un certain office, d’une mĂ©thode toute extraor- 
dinaire. Entre autres cérémonies, elle prit un cor comme celui des 
chasseurs, et sonna quelque chose d’un ton charmant et mĂ©lodieux, 
puis se tournant, elle lui dit: « En voulez-vous Ă©tre? — JĂ©sus! oul, 
répondit Charlotte, de tout mon cceur. » Sur quoi la religieuse lui 
donna pour arrhes de son bonheur une branche de fleurs bleues ; 
puis, sonnant de rechef de son cor mystique, elle invita un nombre 
infini d’autres filles & la suivre. 

L’historien ajoute que mademoiselle de BrĂ©chard n’eut pas besoin, 
comme Nabuchodonosor, de faire assembler tous les mages de |’Em- 
pire pour avoir |’éclaircissement et l’intelligence de ce songe. Tou- 
tefois, bien qu’elle reconndt dans le jardin et les beaux fruits subite- 
ment gatés le monde et tous ses plaisirs, elle ne comprit pas tout de 
- Suite que le saint évéque de Genéve était le personnage vénérable qui 
devait lui faire monter Jes degrés de la perfection; elle ne pouvait 
non plus imaginer que la religieuse qui l’accueiilit dans la chapelle, 
et qui jouait si mélodieusement du cor, invitant un si grand nombre 
de vierges a la suivre, Ă©tait sainte Chantal. 

En poursuivant ses réflexions sur cette gracieuse vision, la mére 
de Changy remarque que ce.n’est pas un petit honneur aux filles de 
Ja Visitation de savoir que, si le Bien-AimĂ© s’est comparĂ© & un Faon 
de biche, les premiéres méres en sonnant par la suave odeur de leur 
cher institut comme d’un cor de chasse, les aient si heureusement 
Invitées & suivre Ja piste de ce divin époux, ne se lassant pas de le 
poursuivre par les sentiers de leur sainte vocation, jusqu’a ce qu’elles 
Yaient blessĂ©, c’est-a-dire jusqu’a ce que ce Daim mystĂ©rieux ve- 


° 





DE LA VISITATION. 205 


nant se rendre dans leur cceur, comme I’on dit, ajoute le naif histo- 
rien, que la licorne blessée & mort se vient rendre dans le sein 
d’une vierge, elles lui puissent dire : « Je tiens celui que mon 4me 
désire et ne le laisserai point aller éternellement! » 

Pour en revenir 4 la mĂ©re Charlotte de BrĂ©chard, Dieu ne s’était 
pour ainsi dire pas encore servi du ministre des hommes pour 
l’instruire et l’éclairer. Elle avait plus de vingt-cing ans, lorsque, 
pour la premiére fois de sa vie, elle entendit un sermon. Son séjour 
habituel a la campagne, la maison de son pĂ©re, et surtout |’état 
spirituel de Ja France (que cette histoire contribue 4 montrer exac- 
tement), expliquent cette incroyable disette de la parole sainte. Ses 
enseignements confirmérent la résolution of était cette aimable fille 
de quitter le monde. De l’avisd’un saint personnage, elle se crut appe- 
lĂ©e & l’ordre du Carmel, et prĂ©para toutes choses pour y entrer. Son 
pére, restant toujours inflexible, et ne voulant point entendre a ce 
dessein, madame de Chantal, qui avait quelque liaison de famille avec 
lui, se préta & tourner la difficulté : elle invita sa jeune parente a 
venir passer quelque temps chez elle, pour la conduire ensuite aux 
Carmélites de Dijon. Le temps que mademoiselle de Bréchard resta 
prés de madame de Chantal, fut un temps de joie : elle éprouvait 
une douceur inouie de se trouver dans une maison ou elle pat parler 
et s’occuper ouvertement et librement de Dieu et de son ame. Ma- 
dame de Chantal lui donna quelques avis pour son avancement spi- 
rituel, et l’engagea a faire une confession gĂ©nĂ©rale pour rĂ©parer les 
imperfections et Jes ignorances de toutes celles qui avaient précédé. 
Le terme des angoisses de mademoiselle de Bréchard paraissait 
approcher, lorsque de nouvelles difficultés surgirent : sa chétive 
complexion empécha les carmélites de la recevoir. Son pére lui 
donna avis que, Ja croyant religieuse, il avait marié sa fille ainée 
et l’avait instituĂ©e son unique hĂ©ritiĂ©re. Mademoiselle de BrĂ©chard 
ratifia gĂ©nĂ©reusement le contrat, s’estimant trop heureuse d’ac- 
quérir au prix de tout son bien ja liberté de suivre 4 son gré sa 
vocation. Elle demandait & Dieu de lui faire connaitre l’ordre dans 
lequel il voulait qu’elle le servit, et ne se sentait attirĂ©e vers aucua 
de ceux qu'elle pouvait connaitre. Les choses en Ă©taient 1a, lorsque 
saint Francois de Sales vint en Bourgogne pour le mariage de son 
frére, M. de Thorens, qui épousait mademoiselle de Chantal. On sait 
que ce mariage fut l’occasion et le prĂ©texte de la retraite de madame 


26 LES PREMIERES. MERES 


de Chantal a Annecy. La sainte baronne engagea son.amie a conférer 
de son. ame et de sa vocation avec le serviteur de Diew. Il reconout 
en elle, au.premier abord, uo esprit capable de grands desseins, 6b. 
Jui demanda si elle ne.se contenterait pas de.courir le méme prix.qae 
madame de Chantal. Traasportée de joie. ses paroles, elle répen- 
dit que.c’était un, bonheur qu'elle n'osait espĂ©rer. « Or, sus, ma Gille,, 
répondit le prélat, demeurez en paix et ne. pensez quia . bien amar 
celui qui vous veut toute sienne. » Elle demeura.danc axec..madame. 
de Chantal, et six mois aprés elle.se. renfermail au monastére d'An> 
necy avec la sainte fondatrice,., 

Qutre la vision dont nous ayons, parlé, la mére Chaxzlatte de. Bré-. 
chard en avait eu une autre qui Jui. avait annoncé sa. vaine tentative. 
aaprĂ©s du Carmel. Il lui semblait qu’elle entrait dans une. Ă©glisa, elle 
vit une grande et grosse croix de pierre blanche; ella accourut les, 
bras ouverts pour l’embrasser et s’élant prosternĂ©e, elle entendit une. 
Voix qui Juidit : « Cette croix n’est pas Ja ienne; monte.plus haut.» 
Elle obĂ©it, s’achemina vers le maitresaute]; ella y tronva une autre. 
croix moins grosse en apparence et moins pesante, mais aussi haute. 
que la premiĂ©re; comme elle l’embrassait, elle entendjt la mĂ©me voix, 
qui lui disait : « Cette croix est ton partage, » 

L’historien de la Visitation admet que ces songes. Ă©taient des. ma- 
nifestations de la Providence :.il n’y a pas lieu de s’étonner qu'elle 
ait soutenu d’une maniĂ©re spĂ©ciaje cette digne MĂ©re de BrĂ©chard 
dans l’isolement et le danger ot Ja mĂ©chancelĂ© des hommes l’ayait 
réduite. Dans ces faits attestés par cette pieuse femme elle-méme,, 
on peut admirer. l'infipie misĂ©ricorde qui n’abandonne jamais la, 
eréature et prend soin de nourrir son espérance, Sans parler ic. 
d'autres merveilles que nous pourrons rappeler dans le couxs. 
de ces récits, la mére de Bréchard ne. fut pas la seule a qpi lA 
fondation de I’Institut fut annoncĂ©e d'une maniĂ©re surnaturelle..Av 
moment ou ces trois premié¹res Méres se renfermaient au. petit m0- 
nastĂ©re d’Annecy, une demoiselle du GenĂ©vois, qui ignorait toutes 
choses de leur entreprise, vit dans le cjel trois étoiles disposées. en 
triangle. Celle qui formait le dessus Ă©tait beaucoup plus grosse 4. 
plus brillante que les deux autres : elles étaient arrétées sur Ja villa 
d’Annecy, d’ot il lui semblait voir ug.chemin Ă©LoiJĂ© qui venait jusqwa 
elle. DĂ©s qu'elle connut l’entreprise de madame de Chantal et de sĂ©. 
compagnes, elle ne douta plus. du sens de cette apparitinn.nop plas 





DE LA VISITATION. ' 207 


que de lYfnvitation qu’elle contenait pour Ă©lle-mĂ©me. C’était la 
MĂ©re Adrienne Fichet : elle entra fa quatrigme au premier monas- 
tare de ja Visitation. D’autres encore avaient Ă©tĂ© favorisĂ©es plas 
ou moins distinctement. Le saint Fondateur avait eu lui-méme 
uve claire vision de son Institut dans la chapelle du chateau de Sales, 
longtemps avant d’avoir rien arrĂ©tĂ© dans son esprit : madame de 


‘Chanta! lui avait Ă©tĂ© montrĂ©e alors, et de telfe surte qu’il la reconnut 


immĂ©diatement forsqu’ll l’apergut plus tard, 4 Dijon, dans |’aaditoire 
‘qai entoarait sa cfraire. 
Le dessein des pieuses femmes, qu’on ignorait ainsi dans le 
GĂ©nevois, Ă©tait conru de toute la ville d’Annecy : le mĂ©rite de ‘la 
baronre de Chantal Ă©tait connu, et celui de Jacqueline Favre, airisi 
‘qtte nous avons dit, n'â€˜Ă©tait pas dĂ©daignĂ©. Le’ projet du saint Ă©vĂ©que 
‘avait rencontrĂ©' bien des oppositions, i] paratssdait d’ailleurs si extra- 
ordinaire que tout le monde s’en Ă©tait Ă©mu.'L’entrĂ©e des premiĂ©res 
‘religieuses de la Visitation dans leur couvent fut un Ă©vĂ©nement pu- 
blic. Les trois fréres de saint Francois de Sales conduisaient les trois 
‘nouvelles Ă©pouses du Christ. Elles furent suivies, depuis le logis du 
prĂ©fat jusqu’a lear petit monasttre, d’un grand concours de no- 
‘biesse, et la presse’ du peuple Ă©tait si grande par les rues, qu’a peine 
parvinrent-elles 4 se'faire passage. 

Elles tronvérent en arrivant Ja sear Anne-Jacqueline Coste, qui 
devait servir au couvent en qualité de touriére. Son nom est resté 
tonsidĂ©rable dans la Visitation. C’était encore une ame privilĂ©giĂ©e 
de Dieu, depuis longtemps connie du saint Fondateur, qui l’estimait 
‘singali±rement et avait avec elle des rapports spiritutis les plus sin- 
guliers'e! les plus charmants. HI disait qu’elle Ă©lait si bonne dans 1a 
‘rusticitĂ© de sa nafssartee, que, dans sa condition, il n’en avait point 
vue de telle. Elle Ă©tait d’abord servante dans une hdtellerie de Ge- 
tiĂ©ve. ‘Son exactitude Âąt son activitĂ© 4 remplir les devoirs de sa con- 
dition ta firent aimer et'respecter de ses maitres: et son zéle était 
tel que, dans cefte ville voudĂ©e a |’hĂ©rĂ©sie, elle conquit la libertĂ© 
de suivre les préceptes de sa foi. Ele allait dans les paroisses voi- 


“gines entencre ja messe, dont la cĂ©lĂ©bration Ă©tait interdite A Geneve; 


aucune bonne wuvre ne lui était indifférente. Lorsque saint Frangeis 
‘de’ Sales vint une premiĂ©re fois 4 GenĂ©ve dĂ©fter hardiment et con- 


“fondre le ministre De ta Faye, la confĂ©rence eut lieu en prĂ©sence 


‘de-tout le peuple sur Ja place du Molard : ja bonne Anne Coste’y 


208 LES PREMIERES MERES 


était une des premiéres. Dés qu'elle vit le serviteur de Dieu, une 
inspiration intérieure la pressa de lui confier la direction de son 
Ame. Elle ne put cependant lui parler qu’au bout de plusieurs an- 
nées. Le saint étant revenu secrétement 4 Genéve pour avoir avec 
Théodore de Béze ces conférences dont les détails sont rapportés dans 
son histoire, descendit & I’hĂ©tellerie de |’Ecu-de-France, oi ser- 
vait Anne Coste. Elle le reconnut au premier abord, et, respecta:.t son 
incognito, elle attendit qu'il fat seul : « Hélas! monsieur, lui dit-elle, 
qu’il y a longtemps que je demande a Notre-Seigneur de pouvoir 
vous parler! soyez-vous le bien venu! et faites-moi la grace de me 
dire ce que je dois faire pour bien servir Dieu. » Saint Frangois, 
étonné de trouver au milieu de cette ville hérétique une catholique 
si fervente, qui y paraissait comme un beau lys entre les Ă©pines, 
confirma son bon cceur, entendit sa confession et lui demanda si elle 
he voulait pas recevoir de ses mains la Sainte Communion: « Héias! 
ce serait bien ma consolation tout entiére, répondit-elle, mais com- 
ment puis-je espĂ©rer ce bonheur, puisqu’il n’est pas permis de dire 
Ja messe dans Genéve? » Le saint, appliqué alors aux Missions du 
Chablais, portait toujours le saint Sacrement dans une boite d’argent 
Suspendue & son cou, pour communier les malades. Anne Coste n’é- 
tait cependant pas encore certaine de son bonheur, et pensant qu’on 
ne pouvait donner la sainte Communion sans étre assisté de quelque 
clerc: « HĂ©, Monsieur, ajouta-t-elle, vous n’avez point de clerc ici 
pour vous assister, comment pourrez-vous faire? » Le saint, de 
son esprit toujours gracieux et aimable, répondit en souriant : « Ma 
fille, ne soyez pas en peine, mon bon ange, qui est ici entre vous 
et moi, et le vétre pareillement, qui est présent a votre cété, nous 
serviront de clercs; aussi bien est-ce l’office des anges d’assister 
autour de la Sainte Table. » 

A partir de ce moment les anges tutélaires de ces deux 4mes 
eurent des intelligences et des communications particuliéres. Anne 
invoquait souvent l’ange de saint Francois et elle en recevait toutes 
sortes d’assistances. Elle disait qu’il l’avait deux fois prĂ©servĂ©e de la 
mort : aussi le saint l’appelait-il la favorite de son bon ange. Quand 
elle lui racontait quelques bons offices qu’elle en avait ainsi regus : 
Suppliez votre bon ange, lui disait-il, de me rendre la pareille et 
d’avoir la charitĂ© de m’assister. Quand il Ă©tait Ă©loignĂ© et qu’il Ă©crivait 
au couyent d’Annecy, il ne manquait pas de saluer & part sa chĂ©re 





sate 


DE LA VISITATION. 209 


fille Anne-Jacqueline, et de lui recommander de se souvenir plu— 
sieurs fois le jour de le recommander & son bon ange. 

Anne, cependant, ne quitta pas Genéve aprés y avoir été commu- 
niĂ©e des mains de saint Francois de Sales : le futur Ă©vĂ©que !’avait 
engagée a rester dans cette malheureuse ville, & cause de tout le 
bien qu'elle y pouvait faire. Rien, en effet, n’était au-dessus de son 
zéle. Elle empécha plusieurs filles es campagnes voisines qui ser- 
vaient comme elle de se laisser sĂ©duire 4 I’hĂ©rĂ©sie ot on les voulait 
entrainer. Lors de l’escalade de GenĂ©ve (1602) et du massacre de 
ceux des soldats catholiques qui avaient pénétré dans la ville, Anne, 
a elle seule, parvint & en sauver quatre-vingts : elle les nourrit pen- 
dant plusieurs jours et Jes fit-ensuite évader l'un aprés l'autre en 
leur procurant des déguisements. Elle convertit & la religion catho- 
lique sa maitresse et la fit confesser : l'industrie de sa charit4Ă© par- 
vint mĂ©me 4a faire cĂ©lĂ©brer la messe dans une cave, afin qu’avant de 

mourir sa mattresse pat recevoir tous Jes Sacrements de 1|’Eglise. 

Aprés cette mort, Anne se fixa & Annecy : il y avait longtemps 
qu’elle dĂ©-irait se placer sous la direction immĂ©diate du saint Ă©vĂ©- 
que, & l’ange gardien duquel elle avait une si aimable dĂ©votion; 
mais elle n‘aurait pas voulu quitter GenĂ©ve, si la mort de sa mat- 
tresse et les circonstances qui suivirent ne |’avaient laissĂ©e libre de 
faire a son gré une nouvelle élection. Les liens des serviteurs et des 
maitres prenaient a cette Ă©poque leurs racines dans les consciences, 
et cette pieuse fille ne se croyait pas en droit de les briser. A An- 
necy, elle ne se pressa pas de se présenter au palais du prélat; elle 
savait altendre : Ja patience étail une vertu de sa piélé; et elle la 
possédait dans un tel degré de perfection que saint Francois disait 
que cette pauvre fille lui avait souvent servi de modéle; il admirait 
commentelle pouvait, au milieu du tracas et du tintamarre d’un lo- 
gis , conserver une paix profonde et vivre dans un recueillement in- 
térieur merveilleux , unissant sans efforts la quigtude et le repos de 


. Marie a tout le travail de Marthe, sans mériter jamais le reproche que 


Notre-Seigneur adressa un jour a cette derniére. 

En attendant la joie de voir le directeur qui lui avait été indiqué, 
Anne savourait ja douceur de se trouver dans une ville catholique et 
ou les exercices de la religion s’accomplissaient publiquement ; elle 
entrait avec délices dans les églises pour y godter le chant et les 
autres cérémonies, admirer la modestie des prétres et adorer fe 


#10 LES PREMPERES MBRES 


-‘Gaint-Sacrement. Les cloches Ă©taient pour eile une harmonie du ciel; 

et toute la joie de son ame se renouvelait trois fois par jour 4 en- 
‘tendre sonner l"Angetes. 

Cependant te saint évéque mstruisait lai-méme ses: ouailles et 
‘mauitipliait ses soins’d ja pattie-la plas dUlnissĂ©e et: ta plus igwerante 
“l@u‘ troupeau : i] s’était mnposĂ© ‘e devoir de faire le catĂ©chisme aux 
‘enfasts et'azu ‘menu peuple toutes ies fois qu’il te pouvait. Anne ne 
‘manqia ‘pas d'y assister. L’évĂ©que la remarqua dans la'fonle et ne 
‘wĂ©connut ‘pas sa brebis; il-la-regarda de maniĂ©re a lai tĂ©moigner 
‘qu'il ne avait point mise en oubli, et, portadt la' wrain 4‘ la croix 
saspendee sur sa portrive, il fit le geste de la tirer de som sein et de 
‘Youvrir, rappelant ainsi te souvenir de ia bette d'argent et de la 
‘communion de |’hoteterie de GenĂ©ve. En descentiant de chaire, i! 
-sarréta pres d'Anneet lui recommenda de venir te'troever le len- 
‘demain. 

Des ce moment tl prit fa direction de cette: ante ow fl disait trouver 
“tant de sujets dĂ©dification. ‘Il l’employait & toutes'sortes de bonnes 
-geuvres, confiant-& sa ‘direction ses charitĂ©s les plas secretes, lui re- 

‘commandant de l’instruire de l’état de son peuple, de lui rendre compte 
ides désordres qu'elle pouvait remarquer, des jeux, des blasphemes, 
des débauches qui avaient lieu dans les tavernes é¹t les hdtéHeries. It 
profitait de ces renseignements pour adapter ses prédicationsadx vices 
‘de ces ouailles, et dressait toutes les actions de cette’ ftte au salut du 
procham. Un jour elle avait rabroué une de ses compagnes qui avait 
“Fhaieine infecte et‘qui voulait s’adresser au ‘saint Ă©vĂ©qae; eHe vint 
“tout Ă©plorĂ©e s’accuser de sa vivacitĂ©'et de'son orgueil : « Votre cha- 
‘titd, disait-elle; nous 2 enseignĂ© quiil faut's’estimer' toujours moindre 
‘gue les autres. — O ma fille | reprit le saint, la grande faute ; ne sa- 
‘vez-vous’ pas ‘que Dieu‘m’a destinĂ© pour le service des’pauvres Ă©t 
des infirmtes. Amenez moi cette fille’: c‘est de cette sorte de per- 
sommes: qu’il’me fatt..» Apprenant ensuite que cette :pauvre infirme 
‘avait 6 rebotĂ©e de plusieurs confesseurs, il ordonna pour pĂ©ni- 
tence & Anne Coste de s’informer des‘ plus misĂ©rables infects:et 
-rongĂ©s'd’ulcĂ©res, afin de pourvoir a leurs nĂ©cessitds spirituelies et de 
-veitier‘x-ce que ieurs inftrnritĂ©s ne ‘tes privassent'pas de Ia partiti- 
pation aux 'Sacremetits. 

' Penttatty que, par ses charitables emplois ‘et ses: exenples, Anne- 

‘Jacqueline Coste 'faisait‘ainsi, au dire du saittt prĂ©tat, plus de fruit 





DE LA: VASLTATION. 244 

pour les ames .que plusieurs. prédicateurs,, elie, vint lui .confier um 
jour son dĂ©sir de quitter Je. mende pour avoir l’honaeur de servir lea 
Ă©pouses de JĂ©sus-Christ. Comme elle refusait d’entrer dans les Âąau- 
veots de la ville, son charitable-directeur lui demanda oi. elle -voulait 
grvir les &pouses.de Jdésus-Christ. «.Monseigneur, répendis-alle,, ie 
veux engager.mes services pour les seligieuses gqye vous Ă©tablirag., 
— HĂ©! qui vous a dit que je.voulais Ă©tablir des raligjenses.? ,raprid le 
pastes chatitable, — Persanne du: monds,. rĂ©pondit-slle,.mais ja 
ressens continuellament.ce mouvement dans.mon coeur, ek.je vous ie 
dis.» Ce désir avait frappé saiat.Frangeis de Sales,; il n'avait parlé 
de son.deasein a.persenne encore qu’a madame.de Chantal; il.lyi can 
fia aussi la proppsition. qu'il venait.de.recevoir, ajoutant qu'il y avait, 
trouvé beanceup de consolation. Anna revant, .4 ce qu'il, parait, plur 
sieurs fois sur ce voeu; car, dans un.autre hillet.de saint. Frangois, 
on voit quelle lui. demandait sauwent quand devait venir Madame. 
En fondant son, Institul,, saint .Frangois.de Sales await ex..pour. but 
d'ouvrir des, naaisons..religieuses aux, vauves et aux. filles.de, patite 
complexion.et de, bon désir,.et quand on lui, faisait des représentations 
sur l'état de débilité des personnes qu'il recevait.& son monaslaére, ib 
répondait. en.souriant qu'il élait. pour. les.infixmes)!. ILnayait pas eu 
d’abord Vintention de-clottrer ses filles. il voulait les appliquer A 
tontes sortes de services de, charitĂ© en faveur.des malades.. DĂ©s l’ori« 
gine, au. monastĂ©re d’Annercy,. ce. ministĂ©re, charitable. ful surtout, 
confiĂ© 4 la honne Anne Coste; elle.s’en aaquitta avec tant de joia 
que madame de Chantal lui reprochait de. trop aimer.a.se trouver am 
milieu des pauvres. Les dimanches et jouns.de fle. elle les réunis- 
sait 4 la porte du.monastére,. les instruisait des commandements de 
Dien et de |’Eglise, lear apprenait leur pridre, la manidre de.se conr 
fesser, et ne leur donnait, point d’aundĂ©ne qy'ils n’eussent retann au, 
moins quelque instruction pour leur salut,. La plus souvent ella 
cherchait 4 leur faire gagner celles. qu'elle était. chargée de distrir _ 
hner, prĂ©tendant.que c’était.alors faire une double. misĂ©ricorde. Ea 
assurait que la, plupart des pauvnes, sous. prétexte de mandicilé,, 
mĂ©nent une vie. faindĂ©ante, libentine. at vagabonde, n’ayant pi curd, Di 
paroisse,.se@ tenant doujours aux portes des Ă©glises.et.pe,sachant pas 
mĂ©me prier. Dieu : elle disait.qp’il n'y avait ppint.da personnes plus, 
nab instruites ni :plus ignorantes.de la doctrine, chréticnns,. ot. Gam 
poor leur rendre la..charité entiéna,, il fallait aurtout. deur easeigner, 


242 LES PREMIERES MERES 


les devoirs du bon chrétien, et ne réclamer leur travail que pour 
trouver l’occasion de Jes instruire de leur salut. 

Elle ne craignait pas de donner ses avis 4 saint Francois de 
Sales sur ce qu’il Ă©tait opportun de faire Ace sujet. « Monseigneur, 
dans tous vos discours, lui disait-elle entre autres choses, vous 
exhortez avec un grand zéle a faire Ja charité, je voudrais bien aussi 
qu’il piit 4 votre charitĂ© d’enseigner comme il faut la recevoir chrĂ©- 
tiennement, parce qu’en vĂ©ritĂ© si les riches ont besoin d’étre excitĂ©s 
4 faire la charitĂ©, je crois que Jes pauvres n’ont pas moins de nĂ©ces- 
sitĂ© d’étre instruits des motifs qu’ils doivent avoir en la recevant ; Ja 
plupart la prennent comme les bétes, sans réfléchir a la miséricorde 
de Dieu, qui en est le principal distributeur. Le saint profita des avis 
de cette bonne fille, et entra dans ses intentions en préchant désor- 
mais sur les mauvais et les bons pauvres. : 

- Lorsqu’au mois de novembre 1622, saint Francois de Sales partit 
pour Ja France, la bonne Anne-Jacqueline alla se mettre a genoux de- 
vant lui et demander sa bénédiction ; elle pleurait 4 chaudes larmes, 
et le saint la voyant si Ă©plorĂ©e Jui dit : « Ma fille, j’ai fait bien d’autres 
voyages , je ne vous al point vu pleurer a |’heure de mon deĂ©part. 
— Eh! rĂ©pondit-elle, le coeur me dit que ce voyage sera le dernier, 
et que nous ne nous reverrons plus. — Ma fille, reprit en souriant 
doucement le saint fondateur, le coeur me dit que, si je ne reviens 
pas, nous nous reverrons plus tét que vous ne pensez : tenez-vous 
en paix proche de Notre-Seigneur, priez-le souvent pour moi, et en- 
voyez-moi tous les jours votre bon ange. » 
It lui donna ensuile sa bénédiction et une image de la sainte Vierge. 
Anne ne se trouva point consolée par ces paroles, et elle pleura 
son pére dés ce moment comme s'il fit mort. Le jour des Saints-In- 
nocents, au moment ot Je serviteur de Dieu expirait & Lyon, la 
bonne fille priait pour lui et suppliait son bon ange de I’aller visiter 
de sa part, et de lui rendre toutes sortes de bons offices. Elle vit 
tout a coup une grande clarté, et entendit une voix qu'elle regarda 
comme celle de l’ange gardien de son vĂ©nĂ©rable pĂ©re, qui disait : 
«Nous emmenons |’Ame de ton pĂ©re; loue Dieu. » Au mĂ©me moment, 
madame de Chantal recevait & Grenoble une pareille communication, 
mais elle n’en pĂ©nĂ©trait pas le sens. Anne Coste le saisit clairement; 
elle annonca 4 la Mére Favre, sa supérieure, la mort du saint prélat, 
dont la nouvelle ne parvint 4 Annecy que le lendemain. Au miliea 


DE LA VISITATION. 213 


des vifs ressentiments de cette perte immense, la bonne touriére 
supporta sa douleur avec beaucoup de générosité et de constance, 
restant dans les termes d’une juste modĂ©ration, et se soumettant 
humblement a la volontĂ© de Dieu; mais toutes les fois qu’elle regar- 
dait une des premiĂ©res MĂ©res de |’Institut, quelqu’un de Ja famille 
du saint fondateur, ou simplement une des personnes qu’il dirigeait, 
les larmes lui venatent aux yeux, et on edt dit que son pauvre cceur 
allait se fondre de douleur. Quand la MĂ©re de Chantal revint 4 An- 
necy, son entrée parmi ses filles ne fut pas, comme autrefois, en al- 
légresse et jubilation : ne pouvant parler a sa chére troupe tout en 
larmes, Ja digne Mére Ja conduisit faire un peu de priéres devant le 
Saint-Sacrement. Dans les premiers moments de cette vive douleur, 
Anne s’appliqua surtout 4 consoler la sainte MĂ©re, l’entretenant en 
simplicitĂ© de la perte immense qu’elles avaient faite, de la sou- 
mission et de ja rĂ©signation a la volontĂ© de Dieu, ‘et on disait a la 
Visitation que cette bonne Sceur avait semblé'destinée de Dieu pour 
fortifier le cceur de Ja trés-digne Mére dans cette épreuve. 

‘Comme saint Francois de Sales l’avait prĂ©dit, Anne Coste ne tarda 
pas 4 le rejoindre ; elle mourut six mois aprés le saint fondateur dans 
les souffrances les plus vives, pleine d’humilitĂ© et de confusion de 
tous les soins que les MĂ©res s’empressaient de lui porter. La MĂ©re de 
Chantal ne la quitta point durant sa maladie. Celle-ci demanda qu’a- 
prĂ©s sa mort on lui mit sur le cceur |’image de la sainte Vierge que 
son charitable pére lui avait donnée en lui disa:t adieu. Elle ne ces- 
sait d’invoquer le bon ange de ce charitable pĂ©re, et elle mourut en 
prononcant les noms de JĂ©sus et de Marie; elle avait soixante-trois 
ans. . 

Nous nous sommes Ă©tendus sur les vertus d’Anne-Jacqueline 
Coste, non-seulement a cause des liens si intimes et si Ă©difiants qui 
unirent cette pauvre fille au saint é6véque de Genéve, mais aussi pour 
faire ‘connaitre tout ce qu’il y avait de gĂ©nĂ©reux et de grand dans le 
petit monastĂ©re d’Annecy, le 6 juin 1614. On avait pourvu a tout ce 
qui devait en régler la vie spirituelle ; on avait oublié le temporel. ° 
Le saint fondateur ne s’en Ă©tait point mis en peine, et les filles n’y 
avaient pas méme songé, si bien que le lendemain de la fondation, 
il n’y avait absolument rien au monastĂ©re pour diner. La bonne 
Anne JacquĂ©line, un peu inquiĂ©te, alla s’enquĂ©rir auprĂ©s de madame 
de Chantal de ce qu'il faudrait faire pour pourvoir a cette nécessité ; 


4 / LES PREMIERES MERES 


la bonne MĂ©re rĂ©pondit qu’ il fallait se confier a la Providence. En effet, 
la charité envoya bientét les provisions indispensables & ces premiers 
joura; et Aone se trouva bien confuse, car elle ne s’en Ă©tait pas rap- 
nortĂ©e. entigrement d.la parole deja digge MĂ©re, et elle s’était vaine- 
ment.iaquiétée pour, procurer ce qui lui paraissait tout a fait urgent. 

Ces commencements. de la. Visitation ont donc été ainsi tout & fait 
pauvres.et, petits; les Mares, l'une aprés l'autre, allaient garder dans 
l’encles la vache.qui nourrissait la communautĂ©. Elles s’appliquaieat 
aussi.a tous-les bas offices de la maison, et Anne, dams ces derniers 
jours, se vantait.d’avoir appsis. la. MĂ©re de Chantal et & ses compa- 
gnes.a essuyer:les Ă©cuelles, ce..& quoi jusqu’alors elles n’avaient pas. 
entendu. grand'chose. 

D’autres Ames, d'un mĂ©rite.exquis, avaient.Ă©tĂ© disposĂ©es par saint 
Fraacois de Sales pour. prendre part.a toutes les joies des premiers 
commencements., maia eo restant unies dintention aux pieuses 
novices aa milieu desquelles leur place était marquée, elles furent 
retenues quelque temps.encone daas Jle.monde.par des circonstances 
imprévues. La Mare Marie-Péronne de Chatel ne put entrer au mo- 
Dasiére gue sik. semaines aprés l'installation des trois premiéres 
MĂ©res, et la. MĂ©re Marie-AimĂ©e de .Blonay n’y. vint qy’au bout de 
dix~huit mois. 

La MĂ©re PĂ©ronne Ă©tait, pour ainsi dire, la. joie de la Visitation ; 
c’élait un :esprit.gai,; doux, libre, ouvert, jamais, dĂ©couragĂ© et tou- 
jours en haleine.. Pleine.d’ imagination. et de vivacitĂ©, elle se.pjaisait 
4 composer de.saints.cantiques, que ses. compagnes chantaient avec 
elle dans leurs rĂ©erĂ©ations. Eile Ă©tait de Sayoie,-d’une bonne maison.; 
sa mére, Marie-Jacqueline de Bonivard, qui se rangea sous la con- 
duite d6,.son,. aimable.fille et. ppit le-voile & quatre-vingt-quinze 
ans, possédait,.ce semble, toutes les qualiiés charmantes et solides. 
qui finest tant.aimer des religieuses de la Visiation la MĂ©re Marie- 

PĂ©rosae. La viede madame du Chalel contient des Jeggns qu'il 9a 
Serax. pent dire pas inutile de prĂ©senter aujourd’hui pour monirer 
? Ă©nergie que les.ceeurs, nourris.de.l'enseignement de I’Eglise, peu- 
vent .montrer dans les moments. critiques. Les affaires de sa maison 
n‘avaient,pasprospĂ©rĂ©. pendant les. guerres de la Savoie: un jgur lefen 
prit.cheg elle dans une.couverture de chauthe, on vint lui-en donner 
avis, Se.prasterpant aussildt, ceite.pieuse femme s'écria : « Mon Dieu! 
qui. avez.O16.la vertu de broiler. au feu. de lafournaise de Babyjons,.08 





- ‘DE CA VISITATION. ‘45 
permettez pas que cet incendie consnme le peu qui reste’ votre der- 
vante.» Ete prononÂąa cette priĂ©re d’une foi si vive et si ardente, que 
sans se mettre en peine des secours humains, elle se crut exaucée, et 
le feu s’arrĂ©ta, en effet, au milieu d’un couvert de paille. Nous verrons 
que la chére Péronne-Maris avait' hérité quelque chose de eette con- 
fiance. Pendant ces guerres de Savoie, au milteu des:'ravages des ar- 
mĂ©es espagnole et ‘francaise, madame de Chatel (son ‘var? 'suivait 
‘Yes armĂ©es), tottte seule avec ses‘ filles dans une matson oaverte, 
était be soutien et le refuge de toute la contrée ; les paysans venaient 
s’abriler chez elfe‘au moment du passage des” troupes, et ils dĂ©po- 
saient leurs biens dans’ ses granges Ă©t ses greniers. Elle mettait toat 
sous la garde de la ‘Providence, et au milieu des phys grands dĂ©sas- 
‘Ares, son espĂ©ranee ne fut jamais dĂ©cue. “A force de prĂ©sence d’es- 

prit et de courage, ele parviat '& protéger' tous les intéréts qui lui 
‘furent confiĂ©s, et: & les arrather:a ‘la'furear des sotdats. Quand la 
prĂ©sence d’esprit et le courage Ă©taient ‘inutiles, elle-avait: recours‘a 
Ja priĂ©re. Du biĂ©, que les paysans avaient ‘dĂ©posĂ© chez elfe, fut dĂ©- 
robé la nuit : ces pauvres gens se désolatent ; matlame de Chatet les 
réprimande de Jeur peu de confiance, et prenant plusieurs femmes 
“du village & jeun, pieds nus, par les: chemins de'Savoie, Ă©ile s’en 
‘va, „plus d’une lieve de chez He, a un cĂ©lĂ©bre pĂ©terinage. En route, 
on rencontre un passage: tout couvert d’éeorces de chataignes; les 
bonnes femmes qui marchaient tes premiĂ©res en silence s’arrĂ©tent, 
he sachant ot passer. Madame de CRatel n’hĂ©sita pas'Ă© leur donrer 
Fexemple, et elle s’avanca tout au‘travers de ce chemin â€˜Ă©pineux. 
Elles firent leur dĂ©votion 4 ‘'Notre-Dame-de-Mians.' Aa retour, le biĂ© 
fut retrouvĂ© dans mye maison du voisinage ou tes voleurs l’avaiert 
eaché dans une cave. 

Lg cavalerie espagnole Ă©tant dens ces quertiers, des eoureurs se 
prĂ©sentĂ©rent aux portes dela’ maison ; hes: paysans remplissaient la 
cour et se croyaient perdus : «Ne eraigney rien, ‘ily ne yous feront pas 
de mal, dit madame de Chatel, j’atewe sauve-garde dans la grange. -n 
En effet,.les ennemis s'en retournérent- sans avoir fait aucune vio- 
lence. On ata a la grange, et la gardienae-Ă©tait une pauvre vieiile 
femme travaillĂ©e de dyssenterie, dont personne n’osait s'approcher, 
Sinon be charitable dame qui 1a soignait de ses ‘mains. 

Elle proftta de ce temps de calamités publiques pour'angmenter ses 
GharitĂ©s, instruisant les femmes et les filles‘de lear retigion et les 


246 LES PREMIERES MERES 


interrogeant sur le catéchisme; elle multipliait.aussi ses aum6nes, 
el comme au temps de ces guerres et pendant la famine on lui re- 
prochait de trop donner, elle répondait : a Laissez, celui 4 qui je 
donne est plus riche que tous les rois de la terre. C’est a lui de loger 
mes enfants, et je suis assurĂ©e qu’il n’y manquera pas. » 

La mére Péronne-Marie de Chatel avait, avons-nous dit, hérité de 
qjuelque chose de ce caractére maternel, confiant et résolu. Toute 
petite, elle se tenait-ordinairement dans son berceau les mains jointes 
et Jes yeux élevés au ciel comme une petite suppliante. Sa mére, 
la voyant ainsi, la considérait avec respect : « Voyez ma petite 
cadette, disait-elle, elle sera la plus grande de toutes. » Cette bonne 
mĂ©re ne pouvait s’empĂ©cher de croire que cette chĂ©re PĂ©ronne ne 
fit quelque chose de rare en effet. Plus tard, comme cette chére fille 
s’élant laissĂ© engager quelque peu aux vanitĂ©s du siĂ©cle et aux atta- 
chements du monde, voyait avec peine que. pour assortir une de ses 
sceurs qui allait se marier, la mére se dépouillait considérablement 
de meubles et de linge, madame de Chatel lui disait : « Ne te fache 
point, ma fille; confie-toi en Dieu, il ne manque rien a la maison 
qu'il te destine. » 

Cette bonne disposition de ses parents n’empĂ©cha pas PĂ©ronne- 
Marie d’avoir, comme les MĂ©res Favre et Charlotte de BrĂ©chard, & 
mériter et obtenir la gloire de la vocation religieuse. La mort de son 
pére en fut la premiére occasion, et la Mére de Changy pense que 
Dieu récompensa par celte faveur le dévouement avec lequel cette 
pieuse fille remplit tous ses devoirs en cette douloureuse circonstance. 
Une de ses sceurs alnées, qui entra parmi les religieuses de Sainte- 
Claire, l'engagea au milieu des fatigues et des tristesses de cette 
derniĂ©re maladie a se mettre sous la conduite d’un PĂ©re jĂ©suite, qui 
connut tout soudain les grands dons que Dieu avait faits 4 cette me. Il 
la mena doucement dans Jes. voies de la vie intérieure. Le premier 
sacrifice qu'elle offrit & Dieu fut le détachement de la lecture des 
romans: ces livres frivoles charmaient et séduisaient sa jeune et 
vive imagination ; elle eut beaucoup de peine 4 s’en sevrer complĂ©- 
tement. Dieu bĂ©nit !|’énergie de ses efforts et les rĂ©compensa par une 
premiére inspiration du désir de la vie religieuse. Toutefois, aprés 
la mort de son pére sa mére, étant retournée habiter la cam- 
pagne, Péronne-Marie, privée des conseils de son habile directeur, 
Se trouva insensiblement attirée dans les divertissements des com- 





DE LA VISITATION. 217 


pagnies et tous les autres engagements du monde, que !’on colore si 
facilement du prétexte de bienséance et de civilité. Ces distractions 
ralentirent sa premiĂ©re ferveur, son dĂ©goft des exercices pieux s’ac- 
croissant insensiblement, il lui sembla que le Saint-Esprit s’était revirĂ© 
de son ame et qu'elle n’y retrouvait plus le dĂ©sir d’étre religieuse. 
Elle Ă©tait confuse de ce changement, et souvent, en rentrant en elle- 
méme, elle pleurait 4 chaudes larmes, se répétant avec force : Il n'y 
ade salut pour toi que daffs un cloftre! Les faiblesses de la nature 
n’étaient toutefois pas vaincues et elle flottait entre l’espĂ©rance et la 
crainte. Elle passa plusieurs années dans ces angoisses, et avait plus 
de vingt ans dĂ©ja lorsqu’une de ses parentes, s’en allant en Alle— 
magne, ol son mari Ă©tait ambassadeur du duc de Savoie, demanda 
a’ emmener avec elle PĂ©ronne-Marie. Les relations de famille ne 
pe: mettaient pas de refuser cette demande, et Dieu se servit de cette 
circonstance pour briser les liens qui retenaient cette pieuse fille 
au monde, Le résultat contraire eft été attendu par la logique 
humaine. Séparée des compagnies ot elle était habituée, Péronne 
commenca 4 mener une vie assez ennuyeuse en Allemagne, dont elle 
ignorait la langue et ow elle ne pouvait avoir d’autre sociĂ©lĂ© que celle 
des gens du logis. Elle se retourna vers Dieu, dont le commerce est 
toujours suave et doux, et le suppliait de diriger ses inclinations 
vers la vie religieuse : elle s’appliquait aux pratiques de dĂ©votion et 
fortifiait son coeur en se confiant a la sainte Vierge. 

Elle avait besoin de force, car sa vocation allait Ă©prouver un nou- 
vel assaut. Il y avait 4 la suite de |’ambassadeur un jeune gentil- 
homme de bonne maison, douĂ© de toutes les qualitĂ©s des gens d’hon- 
neur. Il avait esprit vif, sage, aimable, et il ne demeura pas 
longtemps sans remarquer le mérite de !a conduite réservée et mo- 
deste de Péronne, avec laquelle il avait certaines conformités de 
caractére. De son cété, Péronne soupconna bien la recherche de ce 
jeune homme; i] n'y avait | rien que d’honorable et elle y trouva 
aussi une douceur secrĂ©te. Mais sit6t qu’elle reconnut que son coeur 
Ă©lait touchĂ© de quelque complaisance, elle s’arma de courage et 
combattit résolument cette inclination. Autant que la bienséance 
pouvait le permettre, elle fuyait la conversation et méme la ren- 
contre de ce gentilhomme. Elle mit une bride & ses yeux, &sa bou- 
che, & ses oreilles. N’étant pas assez forte toute seule pour anĂ©antir 
cette affection naissante, elle s’appliqua a l’oraison, et pour rendre 





288. LES PREMUBES MERES 


sa pridre plus forte, elle eut recours.A Ja sainle. Vierge : « Hélas! lui 
disait-elle, si.je, vous: fais des dĂ©votions, ce n’est pas pour vous 
demander des honneurs, des richesses .et des plaisirs, ce n’est que 
pour obtenir votre seul et unique Fils pour mon seul et unique époux !» 
Le. rĂ©sultat de catte. lutte et de ses priĂ©res: fut gu’elle entra 

plus: Ă©nergiquement dans la voie des retranchements. Elle lisait 
Grenade et conformait.sa conduite. a-ses avis; elle renonca a la 
danse, qu'elle ayait aimée passionnéments et oli elle excellait ; elle 
quitta l'étude de la musique; qui lui élait non moins agréable et 
qu'elle, craignait de trouver trop affaiblissante; elle s’appliqua a 
toutes: ces petites mortifications que recherchent les Ames Louchées 
de j’amour divin; sa refusant de goiter ou mĂ©me de regarder les 
fruits des jardins ouelle se promenait ef d’en. respirer les fleurs, et 
par ces sacrifices de.toysles moments, elle apprenait a triompher de 
son coeur. et y, iastallait JĂ©sus-Christ. comme unique maitre et sou- 
verain. 

Elle considĂ©rait la. dignitĂ©.de ce titre, d’épouse du Seigneur et 
semtait.renouveler son ardeur pour en obtenir Ja gloire. Trouvant . 
ses mortifications insuffisantes et ses priéres trop faibles, ele y ajou- 
tait toutes les.aumdnes que lui permeltaient ses. petits moyens de 
- fille , faisant: ainsi, demander .& Dieu. pan les mains et la bouche des 
pauvres la: graca qu'elle. désirait.. recevoir. Elle ne laissait pas du 
reste de la demander elle-méme, et. elle faisait 4 Dieu. toutes sortes 
- de petits discours.en distribuant ses aumdnes. Quelquefuis elle den- 
naité ceux.qui ne lui.avaient res demandé : « Mon.Dieu, disait-elle, 
vous voyez..que:.j’ai. fait I'aumĂ©ne A.ce pauvyre, quoiqu’il ne me 
ait pas.demandĂ©e; pour.lJ’amour de .vous.j'ai-prĂ©venu.san dĂ©sir ; 
j'ai eu: pitiĂ© de-lui parce que j’ai vu sa nĂ©cessiĂ©; vous Ă©tes bien 
plus clairvoyant, plus riche, plus puissant et meilleur que moi; vous 
Ă©tes tout bon, jq-suis toute mauvaise ; vous avez promis,. non-seu- 
lement d’écouler nos. priĂ©res,. mais de prĂ©venir nos dĂ©sirs; pourquoi 
voyaat mon. .indigence, et mes. larmes et depuis si longtemps Ă©cou- 
tant mes pri¹res, na m'accordez-vous pas cetie grande auméne de ja 
parfaite, vecation.a.la vieireligieuse que je vous demande? » 

Bile Ă©tait industrieuse A tirer parti de toutes les circanstances, et 
quand: olJe-avait Jaissé am: pawvre.lui.demander plusieurs fois ja cha- 
ris, elle retournait. eneone a: Dieu : « Vous. voyez que je n'ai pas le. 
coma. doulr plus longtemps -les.clameurs.de celle pauvre créature 





DE LA VISTTATION. 210 


sans lui donner le peu que vous avez mis en ma puiseance; que vou- 
lez-vous donc que je pense de votre bonté, qui me laisse si long- 
temps crier & la porte, demandant la parfatte grace de la vocation 
religieuse, sans qu'il vous ait pla encore de m’accorder cette riche 
aumĂ©ne et d’imprimer dans mon cceur Je sentiment d’une sainte 
confiance ? » : 

Cette confiance cependant ne lui manquait pas, et elle se mon- 
trait sur ce point digne Mile de sa mére. Dans la simplicité et la 
libertĂ© de son cceur, en formulant ces plaintes, elle s’exprimait ainsi 
avec véhémence : « Aprés tout, ne croyez pas que vos rebuts me 
dĂ©couragent ; je sais qu’une CananĂ©enne vous fiĂ©chit & force de se ren- 
dre importune : je le serai plus qu'elle; je m’obstinerai & vous suivre, 
et je crierai aprĂ©s vous encore plus opiniatrement qu’elle n’a fait. Ne 
croyez pas que je me lasse ; je persévérerai ajediner tous les samedis, 
a faire autant d’aumdĂ©nes que je pourrai, je ferai retentir mes cris et 
mes plaintes si haut que vous ne pourrez plus différer de les oufr, et 
il faudra que votre bontĂ©, pour se dĂ©faire de moi, m’accorde |’au- 
mdne que je demande! » 

Quand elle allait prendre dans sa cassette un teston ou' un ducaton 
pour le distribuer en menue monnaie aux pauvres, elle ne manquait 
pas de parler encore’ Dieu : « Vous voyez, disait-elle, je veux encore 
vous donner ceci pour acheter mon entrée dans uncloftre. Vous avez 
dit qu’un verre d’eau suffit pour acheter le ciel ; ce que je veux vous 
donner vaut mieux que mille verres d'eau. Est-il possible que le 
séjour dans un cloitre soit venda plus chérement que celui de votre 
Paradis? » 

It s’en fallait de peu qu’elle ne se scandalisat tout 4 fait, mais elle - 
reprenat en se plaignant doucement et amoureusement : « Je sais 
bien que ce que je vous offre est peu de chose, mais prenez moins 
garde & la valeur da don qu’aux sentiments du ceeur qui vous le fait. 
Vous voyez bien que je ne prétends pas acheter ma vocation au prix, 
de l’argent; vous ne le demandez pas, et vous nous avez invitĂ© @ 
acheter votre saint amour sans or ni argent. Je veux seulement vous 
offrir ce petit plaisir dont je me prive afin de vous suivre. Avec ce 
ducaton , je pourrdis acheter quelque ajustement, quelque petite 
parure de fitle qui me donnerait de la complaisance et qui me ferait 
peut-Ă©tre oonsidĂ©rer et brilfer dans les compagnies; j’y renonce de 
tout. mon cceur et je vous offre ce -petit retranchement’en sacrifice 





220 LES PREMIERES MERES 


pour Ă©tre le gage de celui que j’ai dessein de vous fairade moi-mĂ©me !» 

Toutes ces paroles, ces allures, cette maniére de traiter avec Dieu 
peuvent sembler Ă©tranges; lear simplicitĂ© Ă©tonne, et l’esprit de nos 
jours ne comprend pas cette familiarité avec le Seigneur ; les his- 
toires des saints en offrent cependant plus d’un exemple : la mĂ©re 
Péronne-Marie ne calculait pas ses discours ; uniquement préoccupée 
de sa vocation, elle se laissait aller sans résistance 4 la fougue de 
ses dĂ©sirs. Etant allĂ©e avec l’ambassadrice & Notre-Dame des Er- 
mites, elle fit une dévote priére a la sainte Vierge, lui demandant 
instamment son intercession pour obtenir la grace qui lui paraissait 
si précieuse, et tirant de son doigt une bague fort riche que sa mére 
lui avait donnée, elle la jeta dans le tronc, tout en faisant dans son 
innocence ordinaire le discours suivant: « Glorieuse Vierge, c'est la 
coutume des amants de donner des bagues 4 celles qu’ils aiment, et 
les maris en donnent a Jeurs épouses aux cérémonies de leurs noces ; 
puisque votre cher fils, que j’ai choisi pour amant, ne me fait point 
)’honneur de m’en offrir, je vous en offre une pour lui prĂ©senter en 
mon nom. Je sais que les filles bien nĂ©es n’en doivent recevoir qu’en 
prĂ©sence de leur mĂ©re et que votre fils n’en peut agrĂ©er que de votre 
main; c’est pour ce motif que je la prĂ©sente 4 votre bontĂ©, En lui 
donnant cette bague, je lui donne mon coeur. De quelque rigueur 
qu'il me traite, je veux Ă©tre a lui; et comme cette bague ne doit 
jamais retourner entre mes mains, mais étre employée en son hon- 
neur et au vdĂ©tre, sans qu’il me reste droit 4 l’avenir de m’y op- 
poser ni faire la moindre résistance , faites que mon cceur ne revienne 
jamais en mon pouvoir, qu'il soit employé a votre service selon votre 
sainte volontĂ©, Je veux Ă©tre religieuse et |’épouse de votre fils ; pour 
témoigner mon empressement j'offre moi-méme la bague pour étre 
fiancĂ©e avec Jui : je lui prĂ©sente celle des promesses, j’espĂ©re qu'il 
me donnera celle des noces le jour de ma profession ; je vous prie 
de ne me plus faire languir, mais, s'il vous plait, que ce soit dans wn 
"ap au plus tard? » 

Ces petites allocutions, ces apostrophes nalves, ces sommations 
confiantes ne paraissaient pas déplaire a la divine majesté. Péronne- 
Marie recevait chaque jour des graces plus abondantes ; elle s’appli- 
quait avec une plus grande Ă©nergie a se rendre digne du titre d’épouse 
de Jésus-Christ qu'elle ambitionnait si fort et dont elle appréciait de 
plus en plus l’honneur et la dignitĂ©. 

t 


DE LA VISITATION. 224 


L'annĂ©e cepengant Ă©tait prĂ©te de finir et tout en sentant s’affermir 
ses résolutions, la pauvre Péronne ne voyait point comment ni ot 
elle pourrait les mettre en pratique. Elle ne laissait pas d’espĂ©rer, 
et a.son retour d’Allemagne elle n’hĂ©sita pas 4 dĂ©clarer son dessein 
a sa famille. Sa pieuse mĂ©re ne voulait pas y mettre d’obstacle; 
toutefois sa vieillesse Ă©tait pour PĂ©ronne-Marie une cause d’atten- 
drissement et de combat. Comme la Mére Favre, aprés avoir héroi- 
quement fait 4 Dieu le sacrifice de son cceur et de toutes ses affec- 
tions, elle trouva quelque peine, ase dépouiller des ornements et 
des parures du monde : quand ses petites niéces vinrent lui de- 
mander de leur partager ses ajustements de fille, elle ne laissa pas 
de sentir qu’elle avait encore de l’attache 4 ces vanitĂ©s. Elie se 
tournait alors, selon son habitude, vers Dieu : « Recevez, mon Dieu, 
disait-elle, ces petits dépouillements ; je vous les offre comme des 
gages du dĂ©sir que j’ai de me dĂ©vĂ©tir entiÂąrement du vieil homme 
pour obtenir la grace de me revétir du nouveau. » 

Elle avait désiré entrer dans un couvent de Sainte-Claire, et sa fai- 
blesse de complexion ]’en avait empĂ©chĂ©. Dans cette incertitude et 
cette angoisse, elle ne pouvait avoir de recours qu’a Dieu, et elle 
le suppliait 4 sa maniére accoutumée, avec une confiance libre et 
naive. Le jour de Noél elle Jui disait donc: « Vous voyez, mon Dieu, 
mes travaux et ma faiblesse; permettez-moi, s'il vous plait, de vous 
dire qu’il faut , dans la Pentecdte prochaine, que vous me montriez 
le lien ob vous désirez que je me consacre a votre service. Autre- 
ment, si vous ne me faites pas connaitre le lieu que vous avez Ă©lu 
pour moi, je serai contrainte d’entrer dans une religion mitigĂ©e. » 

Elle voulut rĂ©solument attendre le terme qu’elle avait ainsi fixĂ© & 
Dieu, et elle refusa des propositions qui lui furent faites d’entrer dans 
une de ces religions mitigĂ©es. On appelait ainsi un monastĂ©re n’ob- 
servant plus la discipline de la RĂ©gle primitive. Toutefois, il ne faut 
pas les juger tous sur |’exemplaire o& nous avons vu qu’avait Ă©tĂ© 
placée la Mére Charlotte de Bréchard dans sa jeunesse. II y avait, en 
effet, dans ces monastĂ©res qui par l’adoucissement de la rĂ©gle 
avaient quitté la voie de la perfection, il y avait encore des mérites 
et des vertus qu’on ne peut pas nier. 

Marie-Péronne se sentait néanmoins appelée ailleurs, et elle se 
tenait dans une confiance si ferme et si tranquille, que, regardant le 
Soleil, elle disaitsans hĂ©siter : «Mon Dieu, yous avez promis que l’espĂ©- 


6 


#22 LES PREMIERES' MERSS ‘DE LA VISITATION. 
rance du. chrĂ©tien ve serait pas: confondue. ’A’ cawsel@e ta ‘confiance 
qa'il vous.a pla de‘me donner, je crois‘que' vous arrĂ©teriez te soleil 
platĂ©t que de ne pas m’assister ‘dans ‘le ‘temps fixĂ©. » 

On Ă©tait dĂ©jaarrrvĂ© 4 fa veille de cette fete de‘la Pentecdte et |’es- 
pĂ©rance de PĂ©ronne-Marie ne's’étonnait point. Madame de Chantal et 
lee MĂ©res Favre et de BrĂ©chard seprĂ©paraient a s’enfermer te jour dela 
Trinité. Péronne-Marie avait vagnement entendu parler de jeur projet 
sans’y avoir arrĂ©tĂ© son esprit. La baronne ‘de Villette, une des filles 
Ge samt Francors de Sates, allant te consuiter, emmrena sans dessein 
ninĂ©cessitĂ© PĂ©romnre-Marie avec elle. Elies‘se trouvĂ©rent au logis du 
prélatia-veillede la Pentecdte, au moment niéme oir arrivait madame 
de Chantal, revenant de conduire sa fille, ja baronne de Thorens, dans 
sen menage. Sit6t: que PĂ©ronne-Marie vit la sainte fondatrice, elle 
gentit son eceur‘tout’embrasĂ© et se retournant vers Dieu : w VĂ©rita- 
Mienvent, mon Dieu, dit-elle, je crois que vous voulez a cette 
heure tenir parole 4 votre indigne servante, et que précisément au 
terme convenu vous me faites voir le lieu ot vous me ‘voulez. » 
Flus elle s’arrĂ©tait sur cette pensĂ©e, plus elle observait ]’extĂ©rieur 
doux et modeste de la trés-digne Mtre, et plus elle se sentait con- 
firmĂ©e dans son dĂ©sir. Elle en parla a saint Francois qui n’hĂ©sita pas 
a ‘lui accorder la place qu’elle demandait dans la petite congrĂ©gation. 
File se fut volontiers enfermée avec ses nouvelles compagnes le 
dimanche suivant, fĂ©te de la Sainte-TrmitĂ©, mais etle se‘ crut obligĂ©e 
daller prendre congé de sa mére et de ses sceurs. Une maiadie la 
retint prĂ©s d’elles pendant six semaines, et le 26 juillet seule- 
ment, elle recut de madame de Chantal I'habit dé novice de I'la- 
Stitut de la Visitation. Elle en fut la‘cinqaiĂ©me religieuse : la Sceur 
Claudine-Francoise Roger l’avait prĂ©cĂ©dĂ©e de quelques jours. 


LĂ©on AUBIREAt. 


(La fin a un prochain numéro.) 








DE LTONNEUE.. 


smare 4 t 


III 


a 


LES HONNEURS. 


L’orgueil est bien proche parent de la vanitĂ© : tous deux marchent 
d’ordinaire de compagnie. !] est rare que |’homme se contente de 
Vhommage solitaire de sa propre estime, qui devrait suffire 4 son 
orgueil; il veut y joindre, il recherche plus encore les hommages 
d’autrui, qui lui procurent Jes jouissances de la vanitĂ©. De 1a, deux 
mobiles différents, le plus souvent réunis et concourant au méme 
but, mais essentiellement distincts pour la pensĂ©e, et que l’on con- 
fond sans cesse. La langue elle-mĂ©me est a la fois l’indice Ă©clatant 
et la cause permanente de la confusion, puisqu’elle appelle aussi 
du nom d’honneurs les distinctions accidentelles qui ne sont que les. 
signes convenus, |’enseigne plus ou moins sincĂ©re, ]’apparence extĂ©- 
rieure de l’honreur. Montesquieu est tombĂ© pleinement dans cette 
confusion. « La nature de l’honneur, dit-il, est de demander des 
«préférences et des distinctions, » et il revient plusieurs fois sur 
cette pensée, rattachée a sa thése favorite sur le ressort des monar- 
chies. Mais cela est tout simplement la nature humaine, nullement 
celle de I’honneur ou celle des monarchies, et comme Voltaire |’a 
Observé avec raison, «ces préférences, ces distinctions, ces hon- 
«neurs, cet honneur, étaient dans la République Romaine tout au- 
«tant pour le moins que dans les débris de cette République qui. 
« forment aujourd’hui tant. de royaumes. La prĂ©ture, le consulat, les 
« haches, les faisceaux, le triomphe, valaient bien des rubans de 


‘ Voir (e Correspondant, t. XXVIII, ps 687i. 


224 ‘ DE L'HONNEUR. 


« toutes coulurs. » Ce qu’on appelle les honneurs, bien loin dâ€˜Ă©tre 
la nature de l’honneur, m’en semble au contraire la corruption ; le 
stimulant des récompenses et des distinctions va réveiller la pa- 
resse, solliciter la vanité, provoquer les manifestations extérieures 
d’une vie honorable plutĂ©t que la rĂ©alitĂ© mĂ©me; il dĂ©nature la no- 
tion austĂ©re et grandiose de |’honneur, dont le propre est de s’em— 
parer du cceur de I’homme, de l’élever, de le pĂ©nĂ©trer et de lui 
imposer des lois impérieuses, quoique librement acceptées, indé- 
pendantes de toute idée de récompense ou de distinction. Celui-la 
ne serait pas vĂ©ritablement homme d’honneur dont les actions au- 
raient pour mobile unique le dĂ©sir d’obtenir une distinction quel- 
conque. 1] rechercherait bien |’estime d’autrui, mais il ne recher- 
cherait pas sa propre estime. I! préférerait l'apparence & la chose 
elle-méme; tandis que le plus magnifique effort de la volonté sera 
toujours, au contraire, de braver, s'il le faut, opinion méme pour 
rester fidĂ©le a la tradition d’honneur qu’on a regue dans son cceur, et 
4 laquelle on adhére au plus profond de ses entrailles. 

Mais les hommes ne se sont pas jugés capables de se tenir long- 
temps a cette hauteur. Ils ont connu leur faiblesse , ils ont senti le 
besoin de donner & la religivn qu’ils crĂ©aient la double garantie de 
toute religion, le chatiment et la récompense. Le chatiment est cruel; 
c’est I’humiliation, la flĂ©trissure, l'infamie, cet o:tracisme, pire que 
Ja mort, qui repousse a jamais dans son indignité l'homme qui a man- 
quĂ© a l’honneur. Et la rĂ©compense cunsiste prĂ©cisĂ©ment dans ces 
distinctions dont la vanitĂ© est avide, et dont I’appat oblient souvent 
des sacrifices que I’honneur seu! n’obtiendrait pas. Et plus l’hon- 
neur vĂ©rilable s’affaiblit, plus il semble que devieut violente la pas- 
sion des honneurs. C’est quand la chevalerie avait cessĂ© d’exixter 
qu’on a crĂ©Ă©, mu!tipliĂ©, Ă©tendu dĂ©mesurĂ©inent les ordres de cheva- 
lerie. Voyez encore l’exemple de la race noire. La vanitĂ© y est 
excessive et s’allie fort bien a la bassesse des sentiments ; dans cette 
Ă©trange sociĂ©tĂ© d’Haiti, rĂ©publique hier, empire anjourd’ hui, peu 
importe, vous truuverez hien peu d’hommes qui reprĂ©sentent le type 
francais de l’honneur ; mais, en revanche, quelle profusion de dis- 
linc'ions honurifiques, de titres, de décorations, de broderies «t de 
rubans ! L’enipereur Faustin a vraiment appliquĂ©, mais dans uu seus 
détourné, la thése de Montesquieu; il a fait des honneurs, non de 
Phonneur, le ressort de sa monarchie. 


DE L’HONNEUR. . 225 


Les honneurs sont donc une concession a la faiblesse de notre 
nature, contrairement a l’honneur qui, la religion Ă©cartĂ©e, vst son plus / 
grand effort moral, et ceci me conduit a dire quelques mots de la 
conception Ja pius vaste de distinctions honorifiques, de l’institution \ 
de la LĂ©gion d’honneur. Tous les gouvernements qui se sont suc- 
cédé depuis son établissement ont usé et abusé de ce précieux res- 
sort. Aux premiers jours de la RĂ©volution de 1848, il y eut quel- 
ques hésitations, quelques réclamations au nom de la vertu 
rĂ©publicaine, et surtout du principe de |’égalitĂ© ; un des plus naifs 
rĂ©publicains d’alors, M. ClĂ©ment Thomas, se rendit l’écho de ces 
rĂ©clamations, et osa, du haut de la tribune de |’AssembiĂ©e consti- 
tuante, appeler solennellement la dĂ©corativn de la LĂ©gion d’houneur, ~ 
un miserable hochet de la vanué! Ou se souvient encore de I'émo- 
tion universelie produite par cette imprudente parole. Tous les lé- 
gionnaires, tous ceux qui aspirent a le devenir étaient indignés, 
larmée exaspérée comme d'une nouvelle et gratuite insulte. le pays 
tout enuser biessé dans une de ses faible-ses. Le malencontreux ora- 
teur dut expliquer et retirer en partie ses paroles, mais il ne réussit 
pas a altĂ©nuer l’impression qu’ells avaient causĂ©e; ce fut pour lui 
une chute dont il ne se rel-va jamais, et bient6t aprés ses amis poli- 
Uques les plus intimes lui répundaient en prodiguant par milliers des 
décorat{ons nouvelles. 

Je me suis toujours senti une certaine compassion pour celle 
chute profunde d’un des paladins les plus convaincus de la RĂ©pu- 
blique, suivant de si prés une élévation si inaitendue. Philosophi- 
quement, au point de vue du moraliste et de l’ubservateur, \l. ClĂ©- 
ment Thomas avait mille fois raison, et il est impossible de ne pas 
reconnaitre avec lui que les rubans et les plaques ne sont que des 
hochets de la vanité. Mais est-ce que tous les grades de la garde 
bationale sont autre chose? Et ce purilain lui-méme, colonel, puis 
gĂ©nĂ©ral improvisĂ©, quand il revĂ©tait son castume brodĂ© d’or, quand 
il s'appliquait.son chapeau empanaché et ses épauleltes étoilées, 
et qu’il chevauchait par nos rues.au milieu d’un brillant Glat-major, 
distribuant des ordres, passant des revues, entendant les tambours 
battre aux champs, est-ce qu’il n’éprouvait pas une incomparable 
jouissance de vanité? 

il faut Ă©tre plus indulgent pour les faiblesses de I’humanitĂ©, lors- 

T. XxIX. 25 Nov. 1851. 4° ulve. 7 8 


yr) DE LONNEUR. 
qu’elles sont en dĂ©finitive assez inofferisives, qu’elles peuvent mĂ©me 
supptĂ©er un mobile plus nobte, ou ‘tenir lieu de rĂ©compenses plus 
cofiteases, et exciter les honymes 4 Paccomplissement de leurs de- 

voirs sociaux. « C’a Ă©tĂ© une belie invention, dit Montaigne, et recue 
" een la plupart des pofices da monde, d’établir certaines marques 
¹ vaines et sans prix pour en honorer et récompenser la vertu, 
a comme sont les couronnes de laurier, de chéne, de myrte, la 
« forme de certain vĂ©tement, le privilĂ©ge d’aller en coche par la ville, 
«ou de nuit avec flambeau, quelque assiette particuliére aux assem- 
« biĂ©es publiques, la prĂ©rogative d’aucuns surnoms et tres, cer- 
« taines marques aux armoiries, et choses sembiables, de quoi !'u- 
« sage a élé diversement recu selon opinion des nations, et dure 
« encore; nous avons pour notre part, et plusiéurs de nos vorine, 
«les ordres de chevalerie, qut ne sonf Ă©Âątablis qu’a cette fin. C'est, 
« 4 Ja vérité, une bien bunne et profitable coutume de trouver nmoyea 
« de reconnaitre la valeur des hommes rares et excellents, et de 
« les contenter et satisfaire par des paiements qui ne chargent au- 
« cunement le public, et qui ne codtent rien au prince. » Vuild la 
vérité simplement observée, sans enthousiasme et sans puériles dé- 
clamations, mais d'un regard encore bienveillant ; et remarquez que, 
dans son bon sens, Moutaigne n’apercoit, sous ee rappert, aucune 
différence entre la monarchie et la république, entre les coarennes 
de chĂ©ne et le privilĂ©ge d’aller en coche par ta ville. L’homme reste 
homme dans tous les temps et sous tuus les gouvernements. Le 
principe des distinctions demenre le mĂ©me; on n’en change que fa 
forme, « de quoi l’usage a Ă©tĂ© diversement recu selon |’opinion des 
«nations, et dure ericore. » | 

Montaigne ajoute : « Et ce qui a été tonjours connu par expé- 
«rience ancienne, et ce que nous avons aytrefois aussi pu voir entre 
« nous, que les gens de qualité avoient plus de jalousie de telles ré- 
@ compenses que de celles of il y avoit du gain et du profit, cela 
a n’est pas sans raison et grande apparence. Si au prix, quĂ© dot 
a Ă©tre simplement d’honneur, on y mĂ©le d'autres commoditĂ©s et de 
a la richesse, ce mĂ©lange, au lieu d’angmenter |’estimation, }a ra- 
a vale et en retranche, » Cette observation, j’ai regret & le consta- 
ter, n’est guĂ©re applicable 4 notre temps; Montaigne ne fa trouvat 
déja pas appticable au sien, et ne la présentait que comme mn Sou- 
venir d’autrefois. Je le soupcomne de s’étre un peu laissĂ© entrainer 4 


e 





DE L'HONNECR. 22) 


ja tertation commune de giorifier le passé awx dépens du présent. 
De nos jours, assurĂ©ment, quand le profit se joint & I’honneur, cela 
ne gate rien, et l'on mest pas faché de cumoter. Je doute qu'un fau- 
touil & Académie fat plus recherchéd, si f'on supprimait lu pension 
de 1,500 fr. qui en dĂ©pend ; je doute que labolition de l’indemnitĂ© 
de nos représentants ptt augmenter le nombre et l'ambition des 
compétiteurs, et que le soldat attache moins de prix a Ja croix 
qui fui assure une pension, que le bourgeois a qui elie n’apporte 
qu'en honneur stérile. 

La croix! Je n’ai jamais pu entendre prononcer ce mot, dans wn 
pared sens, sans une profende et religieuse Ă©:motien. Par quelle 
prodigteuse révolation morale {instrument dn supplice des esclaves, 
je gibet de l'isfamie est-il deyenu la marque distinctive, le signe 
par excelience de l'honneur! Quel Ă©trange renversement de |’opi- 
mon! On a eu beau s'effurcer de briser cette touchaute tradition 
_ehrétienpe, des Kgislateurs impies ont vainement changé fe signe, 
la langue, imprégnée de Christianisme, a résisté ; elie a conservé le 
pom de croix a i’étoile de l’honneur, rendant ainsi le oo Ă©clatant 
bommepe au sacrifice du Calvaire. 

il est assez curienx de lire avjourd*hui'la premiare loi constitutive 
de ta Légion d'honneur, en date du 29 floréal an KX, et les délibéra- 
tions qui ja prépartrent. On était encore en pleitne République, et 
jes dispositions mémes de la loi représentaient le style et les préoc- 
cupations de PĂ©poque. Ainsi, d’aprĂ©s V’article 6 : « Chaque individu 
« admis dans la Légion jurera sur son honneur de se dévouer ag 
« service de fa République, a.la défense de son gouvernement, de 
« combattre par tous les moyens que la justice, la raison et tes lois 
« autorisent, toute entreprise tendant & rétablir le régime féodal, & 
« reproduire jes titres et qualitĂ©s qui en Ă©taient |’attribut ; enfin de 
« concourir de tout son pouvoir au maintien de fa hbertĂ© et de 1’é- 
« galitĂ©. » €t d’aprĂ©s fart. 1° du titre II, pourrontĂ©tre nommĂ©s mem- 
bres de la Légion « les citoyens qui, par leur savoir, leurs taients, 
alears vertos, ont contribué a stablir ou a défendre les principes 
e de 4a RĂ©publique, ou fait simer et respecter fa justice o# acdmi- 
« mistration publique.» Inanité des serments politiques! C: mbien, 
parmi fes premiers iégionnaires, se souvintert au 16 brumaire, ou 
fors de ta proclamation de I’Empire, ow lors de 1a crĂ©ation des G- 
tres, de ve qn’ils avaient jurĂ© ser Mhonnear? Combien songĂ©rent au 





228 DE L’HONNEUR. 


maintien de l’égalitĂ© et de la libertĂ©? Combien s’inquiĂ©tĂ©rent de 
savoir si Jes titres et qualitĂ©s Ă©taient l’attribut du rĂ©gime fĂ©odal ? 
Il est vrai que la loi leur avait permis a !’avance toutes les restric- 
tions mentales, en ne les obligeant a combattre ces entreprises que 
par tous les moyens que /a raison autorise, ce qui est fort complai- 
sant et commode ; mais que pensez-vous de cette singuliére législa- 
tion qui se subordonne ainsi a la raison de chacun, qui s’amuse a 
dĂ©finir en passant, avec tant d’ignorance, l’attribut du rĂ©gime fĂ©o- 
dal, et finit par confier Ja garde de |’égalitĂ© 4 toute une hiĂ©rarchie 
de privilégiés? 

Une foule de dĂ©crets et de lois ont depuis modifiĂ© l’institution de 
Ja LĂ©gion d’honneur, et l’accroissement-dĂ©mesurĂ© du nombre de ses 
membres a diminué dans la méme proportion son prestige. Cepen- 
dant elle en a encore un trés-précieux pour les gouvernements, qui 
sont bien obligés de compter avec la vanité humaine. On ne peut 
pas satisfaire toutes les ambitions, donner a tous ceux quien de- 
mandent des places, des grades, de !|’avancement; on est trop heu- 
reux d’avoir & distribuer Âą& et 1a des dĂ©corations qui ne codtent 
rien, qui calment pour quelque temps les impatiences, et qui par- 
fois sont acceptées avec reconnaissance comme une récompense suf- 
fisante. Je ne sache rien de plus ridicule qu’un homme qui se vante 
de son honneur pour en solliciter avec importunité le signe, et les 
archives de la Grande-Chancellerie, si elles sont celles de l’honneur 
francais, sont bien aussi celles de la présomption vaniteuse. Peut- 
étre , en les compulsant, un moraliste austére y puiserait plus de 
mĂ©pris que d’estime pour |’humanitĂ©. Mais, je le rĂ©pĂ©te, soyons in- 
dulgents pour des faiblesses trop générales dont-nous. ne sommes 
pas bien sirs d’étre exempts, et, sans craindre de tomber dans le 
chauvinisme, reconnaissons qu'il y a quelque chose de touchant dans 
la modeste ambition du vieux soldat qui se croirait amplement payé 
de toute une vie de dĂ©vouement et de courage s’il voyait briller la 
croix sur sa poitrine. _ 

On se souvient du patissier de Versailles, dont Sterne a raconté 
Yhistoire. Cette histoire est bien peu de chose : un ancien militaire, 
fat-il décoré, qui vendrait aux passants les patisseries que confec- 
tionnerait sa femme, aujourd’hui cela nous semblerait assez vul- 
gaire et ne nous arrĂ©terait pas en voyage. Mais l’émotion du rĂ©cit tient 
au prestige qu’avait alors la croix de Saint-Louis; prestige tel que 





DE L'HONNEUR. 229 


le domestique La Fleur est frappĂ© de stupeur en l’apercevant , que 
son maitre refuse de le croire , qu’il descend de voiture , va inter- 
roger le pauvre chevalier, lui consacre un chapilre de son livre et 
communique son attendrissement au lecteur. « La Fleur revint un 
apeu pale et me dit que c’était un chevalier de Saint-Louis qui 
« vendait des patĂ©s. — C’est impossible, dis je. — La Fleur ne pou- 
avait pas mieux que moi-méme rendre compte du phénoméne; 
a mais il persistait dans son histoire; il avait vu la cruix avec son 
aruban rouge, disait-il, attachée a Ja boutonniére et il avait regardé 
«dans la corbeille et vu les patés que le chevalier vendait, en sorte 
«qu'il ne pouvait pas s’étre mĂ©pris.» Chacun de ces mots est comme 
un coup de pinceau qui rehausse l’éclat de Ja croix et Ja fait res- 
plendir; on comprend alors qu’elle ait Ă©bloui La Fleur jusqu’a le 
faire palir; on comprend |’étonnement, |l’intĂ©rĂ©t, la curiosilĂ© de 
Sterne; on comprend que le roi ait mis fin au petit commerce du 
chevalier en lui assurant une pension ; on comprend surtout, par ces 
traits naifs, la merveilleuse puissance d’une pareille institution, et 
de quel prix peut Ă©tre un simple signe honorifique, jusqu’a ce qu'on 
Yait déprécié en le prodiguant. 

Yen ai dit assez sur le sujet des distinctions honorifiques. J’ai 
voulu Ă©carter une facheuse Ă©quivoque du langage, qui jette sou- 
vent de la confusion dans ]’esprit, en altĂ©rant la notion de l’honneur. 
Tout en reconnaissant I’utilitĂ© politique des rĂ©compenses , en ren- 
dant hommage 4 ce que la passion des hommes pour les honneurs 
a parfois de respectable et de touchant, lorsqu’elle excite aux belles 
actions ou fait taire d’autres passions, j’ai tenu a dire qu'elle n’est 
pas en elle-mĂ©me trĂ©s-pure et qu’elle a sa racine dans la vanitĂ©. Les 
hommes ont su se donner un mobile plus noble et d’un ordre bien 
supĂ©rieur : c’est l’honneur mĂ©me, celui qui fait mĂ©priser la vie et 
qui ferait mĂ©priser les honneurs, si l’on ne pouvait les acquĂ©rir que 
par une bassesse. 


IV 
L’HONNEUR PERSONNELe 


Il y a encore une autre confusion de langage que je demande & 
Ă©claircir avant de m’attacher 4 examiner en lui-mĂ©me le code de 





230 DE L’'3ONNEUR. 


la morale humaine. J’ai dit plus haut que l’honneur, considĂ©rĂ© dans 
lindividu, se confond avec l’estime de soi et l’estime de ses sem- 
blables. I] est la considĂ©ration qu’on acquiert par |’observati on des 
rĂ©gles de l’honneur ; i] est l’ornement, la parure de la vie; ce n’est 
plus une idĂ©e absolue, mais relative 4 la personne; ce n’est plus la 
loi elle-méme, mais le résultat, le but et le prix de la fidélité a la 
loi. Alors le pronom possessif vient s’appliquer au mot dĂ©!ournĂ© de 
son sens abstrait, et chacun peut parler de son honneur comme 
d’une propriĂ©tĂ©. C’en est bien une en effet, et la plus prĂ©cieuse de 
toutes, celle qu’on dĂ©fend avec le soin le plus jaloux, cel'e dont la 
perte rend inconsolable et dont la possession console de la perte des 
autres biens. « Tout est perdu fors |"honneur, » écrivait Frangois I * 
aprés la bataille de Pavie. Je ne discute pas historiquement ce mot, 
je le prends tel que la tradition }’a consacrĂ©, tel que le sertiment na- 
tional I’a rĂ©pĂ©tĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Il indique excellem- 
ment cette merveilleuse puissance d@’opinion qui, au milieu d’un dĂ©- 
sastre inoui, fait que l’homme saisit avec transport son honneur, 
comme Enée emportait & travers les flammes ses dieux pénates, le 
serre contre son coeur, et, supérieur aux événements, se console de 
ta: tes les rigueurs de la fortuue. 

Voyez, au contraire, le dĂ©sespoir qui s’empare de ont quia 
perdu son honneur. L’opinion vengeres>e, implacable le poursuit 
de ses mĂ©pris; il la fuit jusqu’aux extrĂ©mitĂ©s du monde, et trop 
souvent, égaré par sa douleur, i] se réfugie dans le suicide. Car 
la vie dĂ©shonorĂ©e lui est devenue un poids qui I’scrase. L'homme 
d’honneur qui sacrifie sa vie plutĂ©t que de commettre une bassesse 
et le malheureux qui arme sa propre main pour se chatier, tous 
deux vĂ©rifient avec une force Ă©gale |’adage vulgaire que !"honneur 
est plus précieux que la vie. 

Mais ce malbeureux qui n’a pas pu supporter Ja privation de soz 
honneur, il a vécu depuis de longues années peut-étre en violant 
secrétement, habituellement les lois de Ihonneur. Tant que ses in- 
fractions sont restées ignorées du monde, tant qu'il a passé pour 
homme d’honneur, cela lui a suffi. II a portĂ© la tĂ©te haute, il a eu 
pour les faiblesses d’autrui des dĂ©dains rigoureux et insultants, il a 
joui en apparence de toutes les dĂ©licate ses d’une vie honorĂ©e, et 
peut-Ă©tre s’étourdissait-il assez , avail-il assez Ă©touffĂ© la voix de sa 
conscience pour en jouir sans remords. Un accident imprévu e-t 


DE L'HONNEUR. 2H 
vene divulguer ce qu’i) avait espĂ©rĂ© tewir cachĂ©, ef alors seulement, 
voyant s’écrouler l’édifice de son honnear, il a voele s’ensevelir sous 
ses ruimmes. Ces exemples ne sont pas rares. Rien ne mantre mieux Iz 
différence profonde qui existe entre deax idées poor lesquefies la 
langue n’a qu'un mĂ©me mot, entre I’honneur, principe pur et dĂ©sin- 
tĂ©res:Ă©, loi suprĂ©me de }a conduite, et l’honneur, simple attribut, 
vétement extérieur d'une vie présumée honorable, apparence trop 
souvent trompeuss, que les hommes mettent tous leurs soins 4 con- 
server alors méme que Ia loi elle-méme est sans empire sur leurs 
ceurs. C'est ce qui faisait dire 4 une mére chrétierme : « Méfiez- 
vous de l’honneur hamein, mor fils. C’est bien peu de chose, lors- 
que le soleil est cowché. = Mot profond, qui m'est bien des fois re~ 
vena en mémoire. Car & ce point de vue, la publicité, la lumiére est 
tout. Quelles que soient les actions mauvaises que protĂ©ge l’ombre 
du mvstĂ©re, I’honneur n’est point emtachĂ©. Aussi la nuit est maa- 
vaise conseillére. « Vous le savez, dit le grand de Maistre, la nuit 
a est dangerease pour )’homme, et sans pous en apertevoir nous 
« Vaimons tous un peu parce qu'elle nous met a aise. La nuit est 
« une complce naturelle constamment a|’evdre de tous les vices, et 
« cette compiaisance sĂ©duisante fait qu’en gĂ©nĂ©val nows valons tous 
« moins la nuit que le jour. La lumiére intimide le vice; la nuit lui 
«rend toutes ses forees, et c'est la vertu qui a peur. Encore uae 
« fois, la nett ne vaut rien pons /houume, et cependant, ou peut- 
« Otre 2 cause de cela méme, ne sommes-sous pas tous un peu ido- 
« Mtres de cette facile divinité ? » 

Ainsi les uns, dont toute la vie aara été ane bongue suite d'ac. 
tions honteuses restées secrétes, aeront conservé leur honneor jus- 
qu’au dernier joar et lassserbnt une mĂ©moire honorĂ©e. b’avtres, pour 
une seule faute relativement légére, mais qu'ils n'avront pu tenir 
cachée, se troaveront fidtzis, & jameis voués a |'humibation. Trop 
souvent on jeune homme, et par exemple um militaire, an sous- 
Officier responsable des deniers de sa compagnie s’oublie un moment 
et dissipe une partie de la faible somme confide a sa garde. Assuré- 
ment il est coupable, mais combien la pensĂ©e congoit d’excuses 
possibies ow au moins de circonstances atiéamantes I L'mespérience 
de la jeunesse , |’entrainement momentanĂ© d'une passinn, la sĂ©duc-~ 
tion du jeu, linflueace d’un mauvais conseil, peat-Gire, qui 
sait? peut-étre une inspisation de dévoaement peur seuver un ami, 


232 DE L’HONNEUR. 


et tout cela combiné avec la ferme intention de rétablir bientét, 
dĂ©s demain, Ja somme dissipĂ©e. L’homme qui a commis cette faute, 
suivie d’un repentir immĂ©diat et d’un ardent dĂ©sir de rĂ©paration, 
n'est certainement pas dĂ©pravĂ© et indigne d’indulgence; la religion 
serait pour lui facilement miséricordieuse. Pourtant voici lhonneur 
de sa vie entiĂ©re a la merci d’une indiscrĂ©tion ou d’un accident. S'il 
a eu le temps de réparer sa faute, nul ne la saura jamais, son hon- 
neur est sauf, il parcourra peut-étre une glorieuse carriére, 4 laquelle 
personne ne soupconnera de tache, il s’élĂ©vera aux plus hauls grades 
de |’armĂ©e, son nom pourra Ă©tre, illustre et respectĂ©. Mais la res- 
source sur Jaquelle il comptait ‘ul manque, sa Caisse va Ă©tre vĂ©rifiĂ©e 
dans une heure, une inexprimable angoisse s’empare de lui, il se 
voit dĂ©shonorĂ©, flĂ©tri d'une condamnation infamante, sa tĂ©te s’égare, 
il roule des projets sinistres. I! court chez un ami, qui se trouve 
absent, il s’adresse @ un inconou, et le rouge au front, lui confesse 
sa position, et lui dit ces paroles d’une siterrible vĂ©ritĂ© : Mon honneur 
esi entre vos mains. Sun honneur en effet ne dépend plus de lui- 
meme, ni de sa faute, ni de son repentir; il est suspendu aux lévres 
d’un Ă©tranger qui d'un mot peut relever cet infortunĂ© qui |’imptore, 
lui rendre le bonheur et la vie, d’un mot aussi le prĂ©cipiter dans 
Vabime. 

Horrible situation, salutaire sans doute comme enseignement et 
comme épouvantail, mais cependant cruelle pour la pensée, et qui 
montre 4 quel point est parfois barbare cette idole de Il’honneur 
forgée par la main des hommes, a laquelle sont immolées tous les 
jours tant de vcitimes humaines ! 

Coinbien la religion, dont on repousse le joug comme trop sévére, 
a plus de mansuĂ©tude et d’indulgence ! Et combien, tout en combat- 
tant sans cexse notre orgueil, elie respecte mieux notre dignité! Car 
elle n’humilie jamais homme devant "homme, mais seulement de- 
vant Dieu. Elle ne note personne d’infamie, elle ne connait pas de 
flétrissure que le repentir ne suffise 4 effacer, elle embrasse avec 
amour ses evfants jusque dans l’ignominie des bagnes et sur les 
marches de |’échafaud. Elle garde le secret de toutes Jes souillures: 
gui lui sont confiées; elle lave celles qui ont été publiques; elle ho- 
nore d'un culte glorieux les‘ grands pĂ©cheurs purifiĂ©s par la pĂ©o!- 
tence, si bien que la plus chaste des ‘mĂ©res chrĂ©tiennes peut chuisif 
pour sa: file le nom d'une Madeleine. Elle sollicite constamment, 





DE L’HONNEUR. 233 


avec les paroles les plus caressantes, avec les invocations les plus 
tendres, le malheureux que le monde abandonne et a qui elle tend 
ses bras. C’est l’enfant prodigue dont Je retour sera une fĂ©te de 
famille; c'est la brebis égarée a la poursuite de laquelle je bon Pas- 
teur s’élance en quittant tout son troupeau; c’est le pĂ©cheur repen- 
tant dont la conversion causera plus de joie au ciel que la persévé- 
rance de cent justes. 

D’ow vient donc que la plupart des hommes restent sourds & ses 
exhortations, maudissent son joug léger, et préférent a ses lois 
misĂ©ricordieuses ]’inexorable loi de l’honneur? On ne peut en dou- 
ter, c’est qu’avec elle il n’y a pas de nuit qui protĂ©ge et de mystĂ©re 
qui rassure; c’est que |’ceil de Dieu est aussi clairvoyant dans 
YobscuritĂ© qu’en plein soleil. L’homme se rĂ©volte dans son orgueil 
contre cette surveillance de tous les instants. [1 veut disposer lui- 
mĂ©me sa vie et garder le bĂ©nĂ©fice de l’ombre. I! se flatte toujours 
de réussir 4 sauvegarder son honneur devant ses semblables, tout 
en conservant |’indĂ©pendance de ses passions. 

Aussi n’y a-t-il aucune religion qui ait produit autant d’hypo- 
crites que celles de l’honneur. Et ici, chose singuliĂ©re, |’hypocrisie 
n’a aux yeux du monde rien de rĂ©pugnant et d’odieux. L’homme 
qui fait parade de pratiques de dĂ©votion qu'une foi sincĂ©re n’anime 
pas excite des rĂ©pulsions vives. On prĂ©fĂ©rerait qu’il avouat franche- 
ment son incrédulité, et Tartufe est universellement honni. Tout au 
contraire l'homme qui affecte les pratiques extĂ©rieures d’une vie 
d’honneur obtient la considĂ©ration qu’il recherche sans qu’on ‘s’in- 
quiéte de ses motifs; le monde ne lui demande pas que! mobile plus 
ou moins pur le dirige et ne lui pardonnerait pas de se déclarer au- 
dessus du prĂ©jugĂ© de I’honneur. Il appellerait cette franchise du 
nom de cynisme, et Ja chatierait de ses mĂ©pris. De quel droit d’ail- 
lears voudrait-il pĂ©nĂ©trer au fond des consciences? Ce n’est pas son 
domaine et les moyens d’iovestigation lui manqueraient. Dieu seul 
scrute les reins et les cceurs, le monde se contente des apparences. 

La feinte est donc permise, et c’est d’ordinaire aux apparences de 
i’*honneur, au besoin de conserver son honneur, plutĂ©t qu’aux lois 
mĂ©mes de |’honneur, que ]’on fait tant de sacrifices. Parmi les hom- 
mes qu'une croyance religieuse n’inspire pas, le nombre est petit de 
ceux dont les actions les plus secrétes ne craindraient pas la lu- 
miére et que la certitude du mystére ne ferait jamais hésiter dans 


234 DE L’UONNEUR. 


Je droit chemin. Et, par exemple, une suspicion générale plane sur 
toutes les professions cemmerciales ou la fraude est facile 8 commet- 
tre et difficile 4 dĂ©couvrir; ]’opinion a pour elles des dĂ©fiances inju- 
Tieuxes qui admettent peu d’exceptions. La fraude est un Ă©lĂ©ment 
important dont tiennent compte les statistiques ; elle est assez répan- 
due pour corrompre 4 !a longue ]’opinion elle-mĂ©me, qui, forcĂ©e de 
devenir indulgente, finit par tolĂ©rer un certain degrĂ© d’improbitĂ©. 
Alors |’honneur se dĂ©grade assez pour ne plus consister gu’a ne pas 
dépasser ce degré moyen, 4 ne pas abuser de cette tolérance, et l'on 
fait dans les affaires Ja part de la fraude comme dans un incendie 
la part du feu, C'est ainsi qu’il y a beaucoup de Jaides pratiques 
dont on se contente de dire, sans les flĂ©trir autrement, qu’il faut 
laver son Jinge sale en famille. C’est ainsi que certains comptes sont 
presque toujours eeflĂ©s, certaines marchendises falsifides; c’est 
ainsi que le commerce, dont la bonne foi, dit-on, est l’ame, vit ce- 
pendant d’une infinitĂ© ’abus et de mensonges; que dans la plupart 
des transactions les deux parties ne cherchent qu’a se tromper |’une 
Yautre; que chaque Ă©tude d’avouĂ© ou de notaire a recu la confidence 
d'une foule de honteuses perfidies de la part d’hommes demeurĂ©s 
cependant en pleine possession de leur bonpeur. 

Cela est triste & avouer ; mais le besoin de conserver son hommeur 
en Ă©vitant toutes les actions publiques qui |’entacheraieut n’en est 
pas moins un frein puissant, une grande force sociale. Et d’ail'eurs, 
J'ai hate de le reconnaftre, en rĂ©pĂ©tant ce que j'ai dĂ©ja dit a 1’occa- 
sion des distinctions honorifigues, il ya wa mobile plus élevé. Il ya 
des hommes qui, sans faire fi des honneurs, tout en veillant soigneu- 
sement a la conservation de leur honneur, tiennent avant tout a leur 
propre estime, et qui, quelle que <oit |’obscuritĂ© de Ja nuit, ne com- 
mettront jamais une action gue I’bonneur rĂ©prouve. Ceux-la sont 
dignes d’étre chrĂ©tiens; s’ils voulaient rĂ©flĂ©chir, ils seraient bien 
prés de le devenir. 


z Alfred pe Councr. 


(La suite a un prochain numero.) 








DU 


REGIME MUNICIPAL ET FELERATIF 


DE LA SUISSE 1. 


SUITE. 


9 

La Constitution fédérale du 12 septembre 1848 est le produit des 
révolntions qui, depuis la commotion européenne de 1830, ont 
éhranié.saccessivement presque toutes les parties de la Confédéra- 
lion suisse. 

Celie Constitution substitue 4 l’assemblĂ©e lĂ©gislative enique, a la 
dite {édérale établie de temps immémorial et siégeant akernative- 
ment & Berne, & Lacerne et 4 Zurich, deux conseils, le comseil na- 
tinal, Ă©lu directement par le peuple a raison d'un membre par 
chaque 20,000 &4mes de population, et le comseil des Eiats, composé 
de deux députés par chaque canton, quelles que soient son étendue 
et sa population. Le siége de ces deux conseils est fixé dans la ville 
de Berme. 

La Constitution crée, en outre : 

1° Un comsal fĂ©dĂ©ral de sept membres. chargĂ© de l’autoritĂ© direc~ 
toriale et exécutive supérieure de la Confédération, et nomeé pour 
trois ans par les deux conseits réunis; 

2° Une chancellenie fédérale nommeée pour le méme temps et de le 
méme maniére ; 

» Un tribunal fĂ©dĂ©ral Gia aussi pour l’adeninistretion de la justice 
en matiére fédé&: ale. 


* Voir le Correspondant, t. XXIX, p. 998. 


236 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


En ce qui touche les institutions communales et cantonales la 
Constitution est muette. 

Les Constitutions cantonales contiennent toutes, au contraire, 
quelques principes gĂ©nĂ©raux sur l’urganisation communale’*. 

Ces principes sont: 4° l'inviolabilité du territoire des communes 
autrement que par la loi; 2° la libre élection par les assembiées 
communales de tous les préposés communaux et la libre administra- 
tion par le conseil communal de toutes Jes affaires locales ; 3° Ja ga- 
rantie distincte et également sacrée des biens des communes, des 
paroisses, des corporations ; 4° le droit de surveillance générale de 
!’Etat. Tous ces principes secondaires sont dominĂ©s par un principe 
fondamental, c’est que le droit de bourgeoisie forme la base du droit 
de citĂ©; c’est que nul ne peut Ă©tre citoyen d’un canton sans Ă©tre 
bourgeois d’une commune, et que rĂ©ciproquement nul ne peut Ă©tre 
bourgeois d’une commune sans Ă©tre citoyen du canton. Admirable 
correctif du principe démocratique, & l'aide duquel la société, soli- 
dement établie sur la large base du drvit de cité, résiste aux troubles 
que pourrait faire Ă©clater dans son sein l’invasion des populations 
nomades et des principes exotiques. 

‘Les principes gĂ©nĂ©raux de |l’organisation municipale suisse sont 
les mémes dans tous les cantons. On remarque seulement, selon 
esprit politique qui anime chaque gouvernement, une tendance 
plus ou moins marquĂ©e vers le principe de l’indĂ©pendance commu- 
nale ou vers celui de I’intervention administrative du conseil d’Etat. 

Les lois spĂ©ciales de chaque canton offrent, au surplus, d’assez 
grandes différences de détail. 


Canton de Berne. 


La loi du 20 décembre 1833, qui est encore en vigueur malgré la 
Constitution du 13 juillet 4846, distingue et reconnait dans leur Ă©tat 
actuel, 4° les communes municipales ou communes d’habitants ; 
2° Jes communes paroissiales ; 3° les communes bourgeoises. 

Cette distinction, qui se retrouve dans Jes constitutions de plu- 
sieurs autres cantons de Ja Suisse? a un double objet: elle tend 1° a 

4 Constitution du canton de Berne, titre ITI, art. 66-70; —du canton do Fri- 
bourg, titre V, art. 77-82 ; — du canton de Vaud, titre V, art. 66-78 ; — du canton 
de GenbĂ©ve, titre IX, art. 102-113; — du canton de Neufchatel, art. 58-63, etc. 

Âź Lucerne, Saint-Gall, Zurich, Glaris, Thurgovie, Appenzel, etc. (Cherbuliez, 
tome I, page 331.) 








DE LA SUISSE. 287 


concilier les priviléges des bourgevisies avec le principe constitu- 
tionnel de l’égalitĂ© des droits; 2° 4 garantir le droit de propriĂ©tĂ© 
privée des bourgeoisies et des paroisses contre les usurpations. Mais 
elle offre dans la pratique de graves inconvénients par la triple admi- 
nistration qu’elle introduit dans les communes. Il en rĂ©sulte des 
complications dispendieuses, des conflits entre les diverses corpora- 
tions et leurs organes, surtout des embarras 4 raison de |’indivision 
des ressources affectées a chacune des trois espéces de communes. 

« Un fait qu’on ne peut contester, dit M. Bloesch, dans son rap- 
port sur la réorganisation communale, c'est que, dans la plupart des 
localités, dans les villes surtout, les biens communaux, autrement 
dits bourgeois, ont une double destination: d’une part, ils Ă©taient 
affeclĂ©s & des jouissances purement bourgevises qu’on ne saurait 
qualifier d’abusives, pas plus dans les villes que dans les campagnes ; 
de l'autre, ils servaient 4 subvenir aux dépenses de la localité : en 
présence de cet étal de choses, on aurait dQ, pour étre conséquent, 
procĂ©der 4 une sĂ©paration de biens, du moment que |’on crĂ©ait dĂ©s 
autorités dist.nctes pour gérer Jes intéréts publics et les intéréts pri- 
vĂ©s des communes. Non-seulement il est rĂ©sultĂ© d’interminables 
conflits de la circonstance que deux administrations diffĂ©rentes, d’un 
caractére tout-a-fait distinct, ont did puiser & la méme source pour 
satisfaire & des intéréts <jifférents, souvent méme diamétralement . 
opposés ; mais cette situation a encore eu pour conséquence que, 
dans la plupart des communes, les biens communaux n’ont pas tardĂ© 
a devenir insuffisants pour faire face aux exigences des deux corpo- 
rations, de telle sorte qu’au bout de peu d’annĂ©es plusieurs com- 
munes qui, avant 1833, n’avaient jamais eu 4 payer d'impositions 
communales, ont di s’imposer des taxes cxorbitantes. » 

FrappĂ©e de ces inconvĂ©nients et de bien d’autres encore, la com- 
mission dont M. Bloesch a Ă©tĂ© l’organe, propose de maintenir les 
droits de bourgeoisie locale comme base du droit de cité cantonal, 
du droit de suffrage, des droits de propriété et de jouissance des 
biens communaux, des registres de |’état civil!; elle propose, en 
conséquence, de conserver la commune bourgeoise, institution con- 
sacrée en Suisse par les souvenirs historiques et par les traditions 


4 La rĂ©gularitĂ© des registres de I’état civil est assurĂ©e par le concours des deux 
conditions d’origine et de domicile. La seconde condition, qui existe seule en 
France, est insuffisante. 


298:- DU REGIME MUNICIPAL EB FEDERATIF 


populaires, mais elle cherche & la purger des vices substantiels qui 
ont amené sa décadence en psivant la majorilé des eitoyens de la 
’ participation a l'admimistration locale, et par 1a de tous les: bienfaits 
de la vie communale. La caemmune des habitants lui parait. Gre mieux 
en harmonie avec lespxit. des institutions. politiques: et en comcos— 
dance plus Ă©tsoite avec les besoins de I’Eiat, quoiqu’ele sĂ©pugne 
encore 2 une grande partie du peuple habktué aux institutions bour- 
geoises, el qu'elle temde a devcnir, au préjadice des bourgeoiaies , 
Yauwerité exclusive de la commune. La commission. propoge doac 
up systgme mixte en vertu duquel lautorité communale pourrait. 
étre cancentrée dans un seul consril, composé de deux élémems. qui 
conceurraient a |’administration : les bewrgeoss et les habtants. 

Ce systeme facultauf de communes mixles existe déja dans. quel- 
ques districts da cantom de Berae, daas celua de Buren par exenupie. 

Aux termes de article 1* du réglement dé ce district, en date da 
2s septembre 1849. la cummune de Buren soigne les affaires des 
bewrgreis et des habitants de la. localiié, et surveille UVadmintseration. 
du funds général de la bourgeoisie, ainsi que le fonds special de la 
commune gui prourrest exrister. 

. ConsĂ©quemment 2 cette disposition, ib n’existe 2 Buren qafus seal 
conseil communal, lequel adwinistre les biens des bourgevis et les 
_biens particuliers 4 la commune: des habitants, et seigne ics affaires: 
de tuteHe et des pauvres, les homologations, la police locale, etc. 

Le conseil ne se comapoge. que d'un président et de six meashwes. 
que la commune des bourgeois et des habitants Ă©lit parmi les 
citoyens actifs de l’endroit, tout & fait librement, c’est-d-dire sans 
égard 4 leur qualité de bourgeois. ou d'habitants. Cependast }'ar-. 
ticle 25 dispose que les affaires bourgpoises ne sont soignées que par 
Ja commune bourgeoise, et l'article 19 porte en outre : « La oom- 
mune bourgesise seule prononce sur l'asimissioa de nouveaax bour- 
geois. fixe les conditions de cette admission, ainsi que la finance da 
réception et délivre les lettres de bourgeoisie. » C'est ce systame 
dont les bons effets ont Ă©tĂ© partout remarquĂ©s ‘, que la commission. 
propose d’étendre & tout le canton par un projet de loi saa les. bases 
fondamentiales sont les suivantes = 

« 1. Les droits de bourgeoisie sont maintenus comme base du 
drvit de cité cantonat et des registres de l'état civ. - 


4 Rapports des prĂ©fets de Buren, de Laufon, d’Arberg, et 





DE LA SUISSE 239 


«2. Dans les endroits ol la commune -des habitants a Ă©tĂ© jusqu’s 
ce jour la seule autorité administrative, elle est maintenue comme 
tele, et l'on se borne a apporier & san organisation Jes.améliorations 
conseillĂ©es par l’expĂ©rience. 

« 3. Dans les localités ou il existe une commune bourgegise & cété 
de la commune des habitants, ces deux communes sont aulorisées a 
remplager cetke dowble administration par I'Ă©tablissement d’une 
cammune mixte dang de genre de celle qui existe 4 Buren. 

«4. La ov celte modification ne pourra s’opĂ©rer 2 l’amiable, la 
commune des habitants sera maintenue, et l'on séparera les affaires 
publaques d’avec Jes affaires bourgeoises ; de elle sorte, qu’en rĂ©gle 
gimgrale, l’administration des premiĂ©res demeure exclusivement 
confiée 4 la commune des habitants, en sa qualilé de carporatiag 
publigue, et que |'adaaisistration des affaires: particuliéres 4 la bour- 
geoisie salt résarvdée a Ja commune bourgeoise. 

« 5. Dams toutes les communes de cette catggorie, il sera procédé 
‘a un partage, afin de coustater quels sont Jes biens qui appartiennent 
& la jecalité, et quels sont ceux qui sont exclusivement bourgeois ; 
‘administration des premiers sera confiĂ©e a la commune des habi- 
danis.. _ _ 

« 6. Dans toutes les localitĂ©s ou il a’existe que des communes 
d’hubitants ou dans lesquelles il sera Ă©tahli des communes mixtes, 
ea devra, si cela n’a ddja eu lieu, procĂ©der a un partage, de maniÂąre 
qu'il agit constaté a |'égard de chaque partie de la fortune commuaale, 
si elle a une destination locale ou punemaeat bourgeoire. 

« 7. Relativement aux inléréts publies de ja jocalité, le principe 
de i’égalitĂ© des droits est admis patr sous les citoyens Ă©tablis dans 
lacommune. — 

«8. Eo ce qui towohe aa contraire les iatéréts perticuliers a la 
bourgeoisie, les bourgeois sout exclusivement campétents. 

«9. Tousies biens bourgeois conservent, méme apres le partage, 

le caractaére de biens de corporativn et demewrent comme tels indi- 
Yisibles ef plecĂ©s sous Ja haute surveillance de I’Etat. 
. © 19. Ea général tous tes biens communaua consetvent leur des~ 
lination actuelle, et ne peuvent, quelle que soit organisation des 
hulorstĂ©s ‘comenuaales, Ă©tre exploitĂ©s ou aduainistrĂ©s que confermĂ©- 
meat & leur destination. 

«41, Les communes ont, dans les limites de la loi, pleine liberté 





240 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


de s’organiser comme bon leur semble. L’intervention de !’Etat est 
limitée aux exigences du bien public et des droits acquis. 

« 42. La ot des circonstances particuliĂ©res l’exigent, il peut Ă©tre 
dĂ©rogĂ© 4 Ja rĂ©gle relative a l’organisation des autoritĂ©s, autant que 
le pertnettent les conditions ci-dessus. » 

Le projet de loi, basé sur ces principes fondamentaux, consacre 
deux articles au droit de bourgeoisie qu'il déclare incompatible avec 
le droit de citĂ© acquis dans un pays Ă©tranger, par exemple dans I’un 
des états de l'Union américaine of un séjour de cing ans suffit pour 
le conférer. 

Vient ensuite l’organisation de la police locale, dey affaires de tu- 
telle, du paupĂ©risme, des affaires scolaires, de |’administration des 
biens communaux. 

La police locale est abandonnée aux lois spéciales, et le projet de 
loi ne parle, comme la Joi de 1833, que des soins & donner aux vic- 
times d’accidents, aux malades Ă©trangers et aux Aermathlose, ainsi 
que de |’inhumation des individus dĂ©nuĂ©s de toute fortune. 

Les articles relatifs aux affaires de tutelle introduisent dans la 
JĂ©gislation de graves innovations. Ces affaires cessent d’étre ce qu’elies 
Ă©laient auparavant, des affaires bourgeoises, et rentrent dans les 
attributions de Ja commune politique. 

Les dispositions relatives au paupérigsme subissent des modifica- 
tions plus profondes encore ; par suite de l’abrogation de Il’assistance 
lĂ©gale par l’article 85 de la constitution de 1846, dĂ©sormais la cha- 
rité duit étre purement volontaire et par conséquent locale. 

La loi du 23 aodt 1847 sur le paupérisme a confié, en consé- 
quence, a des associations de charité volontaire les plus importantes 
fonctions de cette branche d’administration. Le projet de loi com- 
munale se conforme a cette prescription et achaĂ©ve dâ€˜Ă©carter toute 
idĂ©e de droit a l’assistance, en remplacant les autoritĂ©s qui avaient 
servi jusqu’a prĂ©sent d’organes 4 |’assistance obligatoire par d’au- 
tres qui, par le mode méme de leur constitution, excluent toute idée 
d’obligation lĂ©gale. L’autoritĂ© communale n’interviendra, & l'avenir, 
que pour suppléer les associations volontaires de charité, paroissiales 
ou autres. 

Ce pas hors des voies du socialisme doit étre remarqué dans un 
Etat protestant of la taxe des pauvres avait pris racine depuis plu- 
sieurs siĂ©cles. La nĂ©cessitĂ© en faisait une loi. Il fallait, comme on I’a 





DE LA SUISSE. ont 


fait, garantir les biens des pauvres et en affecter les produits d'une 
maniére conforme aux titres de fondation, sous la surveillance parti- 
culiére de (Etat ; mais il falluit libérer les communes du fardeau 
toujours crois-ant d’un impĂ©t qui ne soulage quelques infortunes, 
particuliĂ©res qu’en aggravaiit la misĂ©re gĂ©nĂ©rale. 

Quant aux affa-res scolaires, ni ta loi de 1833 ni le projet de 
foi de 1851 n’entrent dans aucun dĂ©tail. On y trouve consacrĂ© seu- 
lement ce principe fondamental. que |’administration de toutes les 
Ă©coles primaires publiques est du ressort de la commune. C’est la 
iĂ©gislation de !’Allemagne et de Ja plupart des autres Etats de l’Eu- 
rope, comme nous |’avons Ă©tabli ailleurs !. 

En ce qui touche les biens communaux, la loi de 1833 et le nou- 
veau projet de loi s’accordent 4 faire administrer par la commune 
tous les fonds publics ayant une destination municipale, et méme 

ceux ayant une destination non municipale, par exemple les biens de 
bourgeoisie, dans les localitĂ©s of elle en a Ă©tĂ© chargĂ©e jusqu’a ce 
jour. En outre, dit l’art. 17, la commune soigne toutes les autres 
branches <lintérét général que des lois ou des ordonnances spéciales 
conférent & l'administration locale, telles que les mesufes a prendre 
pour tes charges militaires, les logements de troupes, les charrois, 
les fournitures de toutes espéces, enfin les homologations. 

L’administration de chaque commune est rĂ©partie entre deux au- 
loritĂ©s : l’assemblĂ©e nationale, le conseil communal. 

Le droit de voter dans l’'assemblĂ©e communale n’est pas indis- 
tinctement accordé 4 tous les habitants. Il appartient 4 tous les 
citoyens bernois qui sont majeurs, qui ont |’exercice de leurs dr cits 
Civils, qui jouissent des droits civiques, qui payent une contribution 
directe publique ou communale, qui sont bourgeois de la localité ou 
qui, ne payant pas de contribution communale, sont Ă©tablis depuis 
deux ans dans la commune. Sont exclus du droit de voter dans la 
commune ceux auxquels la fréquentation des auberges est inter- 
dite, et tous les assistĂ©s d’aprĂ©s les dispositions plus prĂ©cises de 
la loi 3. : 

L’assembiĂ©e communale Ă©lit tous les prĂ©posĂ©s communaux et fixe 
les traitements; elle accepte ou modifie les réglements communaux ; 


& De lV’ Administration tatĂ©rteure de la France. 
2 Loi de 1833, art. 4 et 5; — projet de loi de 1851, art. 20 & 24. : 


242 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


elie fonde des églises, des <tablissemenis.de charsté, des hOpitaux, des 
Ă©oales et des maisons de travail ; elle impose les caniributioas com~ 
munales ; elle a. das ses attributions jes constructions dent Jes frais 
esoddemt ja somme a fixer par le roglement oommunal ; ia vente et 
l’acquisition des propriĂ©tĂ©s fonciĂ©res dont je prix d’eslumation efcade 
la somme a fixer par le riglement; les cautioanements et les em- 
pruats a cominacier aw som de ja commune; ia décision relative a le 
poursaie d'un proces, a ufie transaction, 4 un Compromis sur un 
ebjet qui exoede la compétence fixée par le raglement communal ; 
la fixation du bedget annnel; |’approbation de tous tes conipies de 
la commune. Le conseil exĂ©catif s’intervient qu’em matiĂ©re de ven- 
tes, d’aoquisitions , de cautionnements, d’emprunis, de nouveaux 
véglemenis communaux. Hors de ces cas exceptionnels, |'assemblée 
commumnale a ja pidnitude de la puissance législative. Elle doit se 
séunir aux épogques fixées par les raglements, et peut se réunir 
extraofdinairemam quand jes affaires l’exigent |. 

Le ceased pammunal est le pouveir exécuiifde ia communa. H est 
de cing membres au moins et de vingi-cing au plus% Le président 
et les aaembres de ce censeil sont Ă©lus par |’assembice communale. 
Jl eat chargĂ© de |’administration de toutes des affaires communales et 
de |’élection de tous les funcUennaires et employĂ©s de la commune, 
a moins qu’elles ne soient rĂ©servĂ©es a |’assembiĂ©e communaie. I! 
administre en particulier toutes Jes branches de la police locale. 

Toutes Jes fonclions comamunales soat obligatoires, 2 moias qu’on 
pe soit dans des cas d’excuse5 qui sont apprĂ©ciĂ©s par l’assemblĂ©e 
coonmunale, sauf le recours au préfet et au conseil exécutif. 

Les membres des assembiées commapales sont assermentés et 
doivent se retirer quand ils ont quelque iniérét dans les objets mis en 
.. La jouissance des bieas communaux est des bieas de bourgeoisie 
est régiée suivaot la destination de ces diversas aatures de biens, 
d'aprĂ©s les titoes ef contrats, et ensuite, d’apnĂ©s l’usage ; ee appar- 
tient aux corporations intéressées sous Ja surveillance du gouverne- 
ment4. 


4 Loi de 1833, art. 22 et 23; — projet de loi, art. 26 et 27. 

2 Loi du 20 décembre 1833, art. 24. 

3 Loi de 1833, art. 6, 7, 8, 9; — projet de 1054, art. £8, 34, 3h, 38. 
4 Loi de 1833, 05% S-68; —~ projet de 1851, art, 46:00. | 


DE LA SUISSE. 2h8 


La commune paroissiale et la commune beurgecise compléient 
ensemble des institutions mumicipales du canton de Berne. 

La premiése secompose de toas les membres de |'Egtwe évangé- 
lique réformée. Le conseid de paroise est chargé des affeires. ecclé- 
siastiques, des vegistres de l’Etat civil ct de la police des mnars', 

La seconde se compose de tous les bourgeois majeurs jouissant de 
lears droits civils et politiques, qui ne sont pas assisiés et aexquels 
la fréquentation des aukgrges n'est pas interdite. Eile est chargée 
d’adnenistser jes biens et. les imtĂ©sĂ©ts des bourgeois; Je loi de $889 
Vavait randue teut a fait distincte de la comaneme des habitants. le 
projet de485 loi permet de se réuaw 2 bz commune municipele pour 
formes ume commane mixte, et fixe les régies et les formes de cette 
réunien *.. 

Selle est, dans sow ensemble, la loi manicipale berncise. Animée 
d'un esprit conservateur et libéral, ee conciie daws une je-le me- 

suse le tradition et le progrĂ©s, l’égalitĂ© politique et le droit de pro~ 
prisé, et peut servir de modéle aus lois des autres cantons de la 
Saisse et méme des autres Etats de lEusope. 


Canton de Vamd. 


La Constitution cantonale vaudoise du 10 aodt 1845 a laissé sub- 
sister, sauf des modifications de déiail introduites, soit par elle- 
méme, soit par des lois spéciales, Ja loi du 26 janvier 1832 sur les 
fonetions.et la compétence des antorités commenates ct nemcrpates, 
et cetle da 8 janvier £833 sur les préfets qui sont, dans leurs atron- 
dissements respectifs, les agents du consei! d’£tat et /es: serveillants 
des autorieĂ©s communales. La loi du 18 dĂ©cembre 1865 sur ’organi- 
sation des autorités commuseles et celle: de 19 décembre sur les ae~ 
sembliées électorales de cercle et de commune compiétent l'ensemble 
des institations moanicipaies du canten de Vand. ! 

Ici, comme dans le canton de Berne, e¹ malgré Vinfleence dus. 
principes démocratiques, ke principe sajptaise des bourgeowies est 
en grand honneur. Chaque commane du cantoe de Vaed a une ma- 
nicipalité composée d'un syndic et, savant ka population, de deax 2 
seize membres; elle constitue |’aatoriĂ© administrative proprement 

§ Lek de 1833, tine Il; -~ projet de 2851, dire Hl. 
2 Lei de 183d, titre L„g-~ projet. de $886, titse Mi. 


2hk DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF 


dite. En outre, dans les communes dont la population n’excĂ©de pas 
600 ames, il existe un conseil général de la commune, dans lequel ont 
le droit de siĂ©ger et de voter tous les citoyens vaudois bourgeois d’une 
commune ou d’une corporation du canton, Ă©tablis depuis un an, agĂ©s 
de vingt-cing ans et jouissant de leurs droits civils; et dans les com- 
munes qui comptent plus de 600 ames de population, un conseil 
communal composé de vingt-cing membres au moins et de cent 
membres au plus. Le conseil général de la commune ou le conseil 
communal nomme la municipalité; et le conseil communal de son 
cĂ©tĂ©, dans les communes qui en ont un, est nommĂ© par |’assemblĂ©e 
Ă©lectorale de la commune. Sont Ă©ligibles au conseil communal tous 
les Vaudois agés de vingt-cing ans révolus et qui ont le droit de vo- 
ter dans |’assembiĂ©e Ă©lectorale de la commune. II n’existe pas d’au- 
tres autorités communales dans le canton de Vaud, et quoique ce 
canton ne manque pas de biens communaux, on n’y connaft pas 
d’autoritĂ© spĂ©ciale pour les bourgeois ou pour les habitants. En re- 
vanche, il y a une disposition qui exige que les deux tiers au moins 
des membres du conseil général de la commune et les trois quarts 
au moins des membres du conseil communal et de la municipalité 
soient bourgeois de la commune. Avec des précautions de ce genre, 
Je suffrage universe] cesse d’avoir des dangers !. 


Canton de Neufchdtel. 


La loi sur les communes et bourgeoisies du canton de Neufchatel, 
en date du 30 mars 1849, repose sur des principes analogues a ceux 
des cantons de Vaud et de Berne. ° 

Les communes et bourgeoisies administrent leurs biens sous la 
haute surveillance de l’Etat. (Art. 59 et 61 dela Constitution, art. 1° 
de la loi.) 

L’administration des affaires de ja commune ou eee a 
répartie entre deux conseils, savoir : 

i° L'assemblée générale dp la bourgeoisie ou de la commune ; 

2° Le conseil administratif. (Art. 2.) 

L’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale se compose de tous les cdiovens ngs de 
Vingt ans jouissant de leurs droits Ă©lectoraux, dĂ©s qu’ils sont recor- 


4 Dans les cantons d’Argovie, du Valais et de Thurgovie, les bourgeois sont aussi 
de droit en majorité dans les conseils communaax. (Cherbuliez, t. I, p. 210.) 





DE LA SUISSE. 245 


nus par Vassemblée et portés sur le réle des communiers ou bourgeois. 
(Art. 4*7.) C'est l’assemblĂ©e lĂ©gislative qui est chargĂ©e, entre autres 
attributions, de procéder 4 Ja réception et & la reconnaissance des 
membres de la corporation. (Art. 14 et suivants.) 

Le conseil administratif, Ă©lu au scrutin secret par l’assembiĂ©e gĂ©- 
nérale des communiers ou bourgeois, est le pouvoir exécutif de la 
commune. (Art. 18 et suivants.) Les caisses des communes, celles 
des paroisses et celles des bourgeoisies, sont administrées séparé- 
ment. (Art. 25 et suivants.) ° . 


Canton de Fribourg. 


Une loi du 5 juillet 1848 régle dans le canton de Fribourg les com- 
munes et les parvisses. Les principes d’autonomie y sont les mĂ©mes 
que dans tous les autres cantons de la Suisse; mai§ cette loi différe 
sur un point trés-important des lois bernoises, vaudoises et neufcha- 
telloises. Les communes, porte l'art. 196, ne peuvent refuser |’ac- 
quisition du droit de bourgeoisie aux Fribourgeois, pourvu qu’ils 
prĂ©sentent par leur moralitĂ© et leurs moyens d’existence des garan- 
ties suffisantes. Elles ne peuvent méme, ajoute l'art. 197, refuser 
cetle acquisition aux citoyens suisses qui présenteront , quant a leur 
moralitĂ© et a leurs moyens d’existence, les garanties prescrites par 
la loi. (Constitution, art. 81.) Ces garanties sont celles qui sont dé- 
terminées par la loi concernant la naturalisation. (Art. 198.) Le prix 
de rĂ©ception est fixĂ© par le conseil d’Etat et ne peut dĂ©passer 41,200 fr. 
(Art. 199.) 

La réception obligatoire des bourgeois est une innovation impor- 
tante. Zurich et Suleure l’ont admise ; Berne, Vaud et Neufchatel la 
rejettent comme attentatoire au droit de toute corporation de choisir 
elle-méme ses membres, et au droit de propriété des biens de bour- 
geoisie. C’est la lutte entre l’esprit des institutions anciennes et celui 
‘ des innovations modernes. La loi fribourgeoise dĂ©cide, en consĂ©- 
quence, que tout Fribourgeois domicilié dans la commune, bourgeois 
ou non, peut voter dans l’assembiĂ©e communale (art. 3); mais pour 
faire partie du conseil communal, if faut! Ă©tre citoyen actif et bourgeois 
de la localitĂ©. (Art. 58.) De Ja sorte, l’administration se trouve sim- 
plifiĂ©e ; mais elle ]’est au prix d’un principe fondamental. 


246 DU REGIME MUNICIPAL ET FEDERATIF, ETC. 


‘Canton de GenĂ©ve. 


Les principes de la noaveffe Constitution du canton de Genéve ont 
Ă©tĂ© appliquĂ©s & I’élection des conseils municipaux, des maires et des 
adjomnts, parla lor da 36 octobre 1847, et aux attributions de ces 
fonctionnaires par la loi du 5 février 1849. 

L’esprit de ka dĂ©mocratie francaise inspire Ă©videmment ces deux 
lois beaucoup plus que celui ‘de la nationalitĂ© suisse. Sont Ă©lecteurs 
communaux tous les citoyens genevois, méme les faillis et les assis- 
tés, qui jouissent de leurs droits politiques, s'ils sont nés et domici- 
liĂ©s dans la commune, s’ils y sont propriĂ©taires ou domiciliĂ©s depuis 
plus d’un an. (Constit., art. 405.— Loi du 18 octobre 1847, art. 1.) 
Tout Ă©lecteur est Gligible (art. 4); les membres des conseils munici- 
paux, les maires et les adjofrts sont choisis par les Ă©lecteurs de la 
commune. (Constit., art. 104 et 107. — Loi, art. 9 et 10.) EgalitĂ© 
absolue, liberté ilimitée, voila tout le symbole politique et adminis- 
tratif de la GenĂ©ve moderne, telle que |’ont fait les admiratears de 
la RĂ©volution francaise. 


FP. BĂ©cnanp. 


(La fu au prochain numéro). 





REVUE POLITIQUE. 


Paris, le 24 novembre 1851. 


Nous n’avons pas besoin de dĂ©velopper longuement notre opinion 
sur les graves événemenis qui se soni accomplis depuis quinze jours 
Gans le sein de j’AssembiĂ©e idgislative ; pour savoir ce que ous de- 
yons en penser, il suff qu’on relise notre derniĂ©re Revue politique = 
le seul point par Jequel on la trouvera en dĂ©faut, ±’est l’expĂ©rance 
optimiste @ laquelle il nous est impossible de nous soustraive. Avaat 
d’en avoir Ja preuve en maia, nous ne nous rĂ©solvons jamais a faing 
assez grande dans les résolutions humaiaes ja part de la lacheté et 
de la sottise. Mais Jes illusions de ce geure ne durent pas longtemps : 
les hommes se chargent presque toujeurs de nous faire souveniy de 
ce gu’ils sont et de ce qu'ils valent. 

On ae trouvera donc pas, dans ce nouveau bulletin de la situation, 
plus de confiance ef de sĂ©rĂ©nitĂ© que n’en montrent les autres orga- 
aes de l’opinion publique ; mais de ce qu'il est sorti de ]’AssembiĂ©e 
deux actes pleias de péril et de honte, i] ne dait pas s'easuivre 
que nous ayions a jeter de la bove sur jes h mmes qui voulaient fer- 
mement les conjurer. La partie saine du parlement, pour s'Ă©ire vue 
rĂ©dwite d’ahord a I'Ă©iet de majoritĂ© ispercaptible, puis de minorilĂ© 
battue sur des questions vitales, a’en a pas moins droid a Dotne recoa- 
Daissance, el ce n'est pas le cas de condamner sans restriction toutes. 

les intentions, toutesies tentalives qui se produisent maintesaat dans 
notre malheureux pays. 

Je suis confoadu, je l'avoue, de l’obstination que metient des gens 
d’exprit et de coeur a brouiller, sous prĂ©sente d’apaisement et de 
conoorde, des questions d'une Ă©videpce qui 2>us semble absoiue. 
Qui acense-t-on d’avoir romps |’aceord de la majorisĂ©, et de i’avomr 
divizĂ©e en deux moitiĂ©s difficilement rĂ©conciliables? Si l’on veal, je 

* ferai ’histaire dece reproche d’excitatioe 4 la guerse civile. Le pre- 


248 REVUE POLITIQUE. 


mier inventeur en a été, si nous avons bonne mémoire, un M. Croce- 
Spinelli, qui baragouinait dans les clubs, en un accent trés-peu 
national, des discours démagogiques. Ce bijoutier et ses amis qui 
nous offraient alurs la candidature des promoteurs de l’insurrection 
de juin, comme un gage de concorde, reprochaient, avec une sen- 
sibilité aussi touchante que sincére, aux électeurs qui ne voulaient 
pas que Paris donnat des gages d’adhĂ©sion & la Montagne, d’étre les 
premiers a relever les barricades et a ranimer des souvenirs irritants. 

Plus tard, cette maniĂ©re d’argumentation fut aduptĂ©e par I’hono- 
rable M. Dufaure, dans son fameux discours contre la révision de la 
Constitution. Ace moment, l’immense majoritĂ© de |l’AssembiĂ©e, sans 
se laisser troubler par les inquiĂ©tudes d‘hommes considĂ©rables aux- 
quels le prĂ©sident de la RĂ©publique n’inspirait pas de confiance, pro- 
voquait une manifestation qui muntrat le voeu de la France contre des 
institutions dans I’établissement desquels la violence a jouĂ© un rĂ©le 
considérable. Vouloir sorur, dans cette circonstance, du cercle que 
Jes Popilius rĂ©publicains tragaient & !a majoritĂ© de |’AssemblĂ©e, c’é- 
tait, disait M. Dufaure, provoquer & la guerre civile, et l'on devait 
éprouver une salutaire défiance des citoyens capabies de faire un 
appel de cette nature a la discurde publique. 

Aujourd’hui le PrĂ©sident de la RĂ©publique, pour lequel la majoritĂ© 
de l’AssembiĂ©e n’avait cessĂ© de montrer les plus grands mĂ©nage- 
ments, se dĂ©cide 4 rompre, dans I’intĂ©rĂ©t d’un dogme de famille, les 
liens d’une action commune qui l’unissaient au parlement: il offre & 
la partie la plus redoulĂ©e de |l’AssemblĂ©e, une alliance destinĂ©e a 
mettre les hommes d’ordre en Ă©chec sur toute Ja surface de la 
France; il porte une atteinte audacieuse a Ja force morale de la loi la - 
plus importante, au point de vue de notre prochain avenir : et quand 
il s’agit de faire sentir au pouvoir exĂ©cutif la faute qu'il vient de 
commettre, la moitié des principaux auteurs de la loi du 31 mai 
hĂ©sitent sur ce qu’ils ont 4 faire. On ose leur prĂ©senter la rĂ©solution 
qu’ils vont avoir a prendre comme une question de politesse; de 
peur de manquer d’égards personnels envers le prince Louis-Napo- 
jéon, plus de cent membres de la réunion des Pyramides se retirent 
a la Montagne, et le projet de loi présenté & la suite du Message, 
pour dĂ©sorganiser le systĂ©me des Ă©lections politiques, n’est rejetĂ© 
qu’a six voix de majoritĂ©. 

Dans cette occurrence, et avec la prévision trés-légitime et trés- 
‘naturelle d’un conflit avec le pouvoir exĂ©cutif, les questeurs de |’AS- 
‘semblĂ©e fui proposent de consacrer par up nouveau dĂ©cret le droit 
‘de dĂ©fense personnelle attribuĂ© au parlement par la Constitution; — 


REVUE POLITIQUE. 249 


et aprĂ©s une discussion ow la brutalitĂ© du sabre n’a dissimulĂ© aucune 
de ses espérances, une majorité de 408 voix prononce le suicide de 
]’AssemblĂ©e. Une passion subite s’était emparĂ©e de la Montagne : il 
lui semblait déja que la cause de la royauté allait prendre une furce 
irrésistible dans l'accord de la majorité contre les tendances impé-. 
rialistes, et alors on a vu les chefs de bande, laissant de cété 
ceux des hommes de la RĂ©volution qu’entoure une certaine consi- 
dération morale, entrainer leur troupe au scrutin qui devait lais-. 
ser le sort de l’'AssemblĂ©e aux mains du nouveau ministre de la 
guerre. I] s’est passĂ© dans ce moment des choses inconcevables : des 
hommes, qui ne sont crédules aux mensonges fabriqués.dans cer- 
taines officines que parce qu'ils éprouvent eux-mémex, conime la 
Montagne, la mauvaise crainte de la royautĂ© lĂ©gitime, s’étaient 
laissé dire que les questeurs avaient envie de jouer a ja guerre 
civile. Tout 4 coup les parvles du général Saint-Arnaud qui annonce 
avoir fait arracher dans les casernes le décret sur lequel reposait le 
droit de rĂ©quisition de l’AssemblĂ©e, dessillent leurs yeux ; ils se ha- 
tent de faire dire 4 leurs amis qu'il faut voter pour fa proposition des 
questeurs. 


Mais il n’était plus temps, les chants avaient cessĂ© ! 


C’est—a-dire que les bulletins Ă©taient tombĂ©s dans la machine a .vo-. 
ter ; et de ‘4 les repentirs inutiles, comme il arrive toujours quand 
on a commis de grandes fautes. 

Eh bien! il y a une polĂ©mique dans d’excellents journaux pour 
condamner les 300 et pour remercier les 408, y compris les Mon- 
tagnards, d’avoir ajournĂ© la guerre civile. , 

Depuis le 24 février 1848, aprés que des circonstances plus fortes 
que nous avaient fait de |’auteur de ces Revues un Ă©crivain politi- 
que, en dĂ©pit des habitudes d’une existence entitrement sĂ©parĂ©e de. 
la politique, n’ayant pas un seul instant quittĂ© la brĂ©che, nous avons 
appliqué constamment a Ja discussion les principes gravés au fond 
_ de notre cceur : ne jamais désespérer de la France; travailler dans. 
la mesure de nos forces et dans la limite de notre action au ré- 
tablissement de la société ; continuer, malgré les déceptions du mo- 
ment, a distinguer |’abus de Il’usage : venir en aide au prĂ©sent en re-. 
novant la chaine du passé; condamner absolument toute espéce de. 
conspiration ; s’efforcer d’obtenir de ‘la loi les meilleurvs conditions. 
possibles, et user rĂ©solument de la loi, dans !’intĂ©rĂ©t.du bien, comme. 
si elle Ă©tait bonne elle-mĂ©me. C’est aigsi que nous avons contribuĂ© 





256 REVUE. POLITIQUE. : 


loyatement & l’essai de la RĂ©publique, sass y aveir confiance ; que 
- nous avons demandé le salut aa suffrage universel. tout en restant 
convaincu que le mécanisme da suffrage organisé par la minorité 
dans l’intĂ©rĂ©t de sa domimation, est }’obstacle le plus fort peut- 
étre: 4 la menifestation du sentiment généra) sar les affaires publi- 
ques; c’est ainsĂ© que nows avons acceptĂ© la voix du peuple, quoique 
ignorante et Ă©garĂ©e, dans |’élechen du PrĂ©sident de la RĂ©publi- 
que, et que noes avons fait taire, dans un intérét de concorde, toutes 
les vraisemblances qui s’élevaient dans notre raison contre la durĂ©e 
des avantages d’un pouvoir qui a plus de racines dans bes mimo- 
drames que dans Vhistoire; c’est ainsi que ce pouvoir toucbant 2 sa 
‘fin, en vertu d'une Constitution qu’il a jorĂ©e, nous a’avens opposĂ© 
aucuB puritanisme 4 we manifestation légale, qui nous aurait délivré 
des entraves actuelles, si elle avait pu réussir, mais qui, selon toutes 
les chances, sembliait devoir prefiter bien plus au proviseire qu’ae 
définitif. 

Aujourd’hai qu'il s'agit de nous faire rĂ©trograder et que la dĂ©ma- 
gogie nous ayant ajourné a 4852, une pemscée ambiliesse, placée au 
sommet de la société, propose, pour échapper a la déchéance gale, 
une alliance aux éléments de désorganisation, quel était le devoir 
des hommes dont tout l’effort, depuis bientĂ©t quatre ans, a Ă©tĂ© d’af- 
franchir leur pays de la tutelle des factions anarchiques? Si vis pa- 
cem, pera bellum. Et la guerre auraét été certainement évitée, s'il 
s'Ă©la trouvĂ© sur les bancs del’ AssemblĂ©e assez d’ hommes qui Ccom- 
prissent la gravité de leur mandat. 

il faut plaindre une époque comme la nétre, a qui Dieu a eavoyé 
la RĂ©volution, tandis que les cceurs ont moins que jamais ce qu'il 
faut pour se maintenir au milieu d’épreuves de cette nature. La 
rĂ©union des Pyramides est composĂ©e en majoritĂ© d’ hommes qui n’ont 
pu sapporter deux ans de suite la pensée de ne pas étze ministériels ; 
aprés avoir pavé de leurs obséqniosités les vestibules de la royauté 
lective, ils se soni pris d’adoration pour le nouveau pouvoir, quel- 
que prĂ©caise qu’l fat, et quelque nuage qui s’élevat sur ses inten- 
tions ultérieures ; que dis-je? ils ont vu aussi clair que nous au fond 
de ces fausses tĂ©nĂ©bres, et dans ‘leur pensĂ©Âą intime, afin d’ajouter 
aux chances du pouvoir, ils ont fait défection 4 la loi. lis se sont 
flattĂ©s qu’une politique d’expĂ©dients, pratiquĂ©e au jour le jour, con- 
duirait insensiblement a un Ă©tat d’atonie od la RĂ©volution se trouve- 
rait prise comme dans la glace; et dés lors, la pensée qni avait pa 
descendre 4.ces capitulations, s’est sentie animĂ©e d'un sentiment d’a- 
version. contre ceux qui, porlant plus légérement jes maux du pré- 


REVUE POLITIQUE. 258 


sent, (qu’adoucit d’ailleurs une certaine mansuĂ©tude Ă©nervĂ©e des 
mceurs publiques), n’en sont pas moins convaincus que c'est forfaire a 
la destinĂ©e du pays, que de lecondamner a un rĂ©gime d’éternelle con- 
valescence, et que pas un jour, pas une heure, pas une parole ne doit 
étre perdue pour améliorer progressivement la situation, éclairer les 
esprits, montrer Je terme vers lequel il faut marcher ; et cela en pre- 
nant la France telle qu'elle est, c’est-a-dire comme un pays oui (passez- 
moi la vulgarité du proverbe), les souris ne dansent sur la table que 
guand les chats sont dehors; un pays auquel il faut l’autoritĂ©, l'admi- 
nistration, Ja loi, l’honneur, le tambour et, un peu la gloriole : race 
ov les contrastes sont perpétuels, et ou les antinomies sont, pour ainsi 
dire, normales; race avec laquelle rien n’est plus dangereux que de 
dire d’avance : «cela serait beau et bon; mais cela est impossible, ou 
du moinsbien difficile : nous risqueronsle moins que nous pourrons. » 

Avec les révolutions, on fait de ce peuple une tourbe indisciplinée 
et {éroce ; avec les altermoiements et les lachetés, on transforme une 
nation vaillante et toujours généreuse en eunuques de bas-empire : 
et nous en sommes 4 la politique des eunuques. Descendez au fond 
de chaque scrutin, et vous y trouverez que les peurs hétes, les ba- 
dauderies volontaires, les calculs de l’égoisme et de la mollesse four- 
nissent 4 l’analyse les cing huititmes de Ja composition totale, Et 
voila pourquoi, malgré des échecs sensibles, nous ne tournons pas le 
dos a la politique plus male, qui compte encore sur l’avenir. Qu’on 
le remarque, nous ne nous sentons pas effrayés outre mesure : 
on a pu voir dans notre derniÂąre Renue, si nous pressentiuns les 
affinités, qui, malgré les protestations du National, assez beau a 
voir dans son rugissement, poussent la ‘tourbe des Montagnards 
dans les antichambres de |’ElysĂ©e. Entre le systeme de Ianar- 
chie et celui de |’état de siĂ©ge, si le Parlement achĂ©ve de pĂ©rir, 
la masse de l’opinion doit se prononcer pour le rĂ©gime de |’état 
de siége, sous lequel chacun, en général, conservera sa vigne et sa 
maison : Octave peut donc se trouver aprés César, et quand la téle 
de Cicéron aura été clouée & la tribune aux harangues (en effigie, sans 
doute, car nous sommes devenus plus symbolistes), les poéies chan- 
teront le nouvel Auguste : Dieu fasse qu’ils le chanteot aussi bien 
gu’Horace et que Virgile. Voila, selon nous, Je cĂ©tĂ© vers lequel 
tourne en ce moment la chance : en voulez-vous? moi, je n’en veux 
pas, et la seule diffĂ©rence qu’il y ait entre vous et moi, c’est que vous 
cesserez d’en vouloir, dĂ©s Je Jendemain du jour ou vous aurez contri- 
buĂ© 2 faire rĂ©ussir l’entreprise. 

Ne dites pas de mai du gouvernement parlementaire, car vous le 





252 REVUE POLITIQUE. 


regretterez profondément, quand vous vous serez donné le plaisir de 
voir une fois de plus ce que devient Ja France, lorsque la lassitude 
de l'unarchie y a rétabli le régime du bon plaisir. 

Pour le moment, je termine cette appréciation qui ne saurait 
guére étre plus étendue entre la faute de hier et le péril de demain. 
On peut remarquer en dernier lieu que tous les partis sont faibles. 
L’ElysĂ©e verse & la Montagne, la Montagne verse a 1’ElysĂ©e; les 
temporiseurs dela rue des Pyramides restent comme étouffés entre les 
forces contraires ; les légitimistes ont encore du chemin a faire avant 
de représenter la majorité numérique; il y a dans le pays plus de 
répugnances que de passions : aussi les joiteurs se précipitent-ils 
souvent l’un sur l'autre sans se toucher, et la plupart de ceux qu'un 
coup de lance a portés & terre se relévent sans contusions. Si dans 
une disposition gĂ©nĂ©rale aussi peu active, ceux qui s’arrĂ©tent avant 
d’avoir marchĂ© , avaient eu le courage de manifester publiquement 
et de soutenir en toute occasion la conviction qui pése sur leur 
raison et qui presse leur conscience, nous saurions déja de quel 
cété est la vraie force ; mais il est des temps ot le mot se refuse 
obstinément a venir sur les lévres, quand déja la chose est écrite 
au fond des 4mes. 

Je t&tais derniérement le pouls 4 un membre de la réunion des 
Pyramides, et j’essayais de voir ou finirait son indignation contre le 
Message et quel degré de persévérance il porterait dans la lutte : 
« Ah! me dit-il avec un soupir, aprés cela ob en arriverons-nous?» 
Je ne lui répondis rien, car il savait ma réponse aussi bien que moi, 
et, qui plus est, ma rĂ©ponse Ă©tait aussi la sieane. — Mon homme 4 
plongé comme un canard. 


M. l'abbé Gaume, auteur du Ver rongeur, a fait parattre dans 
l’Univers une lettre dans laquelle il m’associe & sa rĂ©ponse a 
M. l'abbé Landriot. Celui-ci, de son cété, me transmet une réplique 
destinĂ©e & ?’'Univers et qu’il me prie de faire paraitre dans /e CorrĂ©s- 
pondant, Si je dĂ©fĂ©rais au voeu de M. l’abbĂ© Landriot, je serais obligĂ© 
de transcrire aussi fa lettre de M. l’abbĂ© Gaume; je devrais joindre 
enfin mes observations personnelles a celles que présentent ce 
honorables ecclésiastiques. Mais tout cela est trop considérable 
pour la dimension actuelle du Correspondant, et comme Ia a5 
cussion va bientĂ©t s’y reproduire sous une forme nouvelle, Je sham 
pouvoir Ă©viter ce cliquetis de contradictions ou les sujets " 





REVUE POLITIQUE. 253 


examine courent risque de perdre de leur gravité. Celui des deux 
adversaires pour l’avis duquel nous nous sentons portĂ©, ne perdra 
rien, jespére, & cette abstention, car je ne doute pas que le véné- 
rable religieux qui doit bientét parler dans ce recueil ne rende une 
pleine justice au mérite de son ouvrage. 

Avant de disparaitre moi-mĂ©me d’une polĂ©mique ov des devoirs 
impĂ©rieux m’empĂ©chent de m’engager plus avant, je demanderai 4 
nos lecteurs la permission de présenter quelques courtes réflexions. 
Les travaux du tters-part: qui vient d’entrer en lice, sous la direc- 
tion d’un homme avec lequel nous sommes habituĂ©s 4 nous trouver 
plus parfaitement d’accord, de M. l’abbĂ© d’Alzon, dĂ©montrent la faus- 
seté fondamentale de la position que prennent les adversaires du sys- 
téme des études classiques ; il semble aux honorables rédacteurs de 
la nouvelle Revue de (Enseignement chrĂ©tien‘ qu'on ne saurait com- 
prendre |’étude des auteurs pafens autrement que !’UniversitĂ©, et parce 
que cette corporation n‘a pas su faire un bon usage des monuments de 
l'antiquité, les institateurs dont je parle sont tous préts a restreindre 
démesurément la place assignée aux modéles du goft dans le pro- 
gramme des classes, et y introduire d’embiĂ©e des textes beaucoup 
moins purs qu’ils ne le croient eux-mĂ©mes. NĂ©anmoins, ils ne con- 
descendent pas & donner pour base 4 la démonstration de la langue 
latine les hébraismes de la Vulgate, le langage de transition de saint 
Grégoire-le-Grand, et méme le style de saint Bernard, si moderne, 
qu’on soupgonne avec raison qu’un grand nombre de ses discours ont 
Ă©tĂ© prononcĂ©s en langue d’oll, et traduits immĂ©diatement en latin par 
ses disciples. ” 

Ici se manifeste une des conséquences capitales de la derniére 
Joi de l’enseignement , consĂ©quence que nous avons prĂ©vue sans 
pouvoir empécher que le mal ne fit ou accru ou introduit par 
une autorité aussi imposante. En laissant les établissements libres 
d'instruction secondaire face & face avec Jes collĂ©ges de |’Etat, 
on a mis les premiers dans Ja nĂ©cessitĂ©, ou d’accepter la routine 
universitaire, ou de substituer au programme usilé en France, des 
tentatives hasardeuses. Malheureusement, les moyens qu’on doit 
appliquer 4 la direction des premiéres études, ne se déduisent pas 
de ces études elles-mémes ; il faut élever la question beaucoup plus 
haut : c’est dans les rĂ©gions de |’enseignement supĂ©rieur qu'elle 
doit se dĂ©battre et se rĂ©soudre, pour de J& redescendre & I’applica- 
tion pratique des colléges. Or, cette aréne manque absolument aux 


' Paris, chez Giraud, rue Vivienne. 


25h REVUE POLITIQUE. = 


catholiques : l’easeignement supĂ©meur est purement nominal en 
Fromee , et les articles de la dermitre loi, ea réservamt tout ce qui 
conoerne cet enseignament, aat para interdire anx catholques de 
tenter en ce geare des fondations indépendantes. 

Peut-Ă©tre quelques-unes des persommes qui s’sntĂ©ressent au grave 
problame qu‘a soulevĂ© M. d’abbĂ© Gaume, se souwiendrost-elies que 
j'avais teaiĂ©, dans ce recued mĂ©me, de nĂ©tablir ’Himecignement des 
langues anciennes, sur une base qui aurail satisfeat les screpules de 
la conscience catholique, tout en maintenant a ia science et au godt 
V’enuontĂ© que quelques persanzes voedraient aujourd’bui leur faire 
pordne. J'ai deac voula traiter la question; mais je sens bien que 
Yhomme ie mienx préparé ne peut sunmonter, & dai tout seul, tant 
de dificullĂ©s et d’incertitudes. Ce sera matstre & confĂ©rences. 
Eatne hommes qui metiraieat decété toute préecoupation d'amour- 
propre, ef qui sa remcostreraiont anisaĂ©s d’on mĂ©me dĂ©sir de for- 
amer wae @Ă©oĂ©raiion wraiment et grandement chnĂ©tsenne, ‘om ferait , 
j'ea snis convainal, en peu de tenaps, beaucoup de chemin. J’arri- 
verais, posr mon compte, anmé de toutes psdoes ; je pourrais dire 
beaucoup de choses gue je n’ai pas le temps d’écrire, rĂ©pondre aux 
abjections.A mesure qu’elies se preduiraient, moutrer bes difficakĂ©s, 
caimer les craintes, et contribuer ainsi 4 ce qu'on arrive au terrain 
commen; mais ce terrain ne sera trouvé que quand on connaitra 
jomte l’étendue de i’espace a parcourir et tontes les difficultĂ©s dont 
i, eat semé. 


Ch. LEMORMANT. 


BULLETEY BIBLIOGRAPHIQUE. 


Etudes sur la collection des Actes des saints, par les RR. PP. JĂ©suites 
BollarsdĂ©stes., prĂ©cĂ©dĂ©es d'une dissertation sur les aucienues. collec— 
tions bagingraphiques, et suivies d'un recueib de pitces inédites; 
perle R. P. Dom Prrra, moine bénédictin de la congrégation de 
France Âą. 


Ce svat une excellente maniére de lever le nouvean livre du B. P. 
Dem Pitsa, que de donaer simplentens la table des matiéres qui y sont 
lrastĂ©es. Ow ne peut guĂ©re vesserrer dars de plas Ă©treites limites ‘le 
rĂ©seltat de recherches plus Ă©tendues. D’aillewrs, le suget Ă©tait neuf peur 
wotre Ă©poque, et @ a mis lauteur sur la trace de ducements rares et en 
gtande partie ignorĂ©s des lecteurs mĂ©mes qui ong la prĂ©temtion d’étre 
metreits. Enfin les livees et les manuscrits, les diverses langues visantes 
on mortes, ka plupast des riches bibliethéques de | Burepe ent feurni 
paarles Eindes des matériaux d'une valear considérable. 

Mais il y a deux choses qu’an exzpoxĂ© sommaise des questions abor~ 
dées dans cet omvrage ne saurait faire sompconner et qu'il est cependant 
juste de dire : c'est la sebriété, la mesuse avec laqueile le R. P. Pitra 
dispense les trésors de ser érudition , et le charme. et Pé¹lat de atyle 
qui lei servent & corriger da matureile arklsté de son sujet. 

. Les Etudes s’ouvrent pas ene: dissertation prĂ©tisinaire. ayant pour 
but de faire connaitre les collections hayiographiques qui ont précédé 
@ jesqu’’ an certaim point prĂ©parĂ© le monument Ă©levĂ© par les Bollan- 
distes. K’avteur signate d'abord la sollicitude que |’ Bglse a dĂ©plevĂ©e, 
ds |’origine, pour recueillir les actes des martyrs et conserver fidele- 
ment, enmine wn heancar et uae lecon, la mémoire des sasats. Ces 
actes étaient rédigés par les témoins ocalaives des fats on sur leur dépo- 
sition, contrélés par l'assembiée du peaple chrétien, confiés a la garde 
des Egiives. Cela se pratiquait dans kes Gaoles, comme a Rome, ea Alri- 
que, dans I’Egypte et !'Oriemt. Hl cat inutile d'ajouter que be savant bĂ©- 
hédictin admin stre largement les preuves de ses assertions. . 

Pus vienment les collections hagiographiques des Bglises orientales, 
cest-a—dire des Egiises armĂ©nienne, chaldĂ©o-syriaque, Âąthiopierne et 
copte. Leus histoire est rapidement dĂ©crite et amenĂ©e j usqm’a nos jours. 
De mĂ©me I’hagiographie grecue est prĂ©sentĂ©e sous les phases diverses 
qu'elle a parcousues; Ics actes des proconsuls, le travail des notaires, 
la lecture publique de ces actes et les homélies et panégyriques dont ils 
étaient le texte et le résumé, les recueils connus sous Je nom de Vies 
des Pére s, les écrits des compilateurs et métaphrastes. 

En ce qui regarde lhagiographie de }’Occident, l’auteur rappelle les 


{ In-6*. Paris, Jacques Lecoffre. 


256 BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


régles de sage critique qui ont dirigé |'Eglise romaine dans le choix des 
Ă©gendes ou histoires dont on faisait lec ure publique devant l’assennblĂ©e 
des fidĂ©les. Ainsi, d’aprĂ©s Jes documents qu’il invoque, on admettait 
seulement pour cette lecture les actes d'une origine authentiquement 
connue, c’est-a-dire qui Ă©taient, ou dĂ©tachĂ©s des registres des nolaires, 
ou rédigés sur des témoignages incontestables; d'ailleurs, il ne devait 
s’y trouver rien de contrai.e, soit a la foi, soit aux meeurs, rien qui pot 
éire occasion de scandale. Ces régles furent également suivies par les 
Ă©glises des Gaules, d’Afrique, d'Espagne et d’ Angleterre. 

Aprés ceite dissertation capitale et émineinment propre & guider ceux 
qui s’occupent d‘hagiographie et d'histoire ecclĂ©siastique, le R. P. Pitra 
retrace I’ceuvre des Bollandistes avec les vicissitudes qu'elle a subies ; 
car cette ceuvre est véritablement une Iliade commencée par trois ou 
quatre Homére et continuée par des rapsodes illustres, qui so. t loin 
d'avoir achevé leur merveilleux travail. 11 faut suivre notre auteur ra- 
contant la création des Acta sunctorum et les voyages littéraires des 
savants religicux én Allemague, en France et en Italie; déroulant soas 
les yeux du lecteur le plan et les richesses de la publication bo.lan- 
diste, puis les controverses, les débats, les tribulations de toutes sortes 
gui vinrent la menacer et l‘eniraver. La persĂ©cution qui toniba sur lor- 
dres des Jésuites dans la derniére moitié du XVII siécle, et bientdt le 
contre-coup de Ja révolution francaise, qui suspendit ou méme anéantit 
tant d'oeuvres commencées, arrétérent pour cinquante ans les effurts de 
nos hagiograplies. Enfin ils ont repris leur marche interrompne et fait 
paraitre, récemment, le cuiquante-quatriéme volume de la vaste collec- 
tion, qui va maintenant ju qu’au dix-sepliĂ©me jour d octobre. Le R. P. 
Pitra exainine ce dernier voiume avec une critique écliirée, et il réfute 
les objections dirigées de différents points contre le plan et les dimen- 
sions de l’ceuvre. Ii observe qu'on ne peut rĂ©duire le nombre des saints 
gans encourir de graves reproches. ni tronquer les actes sincéres sans 
trahir la cause de ja vérité et du droit, ni supprimer les actes douteux, 
si ce n'est au détriment de la critique, de l'histoire et des lettres, ni 
mutiler les commentaires, & moins de renverser (cuvre bollandiste 
-et de fuir la bataiile offerte, de nus jours. au catholicisme par une Ă©cole 

ui dĂ©nature ou nie | histoire en prĂ©tendant l’expliquer. Toutes ces 
choses, ja narration, les remarques, la controverse prennent de la vie 
et de la couleur sous Ja plume de Dom Pitra, et l'on trouve en lui non- 
seulement un Ă©rudit quia beaucoup appris avec les morts, mais de plus 
un Ă©crivain qui sail converser avec les vivants. 

Aux Etudes sunt jointes vingt trvis lettres inédites. Presque toutes 
sont des Bollundistes; les autres sont de Le.bniiz, de Muratori, des 
PP. Sirmond, Kircher, Hardouin. ‘Toutes sont relatives a l'ceuvre des 
Acta sanctorum, et compilétent le travail dont nous venons de présenter 
V’analyse. 

G. DARBOY. 


L’un des GĂ©rants, Cuagtes DOUNIOL. 


_ a 


Paris. — £. Da Sore, imprimeur, 36, ree de Selac. 





Tome XXIX. — 5° Livraison. JEUDI, 41 DEC. 1831. 





DES #TUDES CLASSTOUES 


DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 


(1° ARTICLE. ) 


~ 


I 


SAINT GREGOIRE DE NAZIANZE ET SAINT BASILE LE GRAND. 


Les entreprises généreuses ne restent pas longtemps en germe 
sur le sol francais. La restauration de l’enseignement catholique 
commencee d’hier a rapidement progressĂ©; elle s’avance entourĂ©e 
des sympathies, aidĂ©e du concours d’une multitude d’hommes de 
bien. Si de déplorables commotions ne viennent pas brusquement 
interrompre ces travaux, sans doute nous préparerons a l'avenir 
des générations meilleures et plus croyantes que la nétre. 

Une ceuvre de restauration ne peut pas toujours se soustraire & 
la nĂ©cessitĂ© des tatonnements. Quand il s’agit de rĂ©parer nos vieilles 
basiliques, ravagées par le temps et par le marteau révolutionnaire,. 
ou bien défigurées par un replatrage maladroit, nous voyons un ar-- 
chitecte intelligent interroger chaque troncon, chaque moulure mu- 
tilée et chercher partout des indices qui puissent l'aider 4 reproduire 
dans leur entier les formes primitives. Si }’on venait par hasard & 
dĂ©couvrir les anciens plans suivis dans la construction de !’édifice, 
on ne manquerait pas de s’y conformer, et l’on s’épargnerait ainsi 
bien des recherches, bien des peines, peut-étre aussi bien des mé- 
prises. 

T. xxix. 11 péc. 18541. 5° hiva. 9 





= 


958 DES ETUDES CLASSIQUES 


Hi nous semble que pour reconstituer l’enseignement sur ses vĂ©ri- 
tables bases et pour déterminer les grandes lignes de cet édifice, 
nous n’avyons pas besoin de recourir 4 des indices douteux. Les 
plans et les dessins sont entre nos mains, et de plus, une tradition 
constante, conservĂ©e jusqu’a nous de maitre en maitre, est la pour 
nous guider et nous prĂ©server de tous Ă©carts. Nous n’admettons pas 
que, dans des choses qui tiennent de si prés a la foi et aux mceurs, 
cette tradition ait pu s’altĂ©rer au point de nous livrer a I’arbitraire 
des conjonctures. Nous n’admettons pas qu’un systĂ©me pernicieux 
ait prĂ©valu pendant trois siĂ©cles, sous l’influence du clergĂ© et des 
ordres religieux, au Su et au vu des premiers pasteurs, et que le 
silence de ceux-ci nous autorise 4 prendre l’iniliative d’une rĂ©- 
forme. 

On comprend que nous avons en vue ceux qui voudraient re- 
pousser de l’enscignement |’étude de l’antiquitĂ© grecque et romaine, 
pour y substituer ce qu’ils appellent des classiques chretiens. Un 
pareil projct peut sourire d’abord a des ames religieuses ; mais sup- 
porte-t-il un examen sérieux? A part toute prédilection de rhéteur 
et d’humaniste, devons-nous dĂ©sirer, dans l’intĂ©rĂ©t de la grande et 
Sainte cause pour laquelle nous combattons, que ce programme soit 
adopté dans nos petits séminaires, dans nos colléges libres, partout 
ou se forme Ja jeunesse appelĂ©e 4 militer sous |’élendard de la foi? 
Est-il vrai que notre société ne soit si étrangement malade que 
parce que son Ă©ducation a Ă©tĂ© faussĂ©e par la lecture d’HomĂ©re ou de 
CicĂ©ron? Nous le dirons, parce que notre pensĂ©e n’a rien d’inju- 
rieux pour les hommes honorables dont les sentiments ne sont pas 
enticrement conformes aux ndtres, il nous semble reconnaitre 1a 
quelque chose de Ja sollicitude d’une mĂ©re, qui, voyant sou@rir son 
enfant, recherche avec trouble la cause de son mal, ei s’en prend, 
dans sa tendresse alarmée, aux mets les plus inoffensifs. 

Les plans et les dessins de J’éducation chrĂ©tienne sont encore, 
avons-nous dit, entre nos mains. I] est utile, avant toule discussion, 
d’en remettre quelques-urs sous les yeux de nos lecteurs. Nous 
allons commencer par le IV° sidcle. ) 

Tout le monde s’explique sans doute pourquoi nous ae remontons 
pas au dela. Entre les catacombes, ot se_recrutaient les premiers 
chrĂ©tiens, et les arĂ©nes, oi ils Ă©taient livrĂ©s aux bĂ©tes, il n’y avait 
guere place pour les écoles. Si les enfants des fidéles fréquentaient 


DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 259 


les lecons d’un grammairien ou d’un rhĂ©tear pafen, il y avait 14 pour 
eux un tel danger que la nécessité seule les excusait au jugement 
de Tertallien‘. D’ailleurs, nous ne pourrions presque rien conclure 
des habitudes littéraires que nous aurions constatées chez Jes chré- 
tiens de cette époque. Nés et élevés, pour la plupart, au sein da 
paganisme, leur culture intellectaelle lui appartenait 4 certains 
Ă©gards : apologistes de la foi contre les pafens, ils devaient Ă©tudier 
dans les auteurs pafens Jes erreurs qu’ils avaient 4 combattre. Mais 
vers le milieu du !V*siĂ©cle, il n’en est plus de mĂ©me. Alors nous 
trouvons des familles chrĂ©tiennes qui n’ont d’autres traditions que 
celles de ’Evangile. D’un autre cĂ©tĂ©, les autels des faux dieux Ă©taient 
tombĂ©s ; leur culte aboli dans presque tout I’empire, tous Jes efforts 
des doctears de |’Eglise se tournent contre les hĂ©rĂ©tiques. C’est 
Grégoire de Nysse qui nous donne cette appréciation du temps ot 
il vivaitÂź. Le polythĂ©isme a donc fait son temps; sous I’empereur 
apostat, il ne recouvrera qu’une vie factice et Ă©phĂ©mĂ©re; bientĂ©t 
saint Augustin célébrera ses funérailles dans son immortel ouvrage 
de la Cité de Dieu. 

ArrĂ©tons-nous donc a cette Ă©poque, et voyons quelle sorte d’édu- 
cation recevaient, sous les empereurs chrétiens, les descendants 
des martyrs et des confesseurs, comme saint Basile le Grand, les 
enfants des familles en quelque sorte sacerdotales, comme saint Gré-- 
goire de Nazianze. Grégoire et Basile, ces noms sont devenus insé- 
parables depuis que la plus pure des amitiĂ©s en a consacrĂ© |’union. 
Ils n’en rĂ©veillent qu’avec plus de charme Jes idĂ©es de science et de 
piĂ©tĂ©. Qui n’a oul parler avec bonheur de ces admirables Ă©tudiants 
qui, dans la frivole Athénes, ne connaissaient que deux chemins, 
celui de l’école et celui de l’église? Rien de comparable & |’aurĂ©ole 
de sainteté qui brille sur leurs berceaux. Hs sont a !a lettre les en- 
fants des saints, puisque le pĂ©re et la mĂ©rc de chacun d’eux sont 
honorĂ©s comme tels dans |’Ezlise. On compte, en outre, trois saints 
et deux saintes parmi leurs fréres et leurs sceurs. 

GrĂ©goire naquit & Nazianze, en Cappadoce, d’un pĂ©re du mĂ©me 
nom que lui, qui mĂ©rita d’étre ¹élevĂ© sur le siĂ©ge Ă©piscopal de cette 
ville, et de Nonne, une noble et vertueuse femme, dont la tendresse 
éclairée eut la plus grande influence sur son ayenir. Dans le poéme 


4 De Idolatr., c. 10. Ed. Paris, 1678, p. 01. 
2 In Laud. Basil. M. Paris, 1638, t. IIT, p. 483. 


260 DES ETUDES CLASSIQUES 


qu’il a Ă©crit sur sa vie‘, il se montre formĂ© dans son enfance par 
cette pieuse mére qui lui apprend a goiter les livres qui parlent de 
Dieu. Mais bientĂ©t dĂ©sireux de s’instruire dans les lettres profanes, 
qu’il regarde comme les auxiliaires dela science sacrĂ©e, il quitte, 
encore tmberbe, la terre natale et se dirige vers AthĂ©nes. II n’arriva 
dans cette ville qu’aprĂ©s avoir Ă©tĂ© assailli par une furieuse tempĂ©te, 
% laquelle i] Ă©chappa miraculeusement. Lorsqu’il revint dans sa 
patrie, il touchait déja & sa trentiéme année. Nous savons, de plus, 
qu’avant de se rendre 4 AthĂ©nes, il avait frĂ©quentĂ© les Ă©coles de 
CĂ©sarĂ©e de Cappadoce, de CĂ©sarĂ©e de Palestine et celles d’Alexandrie. 

Basile était né a Césarée, capitale de la Cappadoce ; mais il passa 
ses premiéres années dans le Pont, dont sa famille était originaire. 
Au sortir des bras de sa nourrice, il fut confié aux soins de son 
aieule, sainte Macrine, a laquelle il se reconnait redevable d’une 
forte éducation religieuse. Puis il vint habiter Néocésarée avec son 
pĂ©re et sa mĂ©re. Son pĂ©re, qui s’appelait aussi Basile, et qui s’était 
acquis comme rhéteur un certain renom, voulut étre son premier 
instituteur. Bien jeune encore, on le renyoya 4 Césarée, dont il fré- 
quenta les écoles, en méme temps que ce méme Grégoire , avec 
lequel il devait contracter dans la suite une si étroite amitié. Mais 
bientét leurs études les séparérent; car tandis que Grégoire par- 
courait pour s’instruire la Palestine et l’Egypte, Basile assistail a 
Constantinople aux lecons de Libanius. Ce fut & AthĂ©nes qu’ils se 
retrouvérent. Li%, pour nous servir du poétique langage de Gré- 
_goire, ces deux ruisseaux sortis d’une mĂ©me source, aprĂ©s avoir 
coulé quelque temps sur des plages différentes, réunis enfin par la 
main de Dieu, se confondirent entiérement l'un dans l'autre. 

On a pu remarquer dans la jeunesse de Basile et de Grégoire, 
avant toute étude littéraire, cette époque ou ils recevaient les pre- 
miers principes de la religion, et lisaient le livre qui parle de Dieu. 
Ce livre, ce fut peut-Ă©tre pour vous une Histotre sainte ou la Bible 
de Royaumont. Plus jeunes encore, n’avez-vous pas parcouru avec 
une curiosité naive cette Bible en images, dont le texte se trouvait 

* Opp., t. HI. Ed. Morel, Paris, 1630, p. 2 et seqq. Pour les lettres et les poésies 
de saint Grégoire, nous citerons cette édition. Pour les discours, le premier yo- 
lume des Bénédictins. 

@ Orat. 43, page 781. 
* Voir la vie de saint GrĂ©goire et celle de saint Basile, dans I’édition de leurs 


ceuvres par les Bénédictins. Cf. Ceillier, Tillemont. 
@ 





DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 261 


sur les lévres de votre mére? Il est vrai, depuis que les philosophes 
ont eu Ia fatale pensĂ©e de s’occuper de I’enfance, ces pieuses tradi- 
tions domestiques vont s’affaiblissant tous les jours. Et comme, d’au- 
tre part, les parents sont souvent assez pressés de se décharger sur 
Jes matitres du soin de leurs enfants, il en résulte pour ceux-ci des 
devoirs plus étendus et une responsabilité nouvelle. 

Aprés cette éducation toute religieuse, venaient les études littdé- 
raires, celles qu’aujourd’hui nous nommons classiques. L’espĂ©ce d’i- 
tinéraire que nous avons tracé a pu donner une premiére idée de la 
part qui leur Ă©tait faite. Ajoutons qu’elles n’étaient pas le lot privi- 
légié de quelques jeunes gens, et que, pour nous borner & ces deux 
familles, nous aurions pu produire des détails analogues, quoique 
moins circonstanciés, sur saint Césaire, frére de Grégoire de Na- 
zianze, aussi bien que sur Nancrace et saint Grégoire de Nysse, tous 
deux frĂ©res de Basile’. Cependant un troisiĂ©me frĂ©re de Basile, saint 
Pierre de SĂ©baste, ne quitta pas comme les autres le foyer domesti- 
que, pour aller au loin chercher la science. TouchĂ© sans doute d’un 
de ces attraits de la grace, tel qu’il s’en rencontre dans la vie des 
saints, il préféra les lecons de sa sceur Macrine, qui le fit parvenir, 
presque enfant, 4 un degré éminent de perfection. Saint Grégoire de 
NysseŸ nous dit qu'il méprisa toujours les études profanes, et la 
mention particuliére qu'il fait de cette circonstance de sa vie, nous 
prouverait seule, 4 défaut du reste, que Pierre ne suivit pas en cela 
Ja voie commune. Mais un auteur qui, voulant nous donner un spé- 
cimen de I’éducation d’alors, laisserait de cĂ©tĂ© celle des deux GrĂ©- 
goire, de Basile, de Césaire et de Nancrace, pour ne nous présenter 
que celle de Pierre de SĂ©baste, prendrait assurĂ©ment |’exception 
pour la régle. 

Jusqu’ici, nous n’avyons encore envisagĂ© que par le dehors ces . 
Ă©tudes auxquelles Ja jeunesse chrĂ©tienne s’appliquait avec tant d’ar- 


deur. Un événement tout a fait caractéristique va nous faire pénétrer_ . 


plus avant, et nous dévoiler la nature de ces études, ainsi que le 
genre d’importance qu’on y attachait ; mais il faut faire d’abord con- 
naissance avec un personnage qui jouera dans cet événement le 
principal réle. 

Ce personnage est Julien, |’hĂ©ritier‘prĂ©somptif de l’empereur 


4 Cf. Ceillier, Tillemont. Sur Nancrace, vy. Grég. Nyss. de vfta 8. Macrina. Opp. 
t. I, page 182. — 2 Ibid., page 186. 


962 DES ETUDES CLASSIQUES 


Constance, qui vint 4 AthĂ©nes s’asseoir sur les bancs, 4 cĂ©tĂ© de Ba- 
sile et de GrĂ©goire, et se mĂ©ler a |’auditoire d’HimĂ©rius et de Pro- 
hĂ©rĂ©se. GrĂ©goire n’augura rien de bon de ce nouveau condisciple. 
On sait qu’il dĂ©mĂ©la d’un coup d’ail tout ce que couvait cette 
étrange nature, qui se trahissait par des gestes heurtés et les ex- 
pressions de visage les plus incohĂ©rentes. Quel monstre l’empire 
nourrit dans son sein‘! GrĂ©goire ne put retenir cette parole en 
voyant Julien, et il s'est plaint depuis de n’avoir Ă©tĂ© que trop bon 
prophéte. 

Peu de temps aprĂ©s I’arrivĂ©e de Julien & AthĂ©nes3, une foule nom- 
breuse accompagnait au rivage les deux illustres étudiants, Grégoire 
et Basile, qui se disposaient a partir pour la Cappadoce. Maitres et 
disciples, nouveaux venus et anciens amis, tous versaient des lar- 
mes; tant d’éloquence et tant de vertu excitaient des regrets uni- 
versels. On emploie pour les retenir la force et la persuasion; on 
promet 4 GrĂ©goire de le faire roi de l’éloquence. Il cĂ©da, moitiĂ© & 
leurs caresses, moitiĂ© a leur violence, et vit s’enfler, non sans tris- 
tesse, la voile qui emportait son cher Basile. Cette scéne dut laisser 
une impression dĂ©sagrĂ©able dans ]’Ame envieuse de Julien. S’1l faut 
en croire SozomĂ©ne *, la jalousie qu’il avait congue contre les deux 
Ă©loquents Cappadociens, fut pour beaucoup dans |’acte qu’on va 
lire, et qu’il publia lorsque, devenu empereur, il eut jetĂ© le masque 
de religion dont il s’était longtemps couvert. Nous transcrivons cet 
acte en entier 4; c’est un chef-d’ceuvre d’hypocrisie lĂ©gale qu’il peut 
encore Ă©tre utile d’étudier. 

« Nous pensons que la vraie doctrine ne consiste pas dans |’har— 
" monie des paroles et du langage, mais bien dans les dispositions 
saines ou elle affermit l’esprit et le jugement, et dans la juste apprĂ©- 
. Cjation qu’elle donne du bien et du mal, de I’honnĂ©te et de son con- 
traire. Celui donc qui pense une chose et en enseigne une autre, 
manque @ Ia fois de science et de probité. Si ce désaccord entre sa 
pensĂ©e et son langage ne concerne que des choses lĂ©gĂ©res, il s’écarte 
d’autant de Ila bonne voie; mais si cela a jieu en matiĂ©re grave, ne 
se place-t-il pas au niveau des débitants, non pas des pius honnétes, 


4 Saint Grég., Orat. 5, page 162. C. 

2 Saint Grég., Orat. 43, p. 789, 790 et Carmen de vita sua, t. I, p. 5. 
5 L. V, 6. 26: Ba. Vatets, page 623, 

4 Juliani. Imp, Bp. 42, opp. t. Il, page 192. Bd. Petem. 


DANS LA SOCIETE CHRETIEBNE. 263 


mais de ceux de la pire espĂ©ce? Je parle de ces bommes qui: n’en- 
seignent rien lant que ce qu’ils abhorrent Je plus, et qui sĂ©duisent 
et amorcent par des discours flatteurs les disciples auxquels ils veu- 
lent inspirer leur pervereité. 

« C’est pourquoi il faut que les instituteurs, en quelque genre que 
ce soit, alent de bonnes mceurs, et pe sojent pas imbus de doctrines 
nouvelles et opposĂ©es a celles de l’Etat. (On voit que- nous n’avons 
rien inventé.) Mais ces qualités sont surtout nécessaires dans ceux 
qui expliquent a Ja jeunesse les écrits des anciens, spit comme rhé- 
teurs, soit comme grammairiens, soit surtout comme sopbistes, 
puisque les sophistes font rentrer dans leur enseignement non-seulee 
ment les belles-lettres, mais encore la morale et méme la politique. 
Sans examioer ici a guel point cette prétention est fondée, je loue 
ceux qui aspirent a une si noble profession; mais je les Jouerais en- 
core plus s’ils ne trompaient pas, et ne se condamnaient pas eux- 
mĂ©mes en enseignant autre chose que ce qu’ils pensent, Eh quoi 
donc? (Voici de indignation) Homére, Hésiode, Démosthanes, Hé- 
rodote, Thucydide, Isocrate et Lysias ne tenaient-ils pas des dieux 
toule leur science? N’étaient-ils pas consacrĂ©s les uns 4 Mercure, les 
autres aux Muses? C’est chose inouie d’expliquer les ouvrages de 
ces grands hommes et de dĂ©shonorer en mĂ©me temps les dieux gu’ils 
aut honorés ! 

« Toutefois, je ne veux pas contraindre ceux gui agissent de la 
sorte a changer de sentiment. (Voyons comment Julien entendait la 
libertĂ© de conscience et la libertĂ© d’enseignement.) Je leur laisse le 
choix ou de ne pas enseigner ce gw’ ils regardent comme des fables, ou, 
xils persistent a vouloir enseigner, de le faire d'abord par leurs exem- 
ples et de persuader a leurs disciples qu’HomĂ©re, HeĂ©siode et les au- 
tres ne mĂ©ritent pas les reproches qu’ils ont coutume de leur adresser, 
dimpietĂ©, de folie ou d’erreur touchant la diwinitĂ©e. Autrement en 
vivant des ouvrages de ces illustres Ă©crivains, ils se montrent les 
esclaves d’un vil intĂ©rĂ©t, et ]’on voit bien qu’ils font tout pour quel- 
ques drachmes. 

« Jusqu’a ce jour, bien des considĂ©rations pouvaient leur fermer 
l’accĂ©s des temples. La terreur qui planait en tout lieu rendait excu- 
sables ceux qui ne proclamaient pas la vérité sur les dieux. Mais, 
depuis que ces mémes dieux nous ont rendu la liberté, il est étrange 
que ces mĂ©mes hommes se permettent d’enseigner ce qℱwils regardent 


26h DES ETUDES CLASSIQUES 


comme pernicieux. (Vous le voyez, c’est au nom de la libertĂ© que 
Julien ferme les Ă©coles aux chrĂ©tiens.) S’ils reconnaissent la sagesse 
de ceux dont ils sont les interprétes et dont, en quelque sorte, ils 
expliquent les oracles, qu’ils commencent par imiter leur piĂ©tĂ© en- 
vers les dieux. Mais s’ils pensent que ces hommes illustres offensent 
la majestĂ© des dieux, gu’ils aillent dans les Eglises des GalilĂ©ens expli- 
quer Matthieu et Luc, qui ne vous permettent Pas, si vous leur 
obĂ©issez, d’assister aux sacrifices. 

« Je veux donc, pour parler comme vous (méfiez-vous des légis- 
lateurs qui emploient volontiers les expressions bibliques), que votre 
langue et vos oreilles soient rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es, et n’aient plus rien de com- 
mun avec ce culte, auquel je resterai, j’espĂ©re, constamment atta-~ 
ché, moi et tous ceux qui me veulent et me font du bien. 

« Cette loi concerne les maftres et instituteurs. (En fait, elle attei: 
gnait indirectement les disciples, et les saints PĂ©res s’en plai- 
gnent‘). Pour les jeunes gens qui voudraient frĂ©quenter les Ă©coles, 
ils sont libres. (Excellente libertĂ© d’enseignement!) Car il serait dĂ©- 
raisonnable d’écarter du droit chemin des enfants qui ne savent en- 
core de quel cété se tourner, et de les forcer 4 suivre les errements 
de leurs pĂ©res. On dira peut-Ă©tre qu’il convient d’en user avec eux 
comme avec des insensés, et de les guérir contre leur gré. Mais nous 
voulons Ă©tre indulgents a l’égard de ceux qui sont affectĂ©s de cette 
maladie, persuadĂ©s qu’il vaut mieux instruire que chatier des hommes 
Sans raison. » . 

N’admirez-vous pas cette Ă©quivoque ingĂ©nieuse que |l’empereur 
apostat mĂ©ne de main de maitre, d’un bout 4 |’autre de son Ă©dit, a 
travers les sinuositĂ©s d’une phrasĂ©ologie prĂ©tentieuse. Expliquer les 
auteurs paiens et enseigner le paganisme, c’est une mĂ©me chose : 
comme cela est bien pensé! Avez-vous vu comme il distingue, en 
vrai casuiste, la matiére Iégére et la matiére grave en genre de 
tromperie? Et puis avec quel goit de fine ironie il renvoie les 
chrĂ©tiens a Luc et 4 Matthieu, que l’on explique dans leurs Eglises ? 
On comprend que cet homme a été chrétien dans sa jeunesse, qu'il 
est montĂ© jadis 4 l’ambon en habit de lĂ©vite, et qu'il a besoin de se 
dédommager de toutes les contraintes que son ambition jointe & sa 
lacheté lui a fait subir. 


‘ Plusieurs critiques cependant pensent que ces plaintes ont pour objet une 
autre loi de Julien dirigée contre les étudiants eux-mémes. 








DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 265 


Cet acte fut odieux aux chrĂ©tiens. L’éloquence n’avait pas Ă©tĂ© nĂ©- 
cessaire 4 la premiĂ©re diffusion de ]’Evangile, et l’on savait que des 
pécheurs de Galilée avaient conquis le monde a Jésus-Christ avec leur 
rade langage. Mais on savait aussi que dans les temps ordinaires les 
moyens humains concourent 4 |’accomplissement de l’ceuvre de Dieu, 
et qu'une religion frappĂ©e d’un pareil ostracisme ne tarderait pas & 
tomber dans un facheux discrédit. Quand ils virent se fermer devant 

eux les sources de |’antiquitĂ©, les chrĂ©tiens regardĂ©rent l’enseigne- 
ment comme perdu pour eux. Ils n’avaient plus dĂ©sormais entre les 
mains aucun texte sir et irréprochable sous le rapport littéraire. 

Des deux professeurs que nous avons rencontrés 4 Athénes, da 
temps de Basile et de Grégoire, l'un, Prohérése, était chrétien. II pa- 
rait qu’il n’était pas sans talent, puisqu’on lui avait Ă©rigĂ© une statue 
& Rome. I] descendit de sa chaire pour n’y plus remonter. En vain 

Julien, dĂ©sireux sans doute de se parer d’un semblant de gratitude 
pour son ancien maitre, lui fit-il offrir un brevet d’exemption, Pro- 
hérése repoussa toujours les faveurs de cette main sacrilége. Malgré 
les éloges prodigués & Julien par la plupart des rhéteurs palens , 
lĂ©dit qu’on vient de lire fut apprĂ©ciĂ© gĂ©nĂ©ralement a sa juste valeur. 
Ammien, son panégyriste, le trouve rigoureux et tyrannique (durum 
et imclemens) ; il ajoute qu'il voudrait en ensevelir la mémoire dans 
un Ă©ternel silence‘. Mais GrĂ©goire de Nazianze ne souffrira pas qu’il 
€0 soit ainsi. I] veut attacher le nom de Julien au pilori de histoire, 
&€ pour cela il a pris soin, dit-il?, d’élever une colonne plus haute 
‘We celles d’Hercule, qui pit se transporter dans tous les temps et 
20S tous les lieux, afin d’éterniser le souvenir des crimes de 1’A- 
Postat, et de servir 4 l’instruction de la postĂ©ritĂ©. 
Cette colonne est en effet demeurée debout. Nous avons de Gré- 
Sire deux discours écrits contre Julien, et qui dans le langage méta- 
Orique des Grecs sont appelés stéliteutiques, par allusion A la co- 
tonne sur laquelle on affichait les condamnations infamantes. Il 
le que nous soyons cette postérité que Grégoire veut instruire. 
Assez au fait, Dieu merci, des crimes de Julien, quelques-uns ont 
t~@tre. oublié quelle fut de toutes ses mesures persécutrices la 
Plus Perfide et la plus odieuse. Grégoire va nous le dire : Julien est 
Aalssable & bien des titres, mais il n’a rien fait de plus odieux’ (que 


4 Anmian., lL. 23, Ce 40. Ed, Valois, p- 824. -_ 2 Orat. 3, page 176. = 8 Orat. hy 
ps6 131, E. 


en SE 





260 DES ETUDES CLASSIQUES 


eette loi contre les professeurs chrĂ©tiens). Mais, dira-t-on, c’est sans 
doute parce que Julien enlevait par 1a aux professeurs chrétiens 
Joccasion de mettre 4 nu dans leurs lecons les absurdités du paga- 
nisme. Grégoire répond!: «Il nous a empéché de parler le langage 
attique, mais non de dire la vérité. » II fallait que Grégoire attachat 
fn grand prix 4 la puretĂ© du langage et 2 |’éloquence. Dans le mĂ©me 
discours, i! nous dit? ; « J’ai abandonnĂ© au premier venu tout le reste, 
richesses, noblesse, ponvoir, en un mot toutes les grandears terres- 
tres, toutes les fausses joies de ce monde. Je ne tiens qu’’ une chose, 
a I’éloquence, et ye ne regrette pas ce que j’ai essuyĂ© de fatiques sur 
terre et sur mer pour U’acqucrir (qu'on se rappelle son voyage a 
Athénes ). Puissé-je , puissent mes amis posséder une parole puis- 
sante | C’est la premiĂ©re chose 4 laquelle je me sois attachĂ©. AprĂ©s 
ce qui vient de Dieu, et les espĂ©rances de |’ordre surnaturel, je n’eus 
jamais rien tant & coeur. » 

Le jugement de GrĂ©goire sur Julien ne fut pas |’effet de la passion 
du moment ni d’une prĂ©dilection personnelle pour tes Ă©crits de |’an- 
cienne Grace. Assez longtemps aprés, saint Augustin faisant dans la 
Cité de Dieu le recensement des ennemis de |'Eglise et arrivant a 
Julien 5 demande s’il ne mĂ©rite pas bien d’étre placĂ© parmi les persĂ©- 
cuteurs, celui qui interdit aux chrĂ©tiens l’étude et |’enseignement 
des lettres. Remarquez ce qui rĂ©sulte de 14: Julien n’avait interdit 
aux chrétiens que les auteurs pafens, car il Jeur laissait Luc et Mat- 
thieu, comme il le dit outrageusement. Selon saint Augustin, ¹’était 
les priver de toute culture littéraire. La conséqnence est facile a 
déduire. : 

C’était le cas ou jamais de faire des classiques chrĂ©tiens : on en 
fit. N’allez pas croire qu’on se contenta de mettre entre les mains 
des Ă©coliers quelques ouvrages de saint Justin et de saint Athanase, 
ou bien de leur faire Ă©tudier les rĂ©gles de |’élocution dans les mor- 
ceaux choisis des saintes Ecritures. Deux hommes da nom @’ Apolli- 
naire 4, l'un habile grammairien, |’autre, son fils, rhĂ©teur distinguĂ©, 
#Âą partagĂ©rent les livres de |’Ancien et du Nouveau Testament, et y 
puisérent les sujets de divérses compositions dans lesquelles ils imie 
tatent Homére, Pindare, Earipide, Platon et les autres auteurs de 
Vantiquité. Le grammairien faisait les épopées, les odes et Jes dra- 


: § Orat., p. 00. B. — 2 idfd., page 139. A. —— * S. dug. Rd. Maur., t VIE, page 
535. — 4 Socrate, 1. Ill, c. 16. Ed. Valois, p. 187. 





DANS LA SOCIETE CARETIENNE. ee? 


mes, le rhĂ©teur les dialogues et les pidces d’éloquence; de telle 
sorte, dit Socrate 4 (ceci est & noter), qu’aucus des genres de la littĂ©- 
rature grecque ne fut dtranger aux chrétiens. Les couvres des Apol- 
linaire jouirent d’une vogue rĂ©elle mais passagĂ©re. La mort de 
Julien les rendit bientĂ©t inutiles; au temps de Socrate2, tf w’en Ă©tast 
pas plus question que si elles n’avaient yamats existĂ©. Tel fut, d’aprds 
cet historien, je sort des premiers classiques chrétiens. : 

Quant aux poésies de saint Grégoire elles ne furent écrites ni & 
la mĂ©me 6poque, ni dans |e mĂ©me but3, comme queiques- uns Il’ont 
cru. 

Socrate ajoute qu’on revint promptement & I’élude de |’antiquitĂ© 
greeque 4, et la-dessus il se pose cette question : Ge retour & la 
littĂ©rature heilĂ©nique n’est-i! pas un mal? Car, enfin, cette littĂ©ra- 
ture enseigne le polythĂ©isme. C’est prĂ©cisĂ©ment la question qui nous 
occupe. Voyons ce qu’il rĂ©pondra. 

a Jésus-Christ et ses disciples n'ont pas admis comme inspirés les 
livres desGrecs ; ils ne les ont pas non ples rejetés comme nuisibles. 
Ce n’est pas, je pense, sans quelque raison. En effet, parmi les 
sages de la GrĂ©ce, un grand nombre n’ont pas Ă©tĂ© tras-Ă©loignĂ©s de la 
connaissance de Dieu. Avec les armes de la logique, ils ont noble- 
ment combattu Epicure et les autres contempteurs de la Providence, 
et renversé leurs systimes insensés. Par des ouvrages de ce genre, 
iis se sont rendus utiles aux fidĂ©les. Mais ils n’ont pas connu la 
principale source de la sagesse ; ils ont ignoré le mystére de Jésus- 
Christ, myslére caché aux générations de }a terre et aux enfants du 
siĂ©cle. Et l’ApĂ©tre nous montre qu’il en est ainsi dans son Ă©pitre aux 
Romains, ot i! dit : « Dieu témoigne la colére qu'il fera parailtre du 
ciel contre toute !’impiĂ©tĂ© et l’injustice des hommes, qui tiennent 
ipjastement ia vérité de Dieu captive. Parce que ce qui peut étre 
conou de Dieu leur a été découvert, Dieu le leur ayant manifesté. 
Car par la connaissance que les créatures de ce monde ont des choses 
qui ont été faites, ce qui est invisible en Diey leur devient visible, 
mĂ©me sa puissance Ă©ternelie et sa divinitĂ© ; de sorte qu’ils sont sans 
excuse, parce qu’ayant connu Dieu, ils ne |'ont pas glorifiĂ© comme 

4 Socrate, 1. IIIf, c.16. Ed. Valois, p. 187. 
3 Jbid. Les erreurs dans lesquedies tomba dans Ia suite le second Apollinaire 
contribuĂ©rent sans doute & cette dĂ©prĂ©ciation rapide. Toujours est-il qu’au temps 


de Socrate le besoin de ce genre d’écrits.ne se faisait plus sentir. 
¼ Ceillier, t. VII, p. 149. — 4 Socrate, ibid., p. 188. 


268 DES ETUDES CLASSIQUES | 


Dieu. » On voit (c’est Socrate qui continue) qu’ils avaient la connais- 
sance de la vérité que Dieu leur avait manifestée, puisque, connais- 
sant Dieu, ils ne l’ont pas glorifiĂ© comme Dieu. Pour cette raison, 
il nous est loisible d’étudier les Ă©crits des Grecs. » Il fait ensuite ob- 
server que si Jes saintes Ecritures nous aménent a Ja connaissance 
de la vĂ©ritĂ©, elles ne nous apprennent pas |’art du langage. Enfin, 
il allĂ©gue en faveur de sa thĂ©se l’exemple de saint Paul, citant dans 
ses discours et dans ses épitres Epiménide, Ménandre et Aratus, et 
celui des docteurs de I’Eglise, qui ont, dit-il, Ă©tudiĂ© pendant de lon- 
gues annĂ©es l’antiquitĂ© pafenne. 

Les raisonnements de Socrate pourraient, je le sais, n’étre ac- 
ceptĂ©s que sous bĂ©nĂ©fice d’inventaire; car son autoritĂ© doctrinale 
est contestable. Mais sa valeur comme tĂ©moin ne I|’est pas, et c’est 
pour cela que j’insiste sur son tĂ©moignage. 

Nous sommes donc bien lĂ©gitimement en possession d’un fait : 
les études littéraires au temps des Basile et des Grégoire avaient 
pour base VantiquitĂ© profane, au moins dans !’Eglise d’Orient; et 
ilen a été ainsi avant et aprés la loi tyrannique de Julien. Nous 
nous bornons, pour le moment, a cette conclusion. Mais on peut 
nous demander, avec quelque raison, si les grands et saints person- 
nages que nous venons d’évoquer envisagĂ©rent toujours les choses 
du méme cété et ne réprouvérent pas, dans un age plus avancé, ce 
qu’'ils avaient d’abord embrassĂ© avec tant d’ardeur. En effet, il n’est 
pas sans exemple de trouver dans leurs ceuvres |’expression d’un 
regret, a l’occasion des annĂ©es qu’ils avaient consumĂ©es dans |’étude 
des lettres. Quelquefois aussi ils employent les motifs les plus pres- 
sants pour dĂ©tourner leurs amis de s’y adonner eux-mĂ©mes. N’est-ce 
pas GrĂ©goire de Nazianze qui, rĂ©pondant 4 une demande d’Ada- 
mantius, lui adresse ces paroles‘: « Vous me demandez mes livres, 
et vous redevenez enfant au point d’étudier cette rhĂ©torique, que 
moi j'ai laissée de cété depuis que, prévenu et aidé de la grace de 
Dieu, j’ai tournĂ© les yeux vers le ciel. J'ai dQ renoncer enfin aux 
jeux et au bĂ©gaiement de |’enfance, et n’aspirant plus qu’a la vraie 
science, sacrifier au Verbe et les discours et tout ce que je possédais. 
Que ne me demandiez-vous plutét les livres sacrés? Je les crois plus 
utiles pour vous et mieux appropriĂ©s & vos besoins. » N’est-ca pas 


{ Ep. 199, t. J, p. 806. 





DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 269 


encore GrĂ©goire de Nazianze ‘ qui se plaint 4 GrĂ©goire de Nysse de 
ce que celui-ci abandonne I’Ecriture sainte pour des livres menson- 
gers, et préfére le titre de rhéteur & celui de chrétien? Enfin, voici 
en quels termes Basile déplore son aveuglement passé? : « Aprés 
avoir perdu beaucoup de temps en occupations friveles et dépensé 
laborieusement ma jeunesse pour acquĂ©rir cette science qui n’est 
gue folie aux yeux de Dieu, je m’éveillai enfin comme d’un profond 
sommeil, et ouvrant les yeux 4 la lumiĂ©re admirable de I’Evangile, 
je vis combien était vaine la sagesse des princes périssables de ce 
monde. » 

Ne devons-nous pas conclure, aprĂ©s de tels aveux, qu’une longue 
expérience de Ja vie, une connaissance plus intime du Christianisme 
avait profondément modifié les convictions de ces saints docteurs? 
Non, nous ne tirerons pas cette conclusion, et nous n’avons au- 
cune peine a trouver Basile et GrĂ©goire toujours d’accord avec eux- 
mémes. 

Cherchons d’abord le vĂ©ritable sens des paroles de saint Basile. I! 
nous sera plus facile 2 découvrir, si nous savons a quelle époque de 
sa carrié¹re il fait ici allusion. Or, cette époque est celle ot il résolut 
d’embrasser |’état monastique. On le voit par ce qu’il ajoute>: « Je 
lus l’Evangile, je compris que le moyen le plus efficace d’arriver a la 
perfection, c’est d’abandonner ses biens, de les distribuer aux pau- 
vres, de se sĂ©parer de toutes les sollicitudes de la vie, de n’avoir plus 
aucune attache aux choses d’ici-bas. » Suit le rĂ©cit de ses voyages en 
Orient, pendant lesquels il Ă©tudia Ja vie des solitaires qu’il se pro- 
posait d’imiter. Mais nous savons aussi, d’autre part, qu’avant de 
prendre cette courageuse délermination, il resta quelque temps sus- 
pendu entre le monde et la voie de la perfection évangélique. Bien 
plus, GrĂ©goire de Nysse nous apprend ‘ que leur sceur Macrine fut 
vivement alarmĂ©e, lorsqu’elle crut s’apercevoir que Basile , enflĂ© de 
ses succés oratoires, méprisait toute autorité, toute supériorité so- 
ciale, et se laissait aller 4 une excessive prĂ©somption. Elie }’arracha 
alors du monde, et le pressa de suivre sans hésiter sa premiére vo- 
cation. On peut soupconner quelque exagération dans le langage de 
GrĂ©goire, mais i] n’est pas douteux que Basile se jugeait lui-mĂ©me 
encore plus sĂ©vĂ©rement. N’est-ce pas 14 l’aveuglement qu’il dĂ©plore ? 


a Ep. 43, t. I, p. 804. — 2 &. Bastl., Ep. 223. Ed. Maur. Opp., t. Ill, p- 337. Be 
8 Ibid. C, — 4 De vita S. Macrina, t. Ti, p. 181. C. 





270 DES ETUDES GLASSIQUES 


Et, comme on le voit, ses regrets ne portent pas sur l’objet de ses 
Ă©tudes, mais sur l’esprit dont il Ă©tait animĂ© en les faisant, sur la va- 
nitĂ© qui s’était fait jour dans son coeur. Ces dangers, hĂ©las! se ren- 
contreront de tout temps dans les Ă©coles, au barreau et jusque dans 
la chaire sacrée, pour ceux surtout qui y seront accueillis par des 
succés flatteurs. Les triomphes théologiques tourneront la téte a plus 
d’un Abailard. Mais, en vĂ©ritĂ©, nous ne voyons pas ce que cela peut 
avoir de commun avec nos Ă©tudes classiques. 

Saint GrĂ©goire de Nysse vient de noug apprendre quelle fut l’er- 
reur passagére que son frére eut 4 déplorer. I] en commit lui-méme 
une plus grave, qui lui attira de la part de Grégoire de Nazianze, les 
reproches que nous avons rapportés plus haut. Basile avait hésité 
avant de sortir du monde, GrĂ©goire hĂ©sita aprĂ©s l’avoir quittĂ©. I 
sembla méme rétrograder, oubliant cette parole du Maitre: « Quicon- 
que aprés avoir mis la main & la charrue porte ses regards en arriére, 
n’est pas fait pour le royaume de Dieu. » N’était-i] pas, en effet, infi- 
dĂ©le & sa vocation‘, lorsque, devenu lecteur et placĂ© dĂ©ja sur les 
premiers degrĂ©s de |’autel, il abandonnait l’Ecriture-Sainte, pour se 
livrer avec passion 4a |’étude et 4 l’enseignement des letĂ©res. La rĂ©- 
primande de GrĂ©goire de Nazianze n’a rien qui nous Ă©tonne; elle est 
juste, elle fut salutaire 4 son ami. 

J’avoue ingĂ©nuement n’étre pas en Ă©tat de fournir des explications 
aussi précises sur la lettre du méme style adressée 4 Adamantius. 
Quel est cet Adamantius? Son 4ge? Sa vocation? Avait-il déja pris 
des engagements envers le sacerdoce ou |’état monastique? C’est ce 
‘que nous n’avons pu Ă©claircir suffisamment. Mais avez-vous remar- 
quĂ© une chose? GrĂ©goire blame Adamantius, parce que, en s’appli- 
quant 4 la rhétorique, il est redevenu enfant. La rhétorique était 
donc déja hors de saison pour Adamantius, peu importe pour quelle 
cause, et c’est la son principal tort. Au reste, pas un mot des auteurs 
profanes. Qn ne voit pas de quelle espéce étaient les livres demandés 
par lui; c’étaient des livres de rhĂ©torique, voila tout. Ceux qui pen- 
sent autrement que nous doivent naturellement présumer que 
c’étaient quelques-uns des classiques chrĂ©tiens alors en usage. Nous, 
neus croyons que c’étaient tout simplement des classiques paiens, et 
nous loaons GrĂ©goire qui, devenu Ă©vĂ©que, ne daigne plus s’en occu 


4 Voyes cette lettre. Greg. Naz, t I, page 806. 








DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 27% 


per !, et les laisse suspendus au-dessus de son foyer, comme Ie nau- 
tonnier fait de ses rames pendant la morte-saison. 

GrĂ©goire et Bastle ont donc pu tenir le langage qu’on a vu, sans 
pour cela changer d’avis. Et si on doutait encore qu’ils aient per- 
sĂ©vĂ©rĂ© dans les mĂ©mes sentiments, nous allons le prouver d’une 
maniére irrécusable, en les montrant semblables 4 erx-mémes 3 la 
derniére période de leur carriére. 

Il y a dans les ceuvres de saint Basile wn opuscule bien-connn. Hla 
pour titre: De fa lecture des auteurs profanes*. En voici les ‘pre- 
meres paroles : «Je me sens. pressé, mes enfants, de vous donner 
des conseils que je crois bons, et dont j’ai ta confiance que vous re- 
tirerez quelque profit. Mon Age, la multitude des événements que 
j'ai traversĂ©s, et plus encore }’épreuve si instructive que j’ai faite 
des vicissitudes les plus contraires m’ont donnĂ© quelque expĂ©rience, 
et je suis 4 méme de montrer 4 ceux qui touchent a peine au seuil de 
fa vie, le chemin qu’ils doivent svivre, pour ne pas s’égarer. » Cet 
opuscule est donc daté par saint Basile lui-méme, et il appartient a 
Ja fin de sa vie. Il est divisé en deux parties; dans la premiére le 
saint évéque démontre aux enfants que la lecture des auteurs pro- 
fanes peut leur Ă©tre uttle, dans la seconde il leur enseigne comment 
ils doivent faire cette lecture pour qu’elle leur devienne utile. Le 
passage d’une partie a l’autre est indiquĂ© par les paroles suivantes : 
« Cela suffit pour vous montrer que I’étude des lettre profanes n’est 
pas sans utilité pour vos ames, je vais vous dire maintenant com- 
ment il faut s’y comporter. » On dĂ©sirera sans doute connaltre sur 
quelles raisons repose sa premiére partie. I] y en a deux principales. 
PremiĂ©rement, |’ceil de }’intelligence chez enfant est trop faible en- 
core pour pénétrer la profondeur des saintes Ecritures et contem- 
pler Ja vérité dans son foyer. Mais le rayon de cette vérité réfléchi 
dans les auteurs profanes, comme dans un miroir, ne les Ă©blouira 
plus. Peu a peu, ils s’accoutumeront & une lumiĂ©re plus intense. La 
premiĂ©re utilitĂ© est dane d’exercer |’esprit. La seconde est de l’orner 
et de l’enrichir. De mĂ©me qu’un arbre ne produit pas seulement des 
fruits, mais encore des feuilles, ainsi devons-nous avec la vérité, qui 
est le fruit précieux de notre 4me, posséder la science profane, dont 
ce fruit aime 4 Ă©tre entourĂ© comme de son feuiflage. Nous n’analyse- 


# S. Greg., Ep. 299. — 2 §. Basil. Sd. Mawr. t. TI, page 273. 





272 DES ETUDES CLASSIQUES 


rons pas le reste de ce discours. Qu’on le lise plutĂ©t; on verra que 
Platon, Socrate, Prodicus, Homére et Hésiode fournissent & Basile 
les plus belles lecons de vertu, et que les fleurs qu’il cueille sur cette 
terre classique y semblent nées sans effort. Sans doute, on accor- 
dera quelque autorité a cet évéque vénérable, qui se fait petit avec 
les enfants, afin de les gagner a JĂ©sus-Christ. 

Grégoire était 4 Constantinople lorsque Basile mourut. Il gouver- 
nait cette Eglise toujours agitée par des dissensions intestines et qui 
avait besoin d’une main ferme pour la pacifier. Ce ne fut que trois 
ans aprés que, revenu en Cappadoce, il put visiter la ville de Cé- 
sarée, veuve de son grand évéque, et y payer a son illustre ami un 
tribut de louanges, qu’il ne lui aurait pas fait attendre si longtemps, 
s’il n’edt Ă©tĂ© dominĂ© par les circonstances. Nous trouverons donc 
dans cette oraison funébre la pensée de Grégoire, dégagée de toute 
effervescence de jeunesse, épurée par Ja souffrance et marie dans 
les labeurs de l’épiscopat. Certes, il ne se laissera pas aller @ un 
entrainement irréfléchi pour une vaine science, celui qui prononcant 
naguére a Constantinople le panégyrique de saint Athanase, faisait 
entendre ces paroles1: « Athanase ouvrit de bonne heure son esprit 
et son coeur aux ensejgnements divins, n’ayant accordĂ© que peu de 
temps aux arts libĂ©raux, afin de n’y point paraitre tout 4 fait Ă©tran- 
ger et de n’avoir pas l’air d’ignorer entiĂ©rement ce qu’il se croyait 
en droit de mépriser. 11 ne voulut pas dépenser ses nobles et bril- 
lJantes facultés en études frivoles, de peur de ressembler a ces 
athlĂ©tes maladroits qui, plus accoutumĂ©s a battre I’air qu’a lutter 
contre des adversaires réels, ne remportent jamais le prix.» Nous 


-Savons en effet qu’Athanase, sous la conduite de saint Alexandre, se 


livra assez jeune aux études ecclésiastiques et se trouva bientét en 
Ă©tat d’entrer en lice avec Arius et de commencer cette lutte qui 
dura toute sa vie. Mais si l’on peut, si l’on doit mĂ©me quelquefois 
sacrifier la science profane a la science sacrée, on peut aussi en faire 
pour celle-ci un utile auxiliaire. GrĂ©goire n’a pas variĂ© sur ce point. 
Ecoutez Jes paroles qu’il prononce & CĂ©sarĂ©e, sur Ja tombe de 
Basile 2 : | 


4 Orat. 21, page 389. A. 

2 Orat. 43, pages 777 et 778. Ce serait une erreur de croire que la pensée ex- 
primée dans cette oraison funébre est modifiée ensuite par Grégoire dans le Pa- 
nĂ©gyrique d’Athanase. Dans |’édition de Morel, l’oraison funĂ©bre est, il est vrai, 








DANS LA SOCIETE CHRETIENNE. 278 


« Tout homme sensé conviendra, je pense, que la science est le 
premier des biens que nous pouvons posséder; et je ne parle pas 
seulement de cette science sublime, qui n’appartient qu’a nous, de 
cette science qui, dédaignant les ornements du style et les graces du 
langage, n’envisage que le salut et la beautĂ© du monde spirituel, je 
parle aussi de cette science d’origine Ă©trangĂ©re, dont le commun des 
chrétiens fait peu de cas, parce que, dans leur ignorance, ils la 
croient pleine de piĂ©ges et de dangers et s’imaginent qu’elle Ă©loigne 
de Dieu. Mais quoi donc? L’égarement de ceux qui rendent aux 
ceuvres de Dieu un hommage qui n’est dd qu’a Dieu seul, nous fait- 
il prendre en aversion le ciel, la terre et )’air? Nullement; nous 
empruntons a Ja nature tout ce qui peut servir 4 soutenir notre 
existence et a l’embellir, et nous nous bornons a rejeter ce qui est 
nuisible. Bien différents de ces insensés, qui tournent la création 
contre le crĂ©ateur, dans I’ceuvre nous reconnaissons |’ouvrier, et, 
suivant le langage de l’ApdĂ©tre, nous soumettons toute intelligence au 
joug de Jésus-Christ. Nous savons que le feu, les aliments, les mé- 
taux ne sont en eux-mémes ni bons ni mauvais, que tout dépend de 
usage qu’on en fait, et nous tirons des reptiles eux-mĂ©mes de salu- 
taires remĂ©des. Eh bien! c’est de la mĂ©me facon que nous acceple- 
rons de la science profane ce qui sert 4 la recherche et a la contem- 
plation de la vérité, tout en repoussant les pompes de Satan et ce 
qui conduit a l’erreur et ala perdition. Bien plus, cette science nous 
aide a servir Dieu; ses imperfections nous introduisent a la connais- 
sance des choses les plus excellentes; son infirmité fortifie notre 
foi. 1] ne faut donc pas mépriser cette science comme le voudraient 
quelques-uns : gens & courte vue et sans aucune culture qui désirent 
que tout le monde leur ressemble, pour mieux se cacher dans la 
foule et Ă©chapper ainsi au reproche d’ignorance. » 

Cette doctrine est assez claire par elle-méme. La science profane 


le vingtitme discours, et le Pandégyrique le vingt et unisme; mais il faut faire at- 
tention au lieu ot ces discours ont Ă©tĂ© prononcĂ©s, et l’on comprendra que nous 
avons eu raison d’adopter cet ordre chronologique, qui a Ă©tĂ© rĂ©tabli dans l’édition 
des Bénédictins. On reconnalt généralement que, dans le panégyrique, saint Gré- 
goire s’adresse au peuple de Constantinople; donc ce panĂ©gyrique est antĂ©rieur 
& son retour en Cappadoce, antĂ©rieur a l’oraison funĂ©bre de saint Basile. Morel 
tui-mĂ©me, & prepos d’une sortie de saint GrĂ©goire contre les divertissements de 
Vhippodrome, a imprimé & la marge du panégyrique cette note malicicuse: 
Constantinopolitanos norat. 


27h DES ETUDES CLASSIQUES, ETC. 


est au nombre des choses qui ne sont pas indispensables de leur 
nature et qui ne sont bonnes ou mauvaises que par l’emploi qu’on en 
fait. Quelques-uns s’en abstiennent, d’autres en usent ; il peut y avoir 
mĂ©rite de part et d’autre : mais il em est aussi qui en abusent. Ces 
trois mots nous rendent parfaitement raison de la louange et da 
blame que les saints PĂ©res ont eu lieu de distribuer tour & tour en 
cette matiére. Tout pour le salut et la vie éternelle: telle est fa 
grande conclusion pratique qui ressort de leurs enseignements. 

ArrĂ©tons-nous [&. Aussi bien, nous n’aurions rien de mieux a dire. 
Basile et GrĂ©goire nous ont tenu parole, ils n’ont pas Ă©tĂ© en contra- 
diction avec eux-mémes, et de plus leur éminente sainteté est venue 
dĂ©poser en faveur d’une Ă©ducation qui fat Ja leur. 

Voila des faits, voila des autorités, qui parlent, ce semble, assez 
haut. Nous verrons si |’étude des autres Ages du Christianisme amĂ©ne 
d’autres rĂ©sultats. 


Ch. Daniet, S. J. 


‘ 


(La sutte a un numéro prochain.) 





LINTENDANT. 


PRENISRE PARTIE. 


: I 


A l'exirémité septentrionale du magnifique bassin formé par une 
partie de |’ancien Comtat, et sur une pointe avancĂ©e du dĂ©partement 
de la Drdme, on peut voir & travers I’éclatant feuillage d’une forĂ©t de 
miners, et de noyers Ă©pais, se dĂ©rouler sur la cime d’une haute col- 
line 'enceiate dégradée d'un ancien mur de fortifications : ses flancs 
lézardés semblent vouloir défendre, contre des ennemis extérieurs, 
deux ou trois cents maisons grisAtres accroupies derriére leur étroite 
cliture. C’est le village de MontsĂ©gur. Rien de pittoresque et d’é- 
trange a Ja fois comme |’aspect de ce village, dont les murs envabis 
par le lierre parasite font revivre le souvenir des temps ou les guerres 
de religion forgaient le moindre hameau a se garder comme une for- 
teresse, D’ailleurs & ces vieux souvenirs guerriers viennent se mĂ©ler 
des sctnes plus pacifiques. C'est au pied de ces remparts, sur une 
espéce de cours planté de platanes, que les habitants de Montségur 
ont Ă©tabli leurs aires, et qu’ils se rĂ©unissent au temps de la moisson 
pour battre leurs gerbes. 

Al’époque of se passent les Ă©vĂ©nements que nous allons raconter, 
aucune maison ne s’élevait hors de l’enceinte murĂ©e, de telle sorte 
que si les arbres qui entourent la colline avaient permis aux regards 
d'en embrasser |’ensemble, on aurait pu la prendre de loin pour quel- 
que fortification d’autrefois oubliĂ©e dans un coin de cette plaine; 
Surtoat & la vue d’un vieux bi&timent qui, seul, avec le clocher de 
UĂ©glise, domine les remparts dont nous venons de parler. Cette an- 





276 L'INTENDANT. 


cienne construction Ă©tait |’ancien chateau, dont une partie a 6tĂ© eon- 
servĂ©e et sert aujourd’hui d’habitation au curĂ© de la paroisse. 

MontsĂ©gur, dans les temps reculĂ©s de l’histoire de la province, Ă©tait 
renommĂ© par une commanderie de |’Ordre des Templiers, qui y avait 
-6t6 fondée dés le XIl* siécle , et que le Pape Innocent VI, siégeant & 
Avignon, Ă©rigea, aprĂ©s la destruction de l’Ordre, en marquisat, aux 
marches du Dauphiné, en faveur du sire de Montségur, comte de 
Beaume, de Tutelle, de Visan et autres lieux, petit-neveu du dernier 
commander, et sous la suzeraineté immédiate du Saint-Siége. Le 
Pape dota la nouvelle seigneurie de vastes terres, qui furent encla- 
vées plus tard au royaume de France. 

S’il Ă©tait permis de rappeler une vieille image mythologique, nous 
dirions que les habitants actuels de Montségur sont comme de véri- 
tables Tantales que dévore la pauvreté au milieu du plus fécond ter- 
ritoire ; car jusqu’au pied mĂ©me de leur colline viennent se dĂ©rouler 
les champs les plus fertiles, lesquels appartiennent presque tous & 
des proprictaires Ă©trangers 4 la commune, Ceci s’explique. Lorsque 
la Convention eut décrété la vente des biens des émigrés, pas un des 
habitants de cet endroit ne voulut acheter un pouce de terrain ayant 
appartenu aux seigneurs de Montségur. Des étrangers se partagérent 
donc les terres du dernier marquis, qui était allé faire la guerre en 
Vendée. Il est arrivé depuis, que, par suite des mutations survenues 
dans les propriétés, une partie du territoire de Montségur.a déja 
changé plusieurs fois de possesseur, mais les grands domaines de 
Yancien marquisat restĂ©rent jusqu’en 4816 entre les mains de leur 
premier acquéreur. 

Or, vers cette méme, année vivait dans une petite maison, 4 un 
demi—kilomĂ©tre du village et en deca d’une capricieuse riviĂ©re 
bordée de hauts peupliers, une pauvre veuve avec son fils, Cette 
veuve était la dame Clotilde-Marie-Elisabeth, marquise de Montségur. 
Elle avait Ă©pousĂ© en 1780, a l’Age de seize ans, le dernier hĂ©ritier de 
ce nom, lequel avait gagné les épaulettes de colonel et la croix de 
Saint-Louis sous le. maréchal de Soubise, dans cette malheureuse 
guerre de Sept-Ans, ou tant de valeur francaise n’aboutit qu’é Ă©lever 
la fortune de |’ Angleterre. 

. Lorsque la Révolution de 89 eut éclaté, le marquis vint établir sa 
femme & Montségur pour rester lui-méme & Paris, et étre prét & dé- 
fendre Je roi s'il faisait un appel’é sa brave noblesse. Grityement 








L*INTENDANT. 277 


blessé & la journée du dix aod, i] vit expirer la monarchie avec la 
triste conviction que le roi ne pouvait pas étre sauvé. Il se retira alors 
auprés de sa femme, qui venait de lui donner un fils, et passa dans 
son chateau une partie de 93, d’abord protĂ©gĂ© par |’oubli; mais, dĂ©- 
noncé bientét aprés par quelque ennemi secret, il fut obligé de fuir, 
et partit, abandonnant sa femme et son fils 4 la garde d’un serviteur 
dĂ©vouĂ©. I] gagna !’Ouest, non sans avoir Ă©tĂ© vingt fois sur le point 
d’étre arrĂ©tĂ©. ArrivĂ© en VendĂ©e, il se battit vaillamment sous les or- 
dres du général Charette, et tomba dans une rencontre avec les bleus, 
frappĂ© d'une balle rĂ©publicaine. Ses biens farent confisquĂ©s et’ vendus 
au profit de )’Etat, et sa veuve serait restĂ©e sans asile n’edt Ă©tĂ© le 
brave homme & qui elle avait été confide avec le petit Raoul. 

Nous avons vu comment les habitants de Montségur avaient re- 
fusé de tremper dans la spoliation de Jeur ancien seigneur. Joseph 
Armand seul fit, de ses deniers, l’acquisition d’une petite maison 
situĂ©e & quelque distance du village, et autrefois occupĂ©e par |’inten- 
dant du chateau. Cette habitation, accompagnĂ©e d’un jardin rempli 
de fruits, pouvait offrir.un abri convenable 4 la veuve du marquis; 
mais elle était convoitée par un étranger qui avait déja acheté la 
terre de Montségur et la plus grande partie des autres domaines de 
ancien seigneur de |’endroit. 

I) mettait une grande insistance 4 en devenir propriétaire, et i] ne 
fallut rien moins que les airs de bonnet-rouge que se donna Armand 
pour l’emporter sur lui. Ii faut ajouter, pour |’exactitude du rĂ©cit, 
qu’a l’inverse des acquĂ©reurs des biens nationaux, qui ne payaient 
qu’en assignats, le protecteur de la marquise promit de solder cette 
maison en espĂ©ces. C’est 14 que madame de MontsĂ©gur se retira. 
Quand Je calme eut été renda a la France, Joseph Armand voulut la 
lui abandonner en toute propriété, prétendant qu'il resterait encore 
lobligé de la famille de Montségur ; mais la veuve, qui avait eu le bon- 
heur de sauver quelques diamants de prix et autres objets de valeur, 
dĂ©bris de son ancienne opulence, lui fit comprendre qu'il n’avait pas 
le droit de diminuer par sa générosité le petit héritage de son fils, 

jeune enfant de l’’ge de Raoul auquel, dans la suite, il s’attacha 
d’une amitiĂ© profonde; que d’ailleurs elle avait Je moyen de le rem-~ 
bourser, et qu’il lui resterait encore de quoi suffire 4 ses besoins, ajou- 
tant qu’elle ne prĂ©tendait amoindrir en rien aa ce refus ja reconnais-. 
sance qu'elle lui devait. 





278 L'INTENDANT. 


—- Le beau rĂ©le vous reste toujours, lui dit-elle; mais soyez bien 
assuré , Armand, que la mére et ie fils n'oublieront jamais le leur, 
qui est celui des obligés. 

A I’époque ot commence cette histoire, toute la fortune de la 
marquise se composait de cette petite maison avec son jardin, et 
d’environ 1,000 de rente, produit du capital qui lui restait et que 
M. Joubert, notaire de MontsĂ©gur, s’était chargĂ© de faire valoir. 
Ce notaire occupait dans son Ă©tude le jeune Raoul , dont les Ă©mola- 
ments ajoutaient 400 fr. 4 ces modiques revenus. 

Raoul de MontsĂ©gur avait d’abord Ă©tĂ© Ă©levĂ© par sa are} plus 
tard le curĂ© de l’endroit se chargea de lui faire faire des Ă©tudes clas- 
siques. L’abbĂ© Bodin Ă©tait un homme supĂ©rieur et d’une instruction 
profonde. Sous sa direction le jeune Montségur fit de rapides pro- 
grés. Le savant ecclésiastique possédait une bonne bibliothéque, oi 
Raoul prit |’habitude des lectures sĂ©rieuses, qui achevĂ©rent de hui 
former !’esprit. 

Ce jeune homme Ă©tait actuellement 4g6 de vingt-cing a vingt-six 
ans ; mais i] n’avait pas les gofits de son age. Il habitait d'aillears on 
pays ov il lui eit été difficile de les satisfaire. Sa figure d'un ovale 
parfait, ses yeux pleins d’éclairs, ses cheveux bruns et abondants, 
sa taille élégante, faisaient de lui ce qu'on appelle yulgairement un 
beau cavalier; mais la pensée que révélait son front élevé, les rayons 
intelligents de son regard, la ligne délicate et pure de son profil, in- 
diquaient la double supériorité de Pesprit et de la race. Ii était grave, 
austére; sa pensée toujours repliée en elle-méme semblait chercher 
un aliment loin des sphéres de la réalité. On aurait pu le croire ré- 
veur, s'il n’y avait eu dans sa parole une expression toujours nette 
et d'une pĂ©nĂ©trante luciditĂ©. Tous les instants qu’il pouvait dĂ©rober 
& son Ă©tude , et ils Ă©taient nombreax , M. Joubert n’exigeant de hai 
qu’ane prĂ©sence volontaire, il les partageait entre la lecture et les 
soins du jardin, ob, sans nĂ©gliger les fleurs, il cultivait de prĂ©fĂ©rence — 
des légumes comme plus nécessaires 4 un pauvre ménage. I) avait 
forcé sa mére de prendre une servante , laquelle était aussi chargée 
des rustiques travaux du polager. Les arbres fraitiers dont le jardin 
Ă©tait abondamment pourvu fournissaient & leur frugale table le luxe 
d’an excellent dessert. {I faut ajouter & ces humbles richesses la pos~ 
session d’une chĂ©vre, dont je lait Ă©tait un aac suppiĂ©ment & 
d’aussi modestes ressources. 








LINTENDANT. 279 


Madame de MontsĂ©gur , 6conome comme si elle n’avait jamais 
connu que la pauvreté, présidait avec un ordre parfait aux soins du 
mĂ©nage, et Ă©tait parvenue & y introduire une sorte d’aisance. Son 
. existence Ă©tait donc paisible, et elle n’avait aucun regret de sa for- 
tune passĂ©e, pas mĂ©me pour son fils, qu’elle adorait, et auquel, 
instruite par l’expĂ©rience, elle ne dĂ©sirait rien au-dela de cette vie 
obscure et tranquille au sein de l’"honnĂ©te population de MontsĂ©gur, 
qui n’avait pas cessĂ© d’honorer dans le jeune Raoul, que ses qualitĂ©s 
personnelles faisaient aimer, le descendant des anciens et nobles 
seigneurs da pays. 


If 


Le chateau de Montségar, dont la construction remontait aux pre- 
miers temps de la chevalerie, fut complétement dévoré par les flam- 
mes vers la fin du XV* sidécle. Ses propriétaires se reurérent alors 
dans feur seigneurie de la Baume, voisine de Montségur, et choisirent 
le site le plus pittoresque de la contrée pour y construire un nouveau 
chiteau, .qu’ils appelĂ©rent Beauretrait. Beauretrait ne fut toutefois 
achevé que dans le stécle suivant par un des seigneurs de Montségur qai 
avert fait la guerre en Italie, d’ot la chronique assure qu’il avait rap- 
porté de grandes richesses. A la révolation, il fut acheté par le baron 
de BrĂ©che, qui se fit l’acquĂ©reur des principales propriĂ©tĂ©s du mar- 
quis. M. de BrĂ©che Ă©tait actuellement un homme d’une soixantaine 
d’annĂ©es, qui affectait l’allure d’un simple propriĂ©taire de campagne, et 
ne différait, en effet, de ses fermiers ni par les maniéres apparentes 
ni par le costume. Une seule pensée sembiait le préoccuper, celle de 
bonifier ses terres, d’arrondir ses domaines par des adjonctions suo- 
cessives, de devenir en un mot le plus riche propriétaire du dépar- 
tement. Sa maison était en réalité une des plus opalentes du pays. 
On lui donnait 60,000 francs de rente, et ]’on Ă©tait encore loin du 
Véritabte chiffre, car on ignorait commanément que M. de Bréche pos- 
sĂ©dait de grandes proprictĂ©s dans le Poitou, qu’it Ă©tait intĂ©ressĂ© dans 
les affaires du financier Jean Cervier de Paris, banquier de la 
conr, et qu'il se livrait, d’un autre cĂ©tĂ©, a de fructneuses opĂ©rations 
@’escompte dans une ville voisine, ou i} faisait de frĂ©quents voyages. 
On aurait pu doubler les revenus qu’on supposait d M. de BrĂ©che, et 
l'on serait peut-étre encore resté en deck. 


280 L*INTENDANT. 


Personne dans Ja contrĂ©e n’avait connu madame de BrĂ©che. I] cou- 
rait mĂ©me a cet Ă©gard quelques sourdes rumeurs qui n’étaient pas a 
l’avantage du riche propriĂ©taire. Lorsqu’il vint s’établir 4 Beaure- 
trait, d’ou il fit pendant un temps des absences frĂ©quentes et pro- 
longées, il se dit veuf, ayant avec lui deux trés-jeunes enfants con- 
fiĂ©es aux soins d’une femme Ă©trangĂ©re, et que, plus tard, il alla placer 
dans une des maisons d’éducation Jes plus renommeĂ©es de Paris. 
L’une de ces enfants Ă©tait sa fille; l’autre, qui partageait ses jeux et 
la suivit au pensionnat, passait généralement pour une orpheline 
recueillie par Je baron et destinée 4 servir un jour mademoiselle de 
Bréche qui, au moment ou commence ce récit, venait de quitter son 
pensionnat pour n’y plus retourner. 

Cette jeune fille, d’une nature en apparence frĂ©le, unissait cepen- 
dant tout l’éclat de la beautĂ© mĂ©ridionale aux graces dĂ©licates des 
femmes du nord. Son grand ceil d’un bleu foncĂ©, surmontĂ© de sour- 
cils de jais, était presque constamment voilé par je ne sais quelle 
pensĂ©e rĂ©veuse que l’enfant avait ]’air de suivre dans son ame ; et 
si ses longs cils venaient 4 se lever, vous découvriez aussitét dans 
son regard une limpiditĂ© profonde, et cet Ă©clat adouci qu’on aurait 
pu comparer a celui de l’horizon aprĂ©s une lĂ©gĂ©re pluie d’étĂ©. Sa 
physi onoiie Ă©tait d’ailleurs relevĂ©e par un signe naturel au bas de 
la joue gauche, lequel simulait 4 ravir une mouche piquante et co- 
quette. 

Agathe de Bréche avait recu de la nature une exquise distinction 
de maniĂ©res, un esprit plein d’élĂ©vation, et un caractĂ©re rĂ©solu et 
d’une grande indĂ©pendance. Son intelligence et sa raison tempĂ©raient 
d’ailleurs les Ă©lans d’une imagination trop prompte a s’élancer vers 
le pays des chiméres, dont Ja jeune fille aimait 4 suivre dans sa 
pensée les lointains et rayonnants mirages. Elle était 4 la fois belle 
et spirituelle, impérieuse et douce, vive et réveuse. 

Quelques semaines 4 peine de séjour a Beauretrait avaient suffi 
pour lui apprendre & connaitre le caractĂ©re deson pdre; — il Ă©tait 
dur et inflexible ; — mais elle s’apercut en mĂ©me temps qu'elle exer- 
ait sur lui je ne sais quelle influence mystérieuse. La volonté da 
vieillard, jusque-la de fer, s’amollissait, s’éteignait peu & peu devant 

_Ja volonté mutine de la jeune fille. Elle en sut profiter sans en cher- 
cher la cause, et se créa, au sein méme des mceurs étroites et mes- 
quines de Ja maison paternelle, une existence a elle que le baron 





L'INTENDANT. 282 


entoura d’un luxe et d’un confortable jusque-la inouis dans la con- 
trée. 

M. de Bréche avait compris de son cété Ja nature particuliére 
d’Agathe et la nĂ©cessitĂ© de lui faire oublier par des complaisances, 
dont il s’étonnait lui-mĂ©me, les habitudes campagnardes qui rĂ©- 
gnaient a Beauretrait. Un habile tapissier fut mandĂ© d’une ville 
voisine pour meubler son apparlement, avec ordre de ne rien Ă©par- 
gner. Elle aimait les chevaux, elle en eut d'un grand prix. Trois 
ou quatre femmes furent spécialement attachées a son service. 
Chaque jour arrivaient de Paris, pour elle, les derniers caprices 
de la mode et toutes les nouveautés musicales et littéraires ; enfant 
gatée, bien que son pére ne Jaissat éclater aucune tendresse, rien 
ne manquait a ses dĂ©sirs ou 4 ses fantaisies, et l’on peut assurer 
qu'elle avait crĂ©Ă© 4 Beauretrait un oasis de luxe et d’élĂ©gance, au 
milieu de laquelle elle vivait comme dans son élément naturel 
avec une insouciance charmante. M. de Bréche tirait doucement 
vanité de cette splendide dépense, affectant pour lui et le reste 
de sa maison la parcimonie la plus sĂ©vĂ©re. D’ailleurs, plein de sa 
personnalité et de son importance, accepté dans la contrée pour ce 
qu'il s’était donnĂ© et considĂ©rĂ© en raison de sa fortune, il aimait a 
se faire bonhomme. On le voyait en veste de coutil parcourant ses 
terres, les mains armĂ©es d’un long roseau a la maniĂ©re des planteurs 
amĂ©ricains et le front ombragĂ© d’un feutre gris 4 Jarges bords. Les 
paysans le saluaient avec déférence, car ils pouvaient avoir besoin 
de lui. M. de Bréche répondait a leurs salutations avec ce contente- 
ment plein de gravité qui décéle toujours le parvenu. Quelquefois 
il entrait en conversation avec eux. Ces conversations Ă©taient inva- 
riablement les mémes. 

« Eh bien, Jean Macou, disait-il 4 ]’un, ces pourettes‘ de la Piga- 
Jasse poussent-elles dru cette année ? 

— Pas trop, monsieur le baron; j’avais semĂ© trop prĂ©s, et le grain 
a taĂ© la feuille. Ah! monsieur de BrĂ©che, ce n’est pas comme chez 
vous | 

— C’est vrai, mes miriers de la Coste ont donnĂ© a plaisir, mes 
vignes d’en haut sont chargĂ©es de vin, et le fossĂ© que j’ai fait creuser 
le long de la Massoule a doublé la garance de cette terre. 


§ Petits mdricrs. 


282 L’'INTENDANT. 

_ — Apropos, disait-il 4 l’autre, comment vont les travauxda Mou- 
ron, Jean Rigalau ? 

_ — Mal, monsieur le baron, mal!... Il faudrait enterrer dans ce do- 
maine une dixaine de mille Ă©cus, faire creuser les terres hautes a la 
pointe et les planter de vignes ; alors ca doublerait de valeur, Âąa vau- 
drait 150,000 francs comme un sou. Maistout le monde n’a pas votre 
coffre, monsieur Je baron... et Pierre Clot y fera entrer 6,000 francs 
en pure perte. 

— Eh! eh! rĂ©pondait M. de BrĂ©che en se grattant le nez (son 
geste favori de contentement), la terre demande beaucoup pour 
donner prou, sinon, elle garde et ne rend rien. Bonjour, maitre 
Rigalau. » 

Un jour, qu’il Ă©tait allĂ© selon sa coutume inspecter aux champs les 
travaux de ses journaliers, un domestique vint l’averlir qu’on le de- 
mandait au chateau de la part du notaire, 

Le front du propriétaire se rembrunit. 1] attendait une communi- 
cation importante de ]’bomme public, auquel iJ avait confiĂ© des in- 
téréts majeurs. 

a Est-ce M. Joubert lui-méme? 

— C’est quelqu’un de sa maison, M. Raoul! ; il est chargĂ© de remet- 
tre 4 monsieur le baron lui-méme les papiers dont il est porteur. » 

Le visage de M. de BrĂ©che s’éclaircit, et sans faire de nouvelles 
questions au valet, i] prit le chemin de Beauretrait aussi rapidement 
que ses jambes courtes et gréles pouvaient Je lui permettre. 


dil 


Le chateau de Beauretrait avait gardĂ© sa forme primitive ; c’était 
un vaste batiment carré, solidement bati sur un renflement de ter- 
rain qui devait jadis en faciliter la défense, et armé des quatre 
tourelles traditionnelles dont on voyait les toits aigus s’élancer du 
sommet des grands arbres qui ombrageaient un cotĂ© de |’édifice. 

Le propriétaire actuel avait divisé le chateau en deax parties; 
lune avait Ă©tĂ© abandonnĂ©e aux amĂ©nagements de |’exploitation des 
terres; l'autre, restaurée dans Je godt moderne, était habitée par 
M. de Bréche et sa fille, et avait son enirée particuliére, a laquelle 
on arrivait par une large avenue de hauts cyprés. Les deux tou- 
relles qui dominaient cette section du batiment avaient été percées 








LINTENDANT. 983 


de fenĂ©tres ouvrant sur un balcon circulaire, sorte de belyĂ©dĂ©re d’oa 
Ja vue embrassait un magnifique horizon. 

Lorsqu’on venait visiter le maftre de Beauretrait, on entrait dans 
un vestibule voitĂ© qui servait d’antichambre, d’ow 1’on passait dans 
une piéce de moyenne grandeur tapissée en cuir houilli, 4 grands 
ramages. 

Cette piéce donnait jour sur le jardin par une grande porte vitrée ; 
mais un berceau de treille, qui courait extérieurement le long du 
mar, y entretenait une certaine obscurité et une fraicheur délicieuse 
pendant les chaleurs de |’étĂ©, aussi longues qu’excessives dans cette 
partie de la France. C’était la salle 4 manger, tĂ©moin la grande table 
ronde qui en occupait le centre. D’ailleurs sa physionomie offrait en 
quelque sorte un double caractĂ©re. — Des modĂ©les de charrues et de 
divers ustensiles de fermes en chargeaient la cheminée, péle-méle 
avec une pendule de Thomire, dont le bronze représentait un gladia- 
teur romain ; des fusils de chasse, des gibeciéres, des cornets 4 pou- 
dre rangés sur Je mur opposé, autour de deux bois de cerf, formaient 
un trophĂ©e champĂ©tre, tandis qu’une moderne armoire a buffet, 
placée au-dessous, laissait voir, avec un grand nombre de piéces 
d’argenterie richement ciselĂ©es, des brochures agronomiques Ă©vi- 
demment destinées 4 occuper les loisirs du propriétaire, dont elles 
dévoilaient les goits et les habitudes. 

On voit que cette salle & manger pouvait a la rigueur Ă©tre prise 
pour une espéce de petit musée agricole. 

M. de Bréche en fit résonner les carreaux sous ses forts souliers de 
campagne et parut Ă©tonnĂ© de n’y trouver personne. Il se tourna vers 
le domestique qui le suivait, sa casquette 4 la main, et le regarda 
d’un air interrogatif. Au mĂ©me moment un accord de piano se fit en- 
tendre. Il venait d’une piĂ©ce contiguĂ©. Le valet qui avait compris le 
regard de son maitre, lui rĂ©pondit d’un signe qui voulait dire : « Il 
est la avec mademoiselle. » 

Le vieillard traversa rapidement la salle & manger et ouvrit une 
porte eatrebailide ; sa fille Ă©tait assise devant le piano et cherchait 
un motif du dernier opĂ©ra de Boleldieu, tandis qu’un jeune homme, 
debout & quelque distance, et appuyé sur une jardiniére chargée de 
cactas épanonis, paraissait absorbé dans ses pensées. Seulement, on 
aurait pu se demander si sa préoccupation était produite par la mu- 
sique ou par ja musicienne. L'entrée subite de M. de Bréche sugpen- 


284 L'INTENDANT. 


dit d’une maniĂ©re brusque le son de l’iostrument, et le jeane homme, 
comme réveillé en sursaut, releva vivement la téte et fit un pas aa 
devant du propriétaire. Agathe quitta le clavecin, comme on disait 
alors. 

« C’est mon pĂ©re, » dit-elle 4 celui-ci ; et ouvrant une porte de dĂ©- 
gagement pratiquée dans Ia tapisserie, elle disparut. 

Raoul salua M. de Bréche. 

_ « Je suis chargĂ© de papiers que je ne devais remettre qu’é vous, 
monsieur ; je voulais revenir demain, mais mademoiselle de Bréche 
a pensĂ© que vous seriez bien aise de les recevoir aujourd’hui, et elle 
vous a envoyé chercher. 

— I} n’y a pas de mal, monsieur, » dit le vieillard, en prenant les 
papiers que lui tendait le jeune homme, sur lequel il appuya un re- 
gard intense et curieux. Puis, aprés les avoir parcourus d'un air sa- 
tisfait : 

«Je vois ce que c’est, et reconnais bien le zale et l’activitĂ© de 
M. Joubert. C’est le transfert d’une somme importante mise a dĂ©cou- 
vert par une hypothéque iégale habilement débusquée. Mais, si je ne 
me trompe, ajouta-t-il, en examinant de nouveau le jeune homme, 
c’est 4 monsieor le marquis de MontsĂ©gur que j’ai l’honneur de parler? 

— Je suis en effet Raoul de MontsĂ©gur. 

— Pardon, Monsieur, de ne vous avoir pas reconnu d’abord ; mais 
c’est la premiĂ©re fois que je vous vois ici, et c’est 4 peine si j’ai 
mis moi-méme deux ou trois fois les pieds chez M. Joubert. 

— jl est vrai, Monsieur ; je ne fais jamais de courses pour M. Jou- 
bert, et il a fallu importance de cette affaire et l’indisposition qui le 
retient chez lui pour que je l’aie remplacĂ©. » 

En parlant ainsi, Raoul Ă©tait sous l’empire d’une visible contrariĂ©tĂ©, 
dont le vieillard crut deviner la cause. 

«Eh bien ! monsieur le marquis, dit-il, en affectant d’appuyer sur ce 
titre, je suis charmé de vous recevoir chez moi, et je-me flatte, sans 
faire des voeux contre la santĂ© de M. Joubert, que l’occasion qui me 
procure cet honneur ne sera pas la derniĂ©re. D’ailleurs, ajouta-t-il, 
comme par maniére de réflexion, vous me ferez la grace de venir 
me voir, ne fat-ce qu’en raison des souvenirs de famille que vous ne 
sauriez manquer de trouver ici, car ie crois que ce chateau a appar- 
tenu a M. votre pére? » 

Le jeune homme avait pali. Il se contenta d’incliner la tĂ©te; apres 








L'INTENDANT. 285 


quoi, prenant son chapeau, il allait se retirer, lorsque le malin 
vieillard ’arrĂ©ta par le bras : 

' «Vous ne yous en irez point-ainsi, reprit-il, avec un air d’exces- 
sive bonhomie, & moins de vouloir me faire croire que je vous ai 
involontairement offensĂ©. I] y a un assez long trajet d’ici 4 MontsĂ©gur, 
et voici bientĂ©t l’heure de diner. Je vous prĂ©viens que vous allez 
vous mettre 4 table avec nous. 

— Mais je serais attendu par ma mĂ©re, dit avec embarras le jeune 
homme, sollicité a accepter cette invitation par un sentiment étranger 
a sa volontĂ©, et elle s’inquiĂ©terait en ne me voyant pas arriver & 
l’heure accoutumĂ©e. 

— Qu’a cela ne tienne, s’empressa de reprendre M. de Brache; je 
vais lui expĂ©dier un domestique pour ja prĂ©venir. Ainsi, plus d’ob- 
jections, vous nous restez a diner. Mais je suis propriétaire, ajouta- 
t-il avec un redoublement de bonhomie, et, comme tel, il faut que je 
vous fasse visiter ma maison. C’est une faiblesse dont vous vous 
moquerez si vous voulez, mais dont vous supporterez les consé- 
quences. » 

Ouvrant alors une porte en face de celle par ow avait disparu 
Agathe, il fit pénétrer Raoul dans un passage étroit qui les conduisit 
4 une espéce de magasin ot étaient soigneusement rangés des har- 
nais, des colliers, des bridons, tout ce qui est propre a l’attelage 
d’un grand nombre de chevaux de trait. AprĂ©s avoir traversĂ© cette 
piéce, ils se trouvérent dans une écurie ot un palfrenier qui venait 
de donner I’avoine & trois magnifiques montures, se prĂ©parait & en 
seller deux. 

« Ce sont les chevaux de ma fille, dit le propriétaire avec com- 
plaisance. » 

Cette Ă©curie donnait sur l’ancienne cour d’honneur du chateau ac- 
taellement transformé en basse-cour. Le propriétaire ne fit grace 
d’aucun dĂ©tail & son compagnon. AprĂ©s lui avoir fait admirer tous 
ses aménagements ct lui avoir minutieusement expliqué, 4 mesure, 
ses projets d’amĂ©lioration et d’agrandissement, il le conduisit vers 
une petite porte cintrĂ©e, surmontĂ©e d’une croix; elle donnait sur un 
vestibule qui conduisait & Ja chapelle et ot se trouvait un petit es- 
calier en spirale, qu’on aurait pu prendre pour une colonne torse 
enveloppĂ©e d’arabesques. Cet escalier Ă©tait un chef-d’ceuvre d’ar- 

chitecture, tant par Ja hardiesse et la légéreté de son enroulement 


236 LINTENDANT, 


que par la perfection des sculptures qui le décoraient. Il servait de 
communication entre l’intĂ©rieur du chateau et la chapelle. Les deux 
compagnons le montérent. Ils se trowvérent bientét dans une grande 
salle dont on avait fait un magasin de réserve 4 en juger par la 
quantitĂ© de grains et de fruits qui s’y Ă©levaient en monceaux. Le 
jeune homme, en voyant |’emploi actuel de cette piĂ©ce, dont lq pla- 
fond, encore chargé de ses antiques ornements, lui rappelait les 
temps heureux de sa famille, ne put s’empĂ©cher de faire d’amĂ©res 
réflexions ; mais elles furent courtes, son guide lui fit presser le pas. 
IJs traversérent encore plusieurs salles comme la premiére conver- 
ties en magasins champétres, et se trouvérent dans une longue ga- 
lerie éclairée par des fenétres percées & hauteur de plafond et ornée 
de fresques merveilleusement conservées. 

Le jeune homme crut distinguer dans une de ces peintures une 
scĂ©ne de chevalerie : c’était la prise d’ordre d'un templier, et de 
de nouveau son esprit rétrograda dans le passé. Cette galerie avait 
conservĂ© son ancienne destination, en ce qu’elle servait, comme 
autrefois, 4 relier les deux parties opposées du chateau. Elle abou- 
tissait 4 l’escalier du corps de batiment restaurĂ© : les deux compa- 
gnons y étaient arrivés. Ici le baron se retourna et fit remarquer a 
Raoul, sur le cadre extérieur de la porte de Ja galerie, un écusson 
taillé dans Ja pierre grisatre, et dont les saillies mal accasées com- 
mencaient a s'effacer sous la main du temps. II portait une croix de 
gueules dans un champ d'argent et Ă©tait surmontĂ© d’une couronne 
de marquis. 

« Reconnaissez-vous ce blason, monsieur de Montségur? dit-il, vous 
voyez que ce qui appartient A votre famille a été fidélement conservé 
ici. » 

Raoul s’inclina sans rĂ©pondre ; mais je vieillard n’eut garde de lui 
faire remarquer le double Ă©cusson de marbre blanc qui couronnait 
deux autres portes latĂ©rales. C’étaient les armoiries que M. de BrĂ©che 
arborait : elles portaient d’azur a trois merlettes d'argent, et s’épa- 
nouissaient sous. un tortil de baron entre deax levrettes en sup- 
port. 

L'orgueilleux vieillard s’imaginait humilier par cette exhibition 
de parvenu, je vieux blason délabré des anciens maftres de Beau- 
retrait. : 

li ouvrt ensuite ane de ces deux portes ainsi conronnées, et fit 





L'INTENDANT. 287 


entrer Raoul dans une sorte de salle d’attente, et de lA dans un dĂ©- 
licieux réduit, o8 tout était frais, élégant et coquet. 

« Nous sommes dans l’appartement de ma fille, dit le vieillard, 
avec une certaine complaisance ; ceci est son petit salon. » 

Nous venons de dire que c’était un dĂ©licieux rĂ©duit, et il annon- 
cait en effet, tant par le ton d’harmonie qui rĂ©gnait dans son arran- 
gement que par la forme et le caractĂ©re de ses meubles, qu’il appar- 
tenait 4 une jeune fille. Une large porte vitrée donnait sur un balcon 
qu’abritait du soleil un berceau de jasmin en fleurs, entremĂ©lĂ© de ceps 
touflus aux grappes dorées et de liserons aux campanules bleues. 
Les vastes rideaux en soie blanche, ouverts en ce moment, permet- 
taient 4 la vue de s'Ă©garer sur un de ces magnifiques et rayonnants 
paysages particuliers a cette partie de la France. En face du balcon, 
et suspendu entre deux Ă©normes touffes de lauriers-rose, un hamac 
en fil d’aloĂ©s aux vives couleurs semblait inviter 4 la paresseuse rĂ©- 
verie des tropiques. Toute la piéce, avec son arrangement pittores- 
que, élait doublée dans une grande glace de Bohéme, qui décorait 
une cheminée en marbre rose, sur laquelle des gerbes de fleurs 
exotiques s’épanouissaient dans des vases de SĂ©vres richement 
peints. 

Un établissement de travail, 4 en juger par la tapisserie Jaissée sur 
une molle causeuse adossée a une opulente jardiniére, achevait 
de donner 4 ce réduit ce caractére de féminine élégance qui se dé- 
celait d’ailleurs dans la disposition des moindres objets. 

_ M. de Bréche fit remarquer a Raoul une porte vitrée gracieusement 
drapée d'une étoffe semblable aux rideaux du balcon. 

« Nous n’entrerons pas par 1a, dit-il; c’est la chambre a cou- 
cher. » 

Ils montérent sur le balcon. Il était couvert, ainsi que nous ve- 
nons de dire, par une voite de verdure toute semée de fleurs et de 
fruits, et dominait l'une des plus belles toiles qu’ait jamais peintes la 
nature de sa main ingénieuse et féconde. Comme le jeune homme 
s’élait avancĂ© de la balustrade, des pas de chevaux se firent enten- 
dre derriére un petit bois de lauriers qui séparait le jardin de la 
grande avenue. 

a C’est Agathe, dit le vieillard, qui va faire un petit tour a 
cheval! » 

A ce moment, la jeune fille, qui avait tourné le massif verdoyant, 


288 L'INTENDANT. 


leva la tĂ©te et apercut son pĂ©re avec l’étranger. AussitĂ©t elle piqua 
sa monture qui se mit a caracoler, et l'on put voir l’imperceptible 
rougeur qui avait subitement Ă©clatĂ© sur le visage de l’amazone. M. de 
Bréche lui cria : 

« Hate-toi, Agathe, le soleil baisse, et tu sais que nous avons un 
hote a diner. » 

Elle répondit 4 son pére en agitant sa cravache par le plus gra- 
cieux mouvement, et, faisant de nouveau piaffer son cheval, elle 
s’éloigna au galop. 

« C’est une enfant gatĂ©e et qui fait ici ses quatre volontĂ©s, dit le 
proprictaire en se retournant vers Raoul. Maintenant, ajouta-t-il, et 
en attendant que cette folle soit de retour, allons visiter les jardins 
et Je parc. » 

Heureusement pour notre héros, ils trouvérent au rez-de-chaus- 
sée plusieurs fermiers qui attendaient M. de Bréche. Pendant que 
‘ces hommes occupaient Je baron, Raoul , demeurĂ© seul dans |a salle 
a manger, prit machinalement une brochure qu’il avait |’air de par- 
courir, tandis que sa pensée était perdue dans de tristes réflexions. 
Il n’aurait pu dire depuis combien de temps il Ă©tait ainsi absorbĂ© 
en lui-mĂ©me, lorsqu’un double galop vint s’arrĂ©ter brusquement 
a la porte extérieure. Raoul se Jeva et sortit; il vit mademoiselle de 
BrĂ©che s’élancer de sa monture, que |’écuyer qui la suivait s’empressa 
d’emmener. AprĂ©s avoir saluĂ© le jeune homme, la jeune fille monta 
chez elle pour changer de toilette. 

Nous ne nous arréterons pas ici 4 décrire Je diner qui eut lieu ce 
jour-la & Beauretrait ; il suffira de dire que quand le jeune homme 
‘quitta cette demeure pour regagner sa pauvre maison, il Ă©tait de 
nouveau plongĂ© dans un Ă©tat d’étrange rĂ©verie et d’austĂ©re tristesse. 


Charles de Saint-JULign. 


(La suite a un prochain numero. ) 








LE JAPON 


Dans le remarquable mouvement d’expansion qui travaille les 
Etats-Unis ; dans cet Ă©panouissement de vitalitĂ© d’une nation si jeune 
et dĂ©ja si puissante, i] n’est pas de projet de conquĂ©te ou d’annexion 
territoriale qui ne germe dans les tĂ©tes de ce peuple d’hommes 
d’Etat. En effet, chaque citoyen se croit un personnage politique, 
parce qu’il mĂ©ne de front les affaires de son commerce et les intĂ©- 
rĂ©ts du pays; et si NapolĂ©on est entourĂ© d’un tel prestige pour 
avoir Ă©largi les frontiĂ©res de Ia France, comment s’étonner que le 
peuple Américain soit en proie 4 une ambition irraisonnée et ne réve 
qu’agrandissement, au ligu de songer a occuper d’abord la totalitĂ©. 
de l’immense contrĂ©e qui lui est Ă©chue en partage. Mais heureuse— 
ment ses gouvernants s’efforcent de modĂ©rer et de combattre cette. 
disposition si dangereuse pour la paix du monde; et c’est ainsi que 
les expĂ©ditions contre Cuba, les plans d’invasion du Mexique ou de 
prise de possession des iles Sandwich, ne rencontrent qu’une louable: 
opposition dans les régions du pouvoir exécutif. 

ll n’en est pas de mĂ©me lorsqu’il s’agit de crĂ©er au loin des rela-. 
tions commerciales et d’étendre encore le vaste champ d’entreprises 
sur lequel s’exerce le gĂ©nie industriel des AmĂ©ricains. Le gouverne- 
ment seconde ou devance méme les vceux de la nation a cet égard, 
et il entretient sur toutes les mers une marine militaire assez puis- 
sante et un personnel d’agents consulaires, pour protĂ©ger au loin le 
pavillon Ă©toilĂ©. Depuis que l’Angleterre a obtenu, par la force, l’ou- 

vt XxIxX. 11 péc. 1854. 5¹ yiva|. é "40 


290 LE JAPON. 


verture des cing ports du CĂ©leste-Empire, les Etats-Unis ont con- 
tracté un traité de commerce avec la Chine, et ils regoivent an- 
nuellement de ce pays pour une valeur de 28 millions de francs de 
marchandises : thés, soieries, meubles de laque, porcelaines, con- 
fitures, artifices, huiles essentielles et vermillon, dont les Indiens 
des Montagnes-Rocheusges Âąt du iiaut-Missouri font une grande con- 
sommation. De l’AmĂ©rique du nord, il s’exporte annuellement pour 
Ja Chine pour 8 410 millions de produits : ginseng, cotonnades, 
mélaux et tabacs, ef sans doute que le frottement, chaque jour plus 
grand avec la civilisation européenne, augmentera chez les Chinois 
le gout pour les provenances étrangéres. Mais a cété de ce mouve- 
ment d’affaires importantes, le reste de |’Asie continentale indĂ©pen- 
dante, composé des empires des Birmans, de la Cochinchine, de 
Siam, de Malacca, etc., présentant une population de plus de 
400 millions d’ame n’offre aucune espĂ©ce de dĂ©bouchĂ©; et quant au 
Japon, avec ses 50 millions d’habitants, ses iles sont entigrement 
fermées, non-seulement au commerce, mais méme.aux regards des 
Ameéricains. 

Au mois de’septembre dernier, un agent commercial des Etats- 
Unis est arrive 4 Washington, de retour d’une mission du gouverne~ 
ment dans ces différentes contrées : M. Balesties, ancien consul des 
Etats-Unis & Singapore, ou il a réussi 4 obtenir un traité de com- 
merce, qui a créé un mouvement d'affaires annuel de plus de 
2 millions de franca, M. Balesties était mieux que personhe 4 méme 
de mener 4 bien cette difficile entreprise ; cependant il a échoué a 
Siam et en Cochinchine, ow |’on a refusĂ© obstinĂ©ment d'Ă©couter ses 
propositions; mais il a été mieux accueilli & Bornéo, la plus grande 
ile du monde aprés la Nouvelle-Hollande, et doat les riches produc- 
tions offrent beaucoup de variĂ©tĂ©. L’ile est divisĂ©e en plusieurs prin- 
cipautés, et les Hollandais y ont de vastes possessions. M. Balesties 
a.fait une Convention avantageuse avec le sultan de Bruni, souve- 
rain d’une grande portion de l’ile, et avec plusieurs rajahs. Il a 
également noué des relations dans les iles Malaies, et distribué des 
présents a différents chefs pour les rendre favorables aux naviga- 
teurs amĂ©ricains. Ainsi sa mission n’a pas. Ă©tĂ© tout a fait inofruc- 
tueuse; toutefuis, la presse de New-York critique amérement la 
pauvrelé des résultats, et le relour précipité de M. Balesties, au 
moment OU sa présenée 4 Siam pouyait étre le plus ute : le roi 





LE JAPON. 291 


vient de retirer aux Angiais le privilége du commerce dont ils avaient 
le monopole ; et lon s’attend que lord Palmerston appuiera de ses 
canons les réclametions des marchands de Madras et de Bombay. 
Mais c’est surtout avec fe Japon que les Etats-Unis dĂ©sirent entrer 
em négociations, et le développement rapide de Ia Californie nous 
semble devoir rendre trés-procham fe moment ow, de gré ou de 
force, le mur de séquestration systématique de cet archipel sera 
abatta. L’ouverture de ces Hes est d'un immense intĂ©rĂ©t pour I’A- 
mĂ©rique. On sait qe’ane flotte de vapeurs de long cours met en 
communication hebdomadaire New-York et San-Francisco par 
l’isthme de Panama. Une autre ligne de steamers est en prĂ©paration 
pour rehier San-Francisco aux fles Sandwich, et de „4 4 Shanghai, en 
Chine, le port de mer le plus voisin de Nankin; le Japon se trouve 
sur fa route directe que parcourront ces paquebots Transpacifiques, 
et i! est mécessaire aa saccés de Pentreprise de pouvoir établir & 
Yeddo ou a Nangasak? deux dépéts de charbon pour leur approvi- 
sionnement. De plus, la péche de Ia baleine se concentre, principa- 
lement depuis pet d’annĂ©es, dans te nord de |’ocĂ©an Paeifique. Les 
Etats-Unis comptent de six 4 sept cents mavires engagés dans cette 
péche, employant un personnel de plus de 25,000 officiers et ma- 
rms, et absorbant un capital de 150 millions de francs. Dans la pour- 
suite de feurs recherches aventureuses, les baleiniers américains 
fréquentent en grand nombre les mers et les c6tes du Japon, les fles 
Lieou-Kieou, le groupe Meaicosima, les baies de Yeso, les tles Ku- 
Tiles et la mer de Kamtschatka. An milieu de parages rendus dan- 
gereux par des récifs sans nombre et des brouillards presque 
continuels, les marins ont besoin de quelques lieux de ravitaille- 
ment, et, en cas de naufrage, ils ont droit d’attendre un accueil 
hospitalier au point ot: ils réussissent 4 aborder. Mais au lieu de 
prendre pitié des malheureux que leur jettent les flots, les Japonais 
les emprisonnent et les accablent de mauvais traitements. En 1848, 
le baleinier Lagoda s'étant brisé sur ces cétes, les quinze malheureux 
qui échappérent au désastre furent détenus pendant un an, avec un 
raffinement de cruauté odteux, dans une gedle infecte; et ils ne 
furent dĂ©livrĂ©s, avec beaucoup de difficultĂ©s, que lorsqu’un navire 
de guerre, le Preble, vint énergiquement les réclamer. Cet outrage 
n’a recu aucune rĂ©paration, et Popinion publique parait Ă©tre en fa- 
wear d'une expédition maritime pour obtenir des indemnités, des 


292 LE JAPON. 


garanties pour l’avenir, et pour imposer au besoin par la force un 
traitĂ© de commerce & l’empereur du Japon. Les journaux, qui re- 
viennent fréquemment a traiter ce sujet, font valoir la facilité de 
l’entreprise. On amĂ©nerait bientĂ©t ces reclus volontaires 4 compo- 
sition par un strict blocus de quelques-uns de leurs ports, et prin- 
cipalement de la capitale, Yeddo. On arréterait ainsi la plus grande 
partie de leur cabotage, qui est trés-importante; on intercepterait 
les revenus impériaux dans leur trajet habituel par mer a Yeddo, et 
J’on s’emparerait de Ja marine entiĂ©re du Japon. A Sinagawa, le 
port ou le faubourg maritime de Yeddo, plusieurs milliers de jon- 
ques sont souvent rassemblées, Jes unes ayant 4 bord les taxes en 
numéraire et marchandises, les autres chargées des produits du 
pays ou de Ja péche; et comme le poisson forme la base de la nour- 
riture de toutes les classes de Japonais, la suspension des approvi- 
sionnements dans une capitale de plus de deux millions d’ames, 
aménerait bientét le gouvernement 4 composition. 

Le Japon est vulnérable de toutes parts, disent les journaux qui 
poussent le Congrés a cette expédition : quoique ce soit une nation 
brave et guerriĂ©re, elle n’a aucun moyen de rĂ©sister 4 une simple 
frégate. Dans leurs fortifications, le carton peint joue un grand réle; 
leur poudre est mauvaise, et leur inexpérience en artillerie rend le 
service des canons trés-dangereux, surtout pour leurs propres ca- 
nonniers. Leurs troupes sont armĂ©es d’arcs et de flĂ©ches, de piques 
et d’arquebuses 4 mĂ©che. Leurs plus grandes jonques ne dĂ©passent 
pas trois cents tonneaux, et elles sont construites avec préméditation 
sur un modĂ©le imparfait et peu solide , par ordre exprĂ©s de |’empe- 
reur, afin que ses sujets ne puissent s’éloigner des cĂ©tes et entre- 
prendre des voyages de long cours. — On assure qu’a sa prochaine 
session, le congrĂ©s de Washington s’occupera de cette question, et 
ne laissera pas Ă©chapper un motif lĂ©gitime d’intervenir dans les 
affaires de ce vaste archipel. 

Les premiéres relations des Américains avec les Japonais eurent 
lieu en 1797. La Hollande, conquise par Ja France, Ă©tait par cela 
mĂ©me en guerre avec l’Angleterre, et celle-ci interceptait par ses 
vaisseaux toute communication entre Ja colonie de Batavia et le 
comptoir de Napgazaki. Les Hollandais se servirent alors de navires 
neutres pour ravitailler leurs Ă©tablissements et le premier batiment 
amĂ©ricain ainsi affrĂ©tĂ© pour leur compte fut (’Elisa, de New-York, 





LE JAPON. 293° 


capitaine Stewart, dont l’arrivĂ©e 4 Nangazaki Ă©veilla au plus haut 
degrĂ© les soupcons des Japonais. La vue d’un Ă©quipage parlant an- 
glais sous pavillon hollandais Ă©tait une anomalie dont il n’était pas 
facile de faire comprendre la cause; et le président Herr Doeff dé- 
pensa beaucoup d’éloquence pour expliquer que ces Anglais n’étaient 
pas de vrais Anglais, mais qu’ils habitaient un autre pays et n’a- 
vaient pas le méme gouvernement. Le capitaine Stewart fit un se- 
cond voyage pour le compte des Hollandais ; puis, en 1803, il apparut 
de nouveau & Nangazaki, sur un autre navire, sous couleurs améri- 
caines et s'efforca d’obtenir l’autorisation de dĂ©barquer ses marchan- 
dises et d’entreprendre un trafic avec les habitants. Mais les intri- 
gues des Hollandais réussirent sans peine a inquiéter les autorités 
japonaises déja alarmées. On refusa péremptoirement toutes ses de- 
mandes et le capitaine Stewart dut renoncer & son projet. En 1807, 
une autre tentative infructueuse eut lieu & Nangazaki, le capitaine 
se disant en dĂ©tresse et Ă©tre a bout de bois et d’eau. On lui fournit 
gratis tout ce dont il avait besoin; puis on le pria d’appareiller au 
plus vite. En 1837, le trois-m&ts Morrisson, capitaine Ingersol, se 
présenta devant plusieurs portes et renouvela vainement les offres 
d’échange de marchandises aux Japonais. En 1845, le baleinier amĂ©- 
ticain Manhattan crut enfin avoir les moyens de forcer le mauvais 
vouloir et la dĂ©fiance traditionnelle de |’empereur ; il avait recueilli 
en mer vingt-deux marins Japonais au moment ot leur jonque allait 
s'engloutir ; et aprés avoir libéralement pourvu % leurs besoins, Je 
capitaine Cooper se présenta devant la capitale pour y déposer les 
naufragés. On ne lui permit que de rester quatre jours au port; on 
fournit au Manhattan toutes les provisions qu’il pouvait dĂ©sirer sans 
accepter aucune rĂ©munĂ©ration ; mais ni le capitaine ni !’équipage 
ne purent obtenir l’autorisation de descendre une seule fois a terre. 
Toute communication avec la ville Ă©tait interdite, et le navire Ă©tait 
entouré et gardé par trois lignes serrées de barques enchainées les 
unes aux autres et qui en faisaient le tour. En 1846, le commodore 
Biddle ayant visité Yeddo, avec les vaisseaux de guerre Columbus 
et Vincennes, et en mission officielle du gouvernement de Washing- 
ton, il ne put rĂ©ussir & entrer en pourpalers avec l’empereur et il 
dut remettre a4 la voile n’ayant recueilli que deux avanies dans son 
expédition. Enfin, il y a quelques mois, un équipage de Japonais, 
parmi lesquels se trouvent des personnages instruits et intelligents, 


py | LE JAPON, 

a encore été sanvé dana une tempéte par le cutter de guerra amé- 
ricain Pelk, et & la fin du mois d’aoit les naufragĂ©s arrivaient en 
relache en Californie. Oa discute le projet de leur faire parcourir en 
tous sens les Etats-Unis, pour Jeur donner une haute idée de ia 
grandeur et des ressources de cette république ; puis de les rea- 
voyer dans leur patrie accompagnĂ©s d’un ambasgadeur amĂ©ricaip. 
Telles sont les diffĂ©rentes tentatives essayĂ©ea jusqu’a ce jour par les 
citoyens des Etats-Unis, et leur peu de succĂ©a ne fait qu’augmenter 
le désir général de pénétrer, de gré ou de force, dang cet empire 
fermé au reste du monde. 


Le Japon se compose d’un groupe d’jles qui s'Ă©tend de 126° a 
148° de longitude crientale et de 29° & 47° de latitude septaniria- 
nale. L’ocĂ©an Pacifique baigne & |’est les cdtĂ©s de cea tles; & l’omest, 
up bras de mer Jes sépare de la Corée et de la Tartarie chinoise. Les 
écueils et les tempétes qui défendent ses bords, les brouillards con- 
tinuels qui rendent les atterrages pleins de dangers, favorisent cet 
isolement jaloux ot le retient la politique de ses princes et de ses 
faux prétres. 

L’archipel japonais comprend J’empire proprement dit, formĂ© des 
trois grandes iles de Niphou, de Sikohf et de Kiou-Siou, et les pays 
conquis ou tributaifes qui se composent de Yeso, des Kourilea du sud 
et d'une partie de I’lle Tarrakai. Le Japon, dont la population totale ne 
parait pas Ă©tre moiadre de cinquante millions d’habitants, est gou- 
verué par un empereur ayant sous lui des grands vassaux hérédi- 
taires pour administrer chaque province. Ceux-ci portent le nom de 
Trois et leur nombre est considérable ; mais la politique du suzegain 
tend 4 affaiblir ces princes et & trouver un prétexte pour les dc- 
trĂ©ner. La province est alors gouvernĂ©e par un dĂ©lĂ©guĂ© de |’ empe- 
reur. Celui-ci, qui réside dans la ville immense de Yeddo, porte le 
titre de Zipgoun, mais il n’est que le gouverain tenaporel, et ua autre 
empereur, le Mikado, fils du soleil, est le souverain spirituel de 
cette vaste agglomĂ©ration d’hbommes. Ce dernier, sans autoritĂ©, mais 
non sans honneurs, est traité avec Je plus grand respect et adoré 
en quelque sorte par son peuple. Son unique occupation est de venir 
s’asseoir de longues heures sur son trĂ©ne, daas un Ă©tat d’isamobilis6 








LE JAPON, 395 


complete, Quand il est ainsi dans ]’exercice de ses fonctions muettes, 
un simple mouvement de sa part pourrait Ă©branler Je Japon. 


Et totum nuty tremefecit Olympum. 


Mais quand enfin la lassitude ct }’ennui J’obligent & quitter son 
tréne, ul y dépose sa couropne 4 sa place pour Je représenter et peut 
alors se livrer an plaisir du mouvement. 

Les Japonais sont Tartares d'origine, cogame on peut Je reconnaitre 
a leurs trails. Js n’opt aucun rapport de race avec les Chinois et 
professen! powr ce dernier peuple un profond mépris. Cette vanité 
nayonale ne parait pas dénuée de fondement, car les missionnaires 
sont d'accord pour placer le caractére moral des Japonais bien au- 
dessus de celui des Chingis. En Chine, c’est la ruse qui dirige les 
aclons de tous les hommes; mais au Japon, c’est l’honneur. Le 
premier peuple place sa gloire & suivre des maximes ou la prudence 
est toujours guidĂ©e par l’intĂ©rĂ©t, tandis que le second obĂ©it invio- 
lablement & des rĂ©gles d'honneur consacrĂ©es par l’usage, quelques 
fausses et excessives qu’elles soient. De Ja proviennent les qualigĂ©s 
des unes et leg défauts des autres. Le Chinois est circonspect, ti- 
Iaide, modeste, pacifique et minytieux 4 un degré embarrassant et 
importun quand il veut marquer son respect a son souverain, 4 ses 
parents, & son maitre; mais alors ce respect est rarement autre 
chose qu’extĂ©rieur et ne prouve guĂ©re l’affection ou Ja loyautĂ©. Au 
coptraire, le Japonais est franc, sincére, amical, fidéle, officieux, 
gĂ©nĂ©reux et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Aussi, voyons-nous Jes JĂ©suites ne s’oc- 
ouper de la Chine-que lorgqu’ils furent expylsĂ©s du Japon. Mais a 

- chté de ces qualités, le caractére japonais est enlaidi de défauts et 
de vices odieux. La démoralisation est générale, les maisons de dé- 
bauche innombrables, dans les villes, sur les routes, dans les tem- 
ples, et ceux qui Jes tiennent conservent un rang honorable dans la 
société. Le lien conjugal est relaché au gré du mari, qui peut amener 
dans sa propre maison les nombreuses rivales de sa légitime com- 
pagne ; mais Ja faute de la femme est pynie de mort, et le moindre 
Soupcon ou de plus léger caprice sont une cause suffisante de di- 
vorce. Le suicide est consacré par les lois et ordonné dans une 
foule de cas pour sauver la famille du prévenu du déshonneur d'un 
jugement. Bien plus, ce crime,est epseigné en théorie dans les écoles, 


296 LE JAPON. 


avec la lecture et l’écriture, et un tel mĂ©pris de la vie a imprimĂ© 
aux meoeurs ce caractére de cruauté qui se rencontre souvent:avec 
une civilisation fort avancĂ©e. Pour des fautes qui ailleurs n’empor- 
teraient pas la peine capitale, on soumet le coupable 4 des supplices, 
a des tortures d’une barbarie inoule, et dont le gĂ©nie des DioclĂ©tien 
n’eit jamais soupconnĂ© l’existence. De mĂ©me que chez tous les peu- 
ples idolatres ot Ja propagation de l’espĂ©ce se pratique avec pres- 
que autant de laisser-aller que parmi les animaux, ainsi le sentiment 
maternel est Ă©moussĂ© ou mĂ©me Ă©teint par les vices du cceur ou |’ab- 
sence de foi; et dussĂ©-je exciter encore |’indignation des journaux 
dĂ©mocratiques qui m’accusaient naguĂ©re de calomnier les Chinois 
d’une maniĂ©re infame, je dirai que la coutume de ’infanticide existe 
sur une grande échelle au Japon comme en Chine. Les témoignages 

sont moins nombreux que pour le CĂ©leste-Empire , parce que /es 

voyageurs sont rares; mais outre que tous les missionnaires du 

XVI* siécle en font foi, 4 commencer par saint Frangois Xavier, qui 

Taconte avec douleur ces meurtres d’enfants naissants, voici ce que 

je lis dans la relation du capitaine russe Golownin, qui fut retenu 

prisonnier au Japon, de 18441 4 1843 : « La prodigieuse population 

a de ce pays oblige fréquemment les pauvres gens a tuer leurs en- 

« fants & leur naissance, lorsqu’ils sont faibles et dĂ©formĂ©s. La loi 

«a défend ces meurtres sous de sévéres pénalités; mais le gouverne- 

« ment ne s’inquiĂ©te jamais rigoureusement comment les enfants 

« sont morts, peut-étre par raison politique. Ainsi des crimes de 

« cette nature sont commis sans que les parents soient poursuivis. » 

Et un auteur protestant plus ancien, Lokman, dans son ouvrage i0- 

titulé : Voyages des Jésuites (Travels of the Jesuits, London, 1743), 

s’exprime en ces termes, en parlant des Japonais : « La pratique 
« de l’avortement n'est pas considĂ©rĂ©e comme un crime, et les pall- 

« vres gens, ainsi que ceux qui ne sont pas mariés, peuvent dé- 
«truire leurs enfants du sexe féminin; mais les garcons, dont les 
« parents sont pauvres, sont élevés aux frais du gouvernement. » 

Il est de fait que le pays est peuplĂ© a l’excĂ©s, et tous les rapports 
concordent sur ce point. Selon le dire d’un missionnaire : « La cam 
« pagne semble habitée comme si les villes étaient désertes, et les 
« villes fourmillent de peuple ‘comme si les campagnes Ă©taient aban- 
« données. » Il y a donc beaucoup de misére dans une telle agglo- 
mĂ©ration d’hommes sur un archipel relativement restreint ; mais Ja 





LE JAPON. 207 


pauvretĂ© serait encore plus Ă©pouvantable , si le peuple n’était 
douĂ© d’une rare frugalitĂ©, et si la Providence n’avait mis a leur 
portée les denrées alimentaires du plus facile accés : sur terre, le riz 
qui, dans un espace donné, produit plus que toute autre céréale, et 
sur la mer dont ces nombreuses iles sont partout entourées, une 
prodigieuse et inépuisable quantité de poissons. Le Japonais noncha- 
lant et dĂ©sceuvrĂ© ne fait qu’un repas par jour et il est satisfait d'une 
poignĂ©e de riz et d’un morceau de poisson sec, dont le lazzarone le 
plus frugal ne se contenterait pas. .a mer produit en outre a discré- 
tion une sorte de varech, plante marine, dont les habitants sont 
trés-friands et dont Ja-récolte ne donne ni peine ni dépense. 

Mais a cĂ©tĂ© de cette race innombrable de prolĂ©taires, |’empire du 
Japon contient des classes variées de riches seigneurs vivant noble- 
ment de‘feurs rentes, de lettrĂ©s non moins prĂ©tentioux mais moins 
puissants qu’en Chine, de commercants, de marins, d’agriculteurs 
et d’babiles industriels. L’industrie japonaise est en beaucoup de 
points supérieure 4 celle du Céleste-Empire; la porcelaine et le tra- 
vail de l’ivoire et du bois sont aussi soignĂ©s; la peinture avec 
perspective et proportions, la sculpture, l’architecture ne sont pas 
daps |’enfance comme dans le pays voisin ; les meubles de laque ont 
upe perfection inimitable, et la spĂ©cialitĂ© d’incrustations de nacre 
dans le vernis, qui produisent les dessins les plus beaux, n’est que 
mĂ©diocrement imitĂ©e par |l’Angleterre; les soieries sont plus sou= 
ples, plus solides et plus riches que les plus beaux crépons; le tra- 
vail des mĂ©taux, du cuivre, de |’or est pratiquĂ© avec intelligence; les 
mines du pays en fournissent des quantités considérables, et les 
lames d’acier du Japon, d’une trempe aussi sire que celle de Damas 
ou de TolĂ©de, s’enroulent en spirale ou se courbent en cercle, pour 
reprendre, en sortant du fourreau Je plus bizarrement contourné, la 
rigoureuse droiture d’une solide Ă©pĂ©e. L’instruction Ă©lĂ©mentaire est 
rĂ©pandue partout, et l’enfant de Ja derniĂ©re classe sait lire et Ă©crire ; 
l'imprimerie, introduite au Japon depuis six siécles, fait sortir cha- 
que annĂ©e de ses presses prĂ©s de huit mille ouvrages; l’histoire, la 
philosophie, la poĂ©sie, l’astronomie occupent des classes nombreuses 
de savants, et le godt du théatre est aussi répandu et aussi satisfait 
qu’a Paris. Ainsi le travail des siĂ©cles a produit au Japon toutes les 
institutions, tous les arts, toutes les sciences qui distingueraient un 
peuple civilisé, si la vraie foi n'était pas nécessaire pour marquer la 


408 LE JAPON. 


civilisation da sceau de ja verte, poor régier les esprits et gouverner 
les cceurs. 

En recherchant l’orfgine des traditions du Japon, on y rencontre 
une religion connue sous le nom de szto, ob les souvenirs obscarcis 
de la révélation primitive peuvent encore ¹e reconnaftre. Au com- 
mencement da monde la terre Ă©tait couverte d’eau, le Japon fat le 
premier point qui se montra & sa sarface, et le fils de Dieu, Kami, 
se divisant en homme et femme, descendit da ciel sur I’fle de Niphou 
et la peupla. Une autre incarnation de la divinité est devenue la tige 
dé la maison impériale, et le Mikado est sapposé le descendant di- 
rect du roi des cieux. Les temples des stntos ne contiennent pas 
d’idoles et l’objet proĂ©minent est un miroir, embiĂ©me de la puretĂ© 
de l’ame nĂ©cessaire pour plaire 4 Ja divinitĂ©. Des abtutions sans 
nombre, des pélerinages, des jeiines, des priéres fréquentes rendent 
cé culte assez analogue a celui de Mahomet. Tout homme doit se 
rendre au temple d’isye plusieurs fois dans sa vie, et, apres ane 
sĂ©rie de pĂ©nitences, recevoir l’absolation Ă©crite de ses fautes. Mais 
cette religion est encore trop pure pour le vulgaire, et le bouddhisme 
qui fut apporté de la Chine au Japon, aa Vi* siécle de notre ére, y a 
trouvé des sectateurs dans les masses populaires. Le bouddhisme est 
la véritable idolatrie, et les temples affectés A ce culte sont encom- 
brés de statues informes et monstrueuses de toutes sortes de dieux 
auxquels s’offrent des sacrifices. Une troisiĂ©me secte suit la religion 
philosophique de Confucius, et enfin un grand nombre de leurés 
professent ouvertement une indifférence compléte ou se proclament 
mĂ©me athĂ©es. Ces tristes variĂ©tĂ©s de )’erreur vivent cdte & cote en 
harmonie, sans persĂ©cution ni contrainte; le mensonge s’accommode 
de toutes les divagations de |’esprit, afin de grouper toutes les forces 
de la nation pour opposer 4 la vérité une résistance désespérée. Tel 
est en peu de mots l'état dans lequel le Japon fut trouvé par les pre- 
miers EuropĂ©ens qui y pĂ©nĂ©trĂ©rĂ©nt, et tel il est encore aujourd’hui. 


I 


Le Japon a été inconna aux anciens au méme degré que !'Amé~ 
rique, et PtolĂ©mĂ©e n’en fait nulle mention. Le PĂ©re Rubruquis, 
ce pieux cordelier envoyé par saint Louis en Tartarie pour y 
prĂ©cher |’Evangile, est le premier qui ait fait connaftre & 1'Es- 





LE JAPON. 298 


rope ce populeux atchipel dans lequel il ne put cependant péné- 
trer; et quelques années plus tant, en £374, le Vénitien Marco 
Polo, dans son voyage en Chine, entendit parler du Japon sous ie 
nom de Zipangou. Les récits fabuleux qu't! en donne vinrent dans la 
guite enflammer imagination de Christophe Colomb, et dans ses 
quatre voyages fl croyait & chaque He nouvelle reconnaitre enfin 1s 
fameuse fle de Zipangou. Ainsi la premiére notion sur ce pays nous 
vient d’un missionnaire; ja foi avait pĂ©nĂ©trĂ© dans ces parages avant 
Ja science od le curiosité du voyageur, et hous y voyons un présage 
que ta foi y regnera un jour dans tes coeurs. Lorsaque saint Louis 
Hsait l'intéressante relation de son envoyé, eut-il une intuition des 
merveilies qué trois sideles ples tafd saint Francois Xavier devait 
réaliser dans ces mers Jointaines, et du réle honorable que la France 
y remplirait jusqu’é nos jours pour la protection des apdtres de la 
vraie religion. 

C’est seulement en 1534, prĂ©s d'un demi-sidcle apras la dĂ©cou- 
verte de l’AmĂ©rique, qu'un EuropĂ©en pĂ©nĂ©tra au Japon. Le Portugal 
était alors au faite de $a gloire et de sa puissance; i! possédait des 
contrĂ©es entiĂ©res dans ]’Indoustan, & Malacca, & Siam ; il couvrait de 
sé9 établissements les cdtes de |'Afriqae depuis ta latitude de Mada- 
gascer juequ’a la mer Rooge, et s’emparait de Ceylan, des Moluques, 
des Célébes et de Macao. Quelle exaltation devait produire ces con- 
qaétes et ces découvertes sur |'imagination mobile des Portugais! 
Les hardis navigateurs qui parcouraient ces mers, tour 4 tour mar- 
chands, corsaires, négociatears, savaient allier la religion au bri- 
gandage, l’aviditĂ© a |’honneur, la grandeur d’ame & la ruse, la 
cruauté & la plus nalve sensibilité. Un de ces plus célébres aventu- 
riers, Antonio Faria, tantĂ©t s’emparait des riches gallions de ses 
propres compatriotes, iantét incendiait une ville pour enlever avec 
impunitĂ© queique jeune fille an milieu de l’épouvante du dĂ©sastre ; 
ou bien encore, aprés avoir ranconné des peuples, traversé des 
déserts, 1] remontait le cours d'un fleave inconnu pour enlever a la 
Ghine ses idojes et les cercueils précieux de ses anciens monarques. 
PossĂ©dant anjeurd’hui de vastes richesses, ignorant le lendemain ot 
cacheér sa téte proscrite, béni comme on bienfaiteur, exécré comme 
un tyran, il périt enfin dans un naufrage sur les cétes de Chine, en 
revenant de s0n expĂ©dition contre I’fle de Calemblay. 

Pinto Mendez, compagnon de Faria, se sauva & Ja nage avec huit 


300 LE JAPON. 


Portugais, et, aprés avoir erré misérablement dans plusieurs pro- 
vinces de Chine, il avait trouvé un navire pour Je ramener aux 
Indes, lorsqu’un second naufrage le jeta sur Ja cote du Japon ot: il 
recut.du roi de Cangoxima !’accueil le plus bienveillant. La nou- 
veautĂ© de ses armes A feu et le bruit des guĂ©risons qu’il fut assez 
heureux pour opĂ©rer lui attirĂ©rent l’amitiĂ© du prince; et quand aprĂ©s 
un assez long séjour,,Pinto Mendez put rejoindre les Portugais chargé 
de riches prĂ©sents; ses rĂ©cits n’eurent pas de peine a enflammer 
la cupiditĂ© et l'amour d’entreprises de ses auditeurs. Une foule de 
marchands équipérent des flottes pour puiser a cette nouvelle source 
ouverte & leur industrie, et bientĂ©t un commerce actif s’établit entre 
le Portugal et les provinces japonaises. Pendant plus de quarante 
ans les Portugais eurent le monopole des trafics avec cet empire, et 
nulle nation n’était admise a le partager. Leur prĂ©sence Ă©tait recher- 

chée dans les ports, il leur était permis de contracler mariage avec 

les jeunes filles du pays, et & part des désordres de mceyrs, le Japon 

n’eut pas a se plaindre de sa tolĂ©rance pour les Ă©trangers. A cette 

Ă©poque, des guerres civiles ensanglantaient ce pays; les Portugais 
surent habilement se maintenir en bonne amitié avec chaque parti, 

tour 4 lour vainqueur et vaincu, et ils ne profitérent pas du désordre 
pour usurper aucun pouvoir dans les tles ot leur présence était alimée 

de tous. 

Lorsqu’en 1580, Philippe II d’Espagne placa sur sa tĂ©te la cou- 
ronne de Portugal, 4 la mort du cardinal Henri, les relations avec le 
Japon recgurent une premiĂ©re atteinte, et la dĂ©cadence de }’Asie por- 
tugaise commenca. Les traitĂ©s: d’union des deux royaumes avaient 
rĂ©servĂ© aux Portugais Je commerce du Japon ; mais les Espagnols n’y 
furent pas longtemps fidéles, et bientét leur colonie du Mexique vou- 
lut ouvrir des relations directes avec ce riche archipel. Cette inva- 
sion de nouveaux visages, gous un nouveau drapeau, devait inspirer — 
des inquiétudes aux Japonais et leur faire craindre des atteintes contre 
leur indépendance. Ils furent confirmés dans leur défiance par la jac~ 
tance d’un capitaine espagnol qui, questionnĂ© sur les ressources de 
sa nation, déploya devant les insulaires surpris une carte du globe, 
leur y montra toutes les contrĂ©es d’AmĂ©rique, d’Europe et d’Asie 
qui obérssaient au fils de Charles-Quint, leur expliqua la conquéte da 
Portugal, et fit entendre que le Japon aurait son tour, la tactique des 
Espagnols étant de se faire précéder de missionnaires dans les pays 








LE JAPON. 801 


dont ils voulaient se rendre maitres pour disposer les peuples en leur 
faveur. C’était l’époque od Ja Hollande rĂ©ussissait & se rendre indĂ©- 
pendante, ou l’Angleterre protestante, menacĂ©e dans son fanatisme 
de sectaire par la grande Armada et par Jes amis de Marie Stuart, 
soutenait contre Il’Espagne une lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e. Ces deux puissances 
résolurent de porter la guerre aux Indes pour ébranler le colosse 
castillan dans ce qui soutenait sa grandeur, et tous les royens leur 
semblérent bons pour arriver au but de leur implacable haine. En 
4594, Philippe II ayant fermé le comptoir hollandais de Lisbonne, que 
Pintérét des Portugais avait fait conserver malgré la guerre, les villes 
bataves armérent une flotte pour aller se procurer les produits de 
VAsie dans les mers de l’Inde, et l’amiral Van Hek y dĂ©vasta sans 
résistance les belles colonies des Portugais. Le souverain espagnol 
Jes abandonnait sans défense et réservait toutes ses forces pour pro- 
tĂ©ger ses colonies d’AmĂ©rique contre Francis Drake et les vaisseaux 
anglais. En 1600, un Anglais, Williams Addams, naviguant sur un 
b&timent hollandais, dĂ©barquait au Japon, avait ]’audace de se faire 
passer prĂ©s de l’empereur pour un ambassadeur de la reine Elisa- 
beth, et, dans son horreur pour !a religion, fomentait les germes de 
jalousie contre les missionnaires et contre tous les Portugais. La per- 
sécution éclatait, les chrétiens périssaient en foule dans les tortures ; 
mais les Anglais s’étaient vengĂ©s sur les jĂ©suites de la peur que leur 
inspirait Philippe I]. En 1643, un premier navire anglais apparais- 
sait dans les mers du Japon, et un envoyé spécial, Saris, contractait 
un traitĂ© de commerce avec l’empereur. L’établissement principal 
des Anglais Ă©tait 4 Firando, et il acquit une certaine importance ; 
mais la proclamation de la république dans la Grande-Bretagne vint 
affaiblir la nation et fit abandonner le comptoir du Japon. Depuis 
lors, c’est en vain que les Anglais ont cherchĂ© a le rĂ©tablir, les Ja- 
ponais s’y sont toujours opposĂ©s. 

Les Hollandais devaient Ă©tre plus heureux, parce qu’ils Ă©taient 
plus modestes dans leurs prétentions et encore moins scrupuleux 
dans le choix des moyens. Etablis 4 Firando en 1609, leur influence 
sapait celle des Portugais, et leurs infames calomnies préparaient la 
ruine de la religion et l’expulsion de leurs rivaux. A force de rĂ©pĂ©- 
ter que les adorateurs du Christ Ă©taient les ennemis du Japon, et 
qu’eux seuls, Hollandais, n’étaient pas de cette religion, ils rĂ©ussi- 
rent & le persuader a4 l’empereur qui jura de chasser les Portugais. 


$02 LE JAPON. 

Mais celui-ci avait besoin d’un gage, et, 4 Ja honte du protestantisme, 
les Hollandais ne rougirent pas de le donner. En 1638, au plus fort 
de Ja persécution, 40,000 chréliens japonais, réduits au désespoir. 
par le martyre de plusieurs milliers de leurs fréres, se réfugiéreat 
dans une forteresse pour y défendre chérement leur vie. Les Hol- 
landais, a titre d’alliĂ©s, furent priĂ©s d’aider au siĂ©ge, et Kochebeker, 

chef du comptoir de Firando, vint & bord d’un vaisseau bombarder 
Ja place en y causant d’affreux dĂ©g&ts. Les chrĂ©tiens pĂ©rirent jus- 

qu’au dernier ; mais, en rĂ©compense de cet empressement soumis, 

les Hollandais ont obtenu de rester au Japon malgrĂ© le dessein d’en 

exclure lous les étrangers. Toutefois, on leur fit démolir leur conap- 

toir de Firando, et ils furent relĂ©guĂ©s sur I’ile factice de Dezime, 

dans le port de Nangazaki, ow ils sont encore aujourd’ bui. 

En 1641, les Portugais ayant rĂ©ussi & secouer le joug de l’Espagne, 
cherchent 4 renouer des relations avec le Japoa et y envoient quatre 
ambassadeurs. Ls sont décapités a Nangazaki au mépris du droit des 
gens. En 1674, Charles Il d’Angleterre expĂ©die de son cdtĂ© une am- 
bassade solennelle; mais les Hollandais insinuent officieusement que 
ce prince a épousé une infante de Portugal, que das lors les jésuites 
ne tarderaient pas 4 revenir a Ja suile des Anglais, et ce souvenir, 
conservé précieusement par la tradition politique du Japon, sufiit 
encore de nos jours pour faire repousser les avances du gouverne- 
ment britannique. En 1792, la Russie fait aussi partir une mission 
diplomatique, par ordre de l’impĂ©ratrice Catherine, pour ramener 
trente naufragés japouais recueillis au Kamtschatka et combiés de 
prĂ©sents; mais l’empereur refuse obstinĂ©ment de recevoir les ea- 
voyés. En 1803, nouvelle tentative de la Russie pour forcer jes portes 
de cet empire, le gouvernement considérant comme nécessaire aax 
Ă©tablissements de |’AmĂ©rique russe d’ouvrir des relations commer- 
ciales avec le Japon. Un haut fonctionnaire du czar, Resanoff, est a 
la téte de cette ambassade infructueuse, et, de retour au Kamtschatka , 
il se yenge de son échec en envoyant deux navires de guerre dévas- 
ter I’lle Segalin. Dans le courant da siecle prĂ©sent, des expĂ©ditions 
anglaises et francaises ont plusieurs fois visité les ports du Japon, 
mais elles ont toujours rencontrĂ© le mĂ©me refus d’entrer en comnn- 
nication, refus prononcĂ© avec aulant de politesse que d’obstination, 
et cet empire persiste depuis plus de deux cents ans dans sa politique 
de séquestration, sans montrer aucune disposition @ en changer. 











LE JAPON. 303 


Les Hollandais font donc séuls le commerce de ces fles, mais au 
prix de quelles humiliations! Un des employés de leur comptoir, 
Engelbert Kempfer, Ia écrit : « Les Japonais ne neous considérent que 
a comme de vils marchands qu'ils placert au dernier rang de la so- 
a ciĂ©tĂ© humaine. L’extrĂ©me contrainte dans laquetle on nous tient 
ane peut guére leur inspirer que de la jalousie et de la défiance. 
a Dans cet Ă©tat d’avilissement, nous ne pouvons nous concilier la 
« bienveillance de ce peuple despote et cruel que par notre libéralité 
e et notre complaisance, en flattant tout ce qui est capable de flatter 
«sa vanitĂ© ridicule.» On sait qu’avant de permettre 4 un Ă©tranger 
de débarquer sur le sot du Japon, un crucifix lui est apporté, sur te- 
quel on le fait marcher nu-pieds en jurant de ne pas appartenir a la 
religion de Jésus-Christ. Les Hollandais se sont conformés pendant 
longues annĂ©es & cette coutume impie, et s‘ils prĂ©tendent en Ă©tre 
maintenant exempts, ils oublient de dire la date précise ot un chan- 
gement aussi important eut lieu dans le traitement qu’ils recolvent 
des Japonais. Ce peuple tient & ses anciennes lois, {1 montre une hos- 
tilité contre la religion aussi grande qu'il y a deux sitcles, et nous 
sommes portés a croire que de nos jours encore Jes Hollandais mar- 
chent sur Ia croix. I est certain qu’é tous les dĂ©barcadĂ©res du Japon 
de grandes croix sont peintes sur le sol, en sorte qu'il est impossible 
de descendre & terre sans les fouler aux pieds, et ces croix se voient 
méme encore dans les fles Lieou-Kieou qui ne sont que tributaires 
du Japon. Heer Doeff, président du comptoir hollandais de 1799 & 
1817, écrit que Ja cérémonie de marcher sur l'image de la Vierge et 
de l’Enfant JĂ©sus est pratiquĂ©e annuellement 4 chaque retour d’une 
fete nationale religieuse, le quatriĂ©me jour de !’annde; et l’obligation 
de s’y conformer est si universelle, que les invalides, les infirmes et 
les enfants naissants sont apportés au temple pour toucher du pied 
l'image sainte. I] ajoute que cette pratique rĂ©guliĂ©re ne s’étend main- 
tenant qu’aux natifs, quoique dans des occasions particuli±res on Vezige 
aussi des étrangers. Il efit été nécessaire de préciser ces occasions ; 
mais loin de prouver que les Hollandais se sont affranchls de cette 
Odieuse loi, Heer Doeff raconte un fait qui la confirme, c’est qu’en 
1801 un brick s’étant brisĂ© dans une tempĂ©te sur I’tle Gotto, l’équi- 
page, composé de Malais au service de la colonie de Macao, dut 
Marcher sur Ja croix avant de recevoir aucune assistance, et n'Ă©- 
chappa pas cependant a la prison. Il n’est donc nutlement dĂ©montrĂ© 


304 LE JAPON. 


que la loi soit tombée en désuétude, et la susceptibilite actuelle des 
Hollandais nous étonne. Le mépris pour la croix était pour eux un 
moyen comme un autre de gagner de l’argent, et si le Japon catholique 
efit exigĂ© du marchand d’Amsterdam d’adorer le crucifix avant de dĂ©- 
barquer ses caisses, nul doute que ses prosternations la face contre 
terre n’eussent sur-le-champ satisfait 4 cette exigence commerciale. 

Le comptoir de Dezimon ne peut contenir que onze Holiandais ; la 
joi n’en permet pas un de plus, et ces martyrs de la cupiditĂ© passent 
leur vie dans une petite fle factice, entourée de hautes murailles qui 
ne leur permettent pas d’apercevoir un seul point de la ville de Nan- 
gazaki. Un pont fortifié communique avec le quai de cette ville, et 
est dĂ©fendu aux deux extrĂ©mitĂ©s par d’énormes portes, gardĂ©es 
nuit et jour par des corps nombreux de soldats, de douaniers et 
d’espions. On ne permet 4 un Hollandais de descendre & terre que 
seul, aprés une autorisation spéciale du gouverneur de Nangazaki, 
et aprés une série de formalités qui emploient plusieurs jours. Alors 
méme il est accompagné dans son excursion par une telle quantité 
de gardes dont i] lui faut payer le dérangement, que le promeneur 
se hate de rentrer dans sa prison et ne réclame plus une distraction 
aussi génante que dispendieuse. Tous les quatre ans seulement, le 
président du comptoir se rend & la capitale, Yeddo, pour y solliciter 
de l’empereur la continuation des privilĂ©ges du commerce et lui of- 
frir de riches présents. Pendant ce long voyage, qui emploie quatre 
mois, le représentant des Pays-Bas doit se soumettre a toutes les exi- 
gences de la politique ombrageuse du Japon, et il accepte les affronts 
et les politesses avec une égale abnégation. Son séjour a la cour est 
la grande distraction des princes et des princesses ; on traite le grave 
Hollandais comme un jouet, comme une bĂ©te curieuse, et aprĂ©s |’a- 
voir fatiguĂ© dans une posture humiliante a l’audience impĂ©riale, on 
le fait danser, sauter, chanter, jouer de la flite ou du violon, dé— 
ployer tous ses petits talents de sociĂ©tĂ© pour ]’amusement des grands 
de l’empire. De retour 4 Dezima, le prĂ©sident ne gagne & ses gentil- 
lesses aucun relachement a la surveillance de tous les instants dont 
il est l’objet. Aucun Hollandais ne peut amener sa femme avec lui 
pour charmer Jes ennuis d’une rĂ©sidence intolĂ©rable, et en 1817, le 
successeur de Heer Doeff, Heer Blomhoff, ayant voulu débarquer avec 
sa jeune compagne, la ville entidre de Nangazaki fut mise en Ă©moi 
par cette violation des rĂ©glements comme s'il s’était agi de |’invasion 





LE JAPON. 806- 


d’une armĂ©e. |I fallut en rĂ©fĂ©rer 4 l’empereur, qui refusa, et apras 
des supplications routiles madame Blomhoff dut se rembarquer dans 
les larmes et retourner en Europe. II est Ă©galement interdit aux Hol- 
landais de se marier avec des Japonaises, et aucune femme ne peut 
pénétrer a Dezima. Je me trompe, une certaine classe de créatures a 
seule accĂ©s dans I’fle pour y consoler les reclus, et c’est Ă©galement 
parmi elles qu’il leur est seulement permis de se procurer des do- 
mestiques. I] est avec la morale des accommodements, et, malgré le 
petit nombre des prisonniers volontaires, les mét:s forment une caste 
fort Ă©tendue. 

L’empereur limite a deux Jes navires qui peuvent annuellement 
venir trafiquer au Japon. Quand l'un de ces batiments parait au large, 
les nombreuses vedettes postées le long des cétes font aussitét con- 
naitre son approche. Des jonques quittent immédiatement le port 
pour visiter le vaisseau suspect. On le fouille dans tous les sens ; on 
s’empare des canons, des armes, des munitions de guerre, que |’on 
enferme dans une forteresse pour étre restitués seulement au dé- 
part. On fait main basse sur toutes les bibles ou livres de priéres qui 
pourraient Ă©tre trouvĂ©s entre les mains de |’équipage; on demande 
des otages, et c’est aprĂ©s ces formalitĂ©s vexatoires que le navire 
peut pĂ©nĂ©trer dans la baie et y jeter l’ancre. Mais Jes Hollandais 
n’ont pas le droit de procĂ©der eux-mĂ©mes & Ia vente de leurs mar- 
chandises : c’est un commissaire du gouvernement qui dĂ©cide le 
prix qu'il veut donner de la cargaison, et il fixe Ă©galement le taux 
des produits japonais que le comptoir devra prendre en retour. U 
n’y a pas 4 rĂ©clamer contre cet arbitraire; c’est & prendre ou & Jais- 
ser, et les Hollandais, qui ont recherché le monopole, souffrent a 
leur tour du monopole. Autrefois, l’or et argent formaient la base 
des retours; maintenant, ]’exportation en est interdite, ainsi que 
celles de toutes les belles fabrications du Japon, et les marchandises 
europĂ©ennes ne sont payĂ©es qu’avec du camphre et du cuivre en 
barres. 

On comprend combien les Japonais estiment peu un peuple qui se 
laisse soumettre 4 de telles avanies. Leur vanitĂ© nationale s’en 
exalte, et ils englobent toutes Jes nations européennes dans le méme 
sentiment de mĂ©pris. I] est temps d’inspirer & ces barbares civilisĂ©s 
plus de respect et de crainte pour le nom chrétien; il est temps de 
leur apprendre & accueillir le malheureux qu’un naufrage jette sur 


306 LE JAPON. 


leurs cétes inhospitaliéres, et de fatre profiter le g6nre humain des 
ressources dont l’art et la nature ont dotĂ© ces fles si peu connues. 
L’antique Orient est attaquĂ© de toutes parts, et le voile mystĂ©rieux 
gous lequel il veut cacher sa civilisation décrépite doit étre arraché 
par des mains plus pures et plus jeunes. Pendant que }’Angleterre 
pĂ©nĂ©tre I’ Asie par Ouest, pendant que la Russie la presse par le Nord, 
les Etats-Unis la menacent du cdté de Est. Les développements de 
la Californie ont transportĂ© sur l’ocĂ©an Pacifique l’activitĂ© et le gĂ©nie 
entreprenant des AmĂ©ricains, naguĂ©re bornĂ©s aux cĂ©tes de }’Atlan- 
tique; c’est un dĂ©placement d’une portĂ©e immense, et l’opulente 
Asie nous semble devoir étre Ie théatre de grands événements dans 
un prochain avenir. L’OrĂ©gon, qui se colonise, vient toucher aux 
Ă©tablissements russes du nord de !’AmĂ©rique, et !’on assure que le 
czar projette d’ouvrir ces Ă©tablissements au commerce Ă©tranger, 
ainsi que ses portes d’Asie. Dans le courant de 1847, l’empereur de 
la Chine a accordĂ© aux Russes Ia libre navigation de l’Amur, le grand 
fleuve de Ja Mandchourie. Pendant la méme année, les Anglais ont 
pris possession de I’tle Quelpaert, prĂ©s de la cote de CorĂ©e, nouvel 
anneau de leur longue chatne de postes militaires et maritimes dans 
les mers de I’Inde et de la Chine. Ainsi le Japon se trouve resserrĂ© 
dans un cercle de jour en jour plus étroit, el ses barriéres hostiles 
sont destinées 4 tomber sous la pression combinée de la civilisation 
chrétienne. | 


IV 


Le grand Ă©vĂ©que d’HĂ©liopolis, dans son MĂ©moire & Colbert pour 
la fondation de Ja Compagnie des Indes, a Ă©crit ces belles pen- 
sées : 


« Nous devons croire quele commerce a Ă©tĂ© mis dans |’esprit des 
« hommes par l’esprit de Dieu, bien plus pour exercer la charitĂ© et 
« aider a retirer des mains du démon un grand nombre de pauvres 
« Ames nĂ©es dans }’idolatrie que pour des profits particuliers, aux- 
a quelles, donnant la connaissance de notre sainte foi, on ouvre le 
«chemin du ciel pour y adorer et glorifier Dieu dans |’éternitĂ© bien- 
« heureuse. 

«li faut done conclure que le commerce est la chose la plus né- 








LE JAPON, 807 
« cessaire qui soit aa monde ; aussi porte-t-il en soi tout ce qu'il y a 
« de plus beau, de meilleur et de plus utile parmi les hones, ea 
a telle sorte que nous peuvons, en quelque facon, faire comparaison 
edu commerce avec les choses animĂ©es, et dire qu’il est composĂ© 
a de corps, d’ames ef d’esprits. Le corps, c'est ce que noas nom- 
« mons vendre, acheter, troquer, et l’ame, c’est la bonze foi. L’es+ 
a prit, c’est le hen de i’an et de l'autre. » 


Si cette alliance féconde de la pensée religieuse du commerce a 
été trop souvent rompue, elle existait dans toute sa force au XVI° sié- 
cle, alors que les missionnaires précédaient ou accompagnaient les 
aventuriers dans leurs explorations hasardeuses. Les uns et les au- 
tres se secondaient, se soutenaient pour ]’accomplissement de leur 
tache si diffĂ©rente. Le commercant comprenait qu’il avait besoin du 
prétre pour adoucir les mceurs du peuple sauvage chez lequel il vou- 
lait pĂ©nĂ©trer, et pour protĂ©ger au besoin sa vie par |’influence d’une 
autorité sainte ; le prétre appréciait le concours du trafiquant dont la 
prĂ©sence disposait les peuplades au Christianisme par |’intĂ©rĂ©t, et 
dont les navires procuraient des moyens de transport et de commu- 
nication d’un point 4 un autre. En gĂ©nĂ©ral, le missionnaire restait a 
demeure chez les nations qu'il évangélisait, tandis que le marchand 
n’y faisait que des rĂ©sidences temporaires. C’est autour de la cha- 
pelle que s’élevaient les comptoirs, et plus d’une prise de possession 
de colonie a commencĂ© par la plantation d’une croix. Les JĂ©suites 
francais du Canada se distinguérent entre tous par cette audace a se 
fixer au milieu des hordes d’Indiens; c’est eux qui rĂ©vĂ©rent les pre- 
miers pour la France ce vaste empire s’étendant des bouches du 
Saint-Laurent aux bouches du Mississipi; c’est eux qui rĂ©alisĂ©rent 
dans la mesure de leurs moyens ce projet gigantesque, par leurs mis- 
sions au milieu des Iroquois et des Illinois. Aussi les Anglais, jaloux 
et inquiets de notre puissance sur le continent américain, considé- 
raient les JĂ©suites comme leurs plus grands ennemis. MĂ©me en temps 
de paix entre les deux nations, la guerre ne cessait pas contre le 
missionnaire, et nous trouvons les aveux de cette haine consignés 
dans les dépéches du colonel Duncan, gouverneur de New-York sous 
Charles II : 


. « Je demande a batir des forts pour maintenir notre droit sur le 
Âą peys, Les Francais prĂ©tendent jusqu’ au golfe da Mexique ; mais ils 


508 LE JAPON. 


an’ont pas d’autre argument que d’en avoir eu possession depuis 
a vingt ans par leurs missionnaires vivant au milieu des Indiens; ils 
a ont des PĂ©res vivant encore au milieu des cing nations, les Ma- 
a quaes, Senecas, Cayougas , Oneidas , Onondagas. Ils en ont con- 
« verti beaucoup 4 la foi chrétienne, et ils font leurs efforts pour ra- 
a mener ces Indiens au Canada; ils ont ainsi fait Ă©migrer six & sept 
a cents Indiens au grand prĂ©judice du gouvernement anglais. J’ai 
« promis aux Indiens que s’ils voulaient revenir, je leur procurerais 
u des terres prĂ©s d’Albany, et je leur fournirais des prĂ©tres... Je 
a leur ai promis une église et douze prétres, parce que les Indiens 
« ont douze chateaux. Par ce moyen, Jes prétres francais seront obli- 
« gés dese retirer au Canada, et les Francais perdront leur seul titre 
aau pays.» 


Ainsi le colonel ne voyait qu’un remĂ©de pour dĂ©truire l’influence 
des JĂ©suites francais; c’était de leur opposer deux JĂ©suites anglais au 
milieu des Indiens. 

Mais c’est surtout le Portugal qui comprit de bonne heure l’utilitĂ© 
d’appeler la religion & la participation de ses entreprises commer- 
ciales, et dans chacune de ses colonies le missionnaire était honoré 
et recherché. Cette union si désirable se montra particuli¹rement au 
Japon, ou le Catholicisme pénétra avec les Portugais et devait y suc- 
comber avec leur puissance. C’est le 15 aot 1549 que saint Francois 
Xavier aborda au port de Cangoxima, sous les auspices de la sainte 
Vierge, mais sans autre secours humain que deux religieux et trois 
nĂ©ophytes. Ses commencements devaient Ă©tre dignes de ]’apĂ©tre des 
Indes, Xavier fait entendre la parole de Dieu sur les places publi- 
ques de Cangoxima, d’Amanguchi et de Figen, au milieu d’un peuple 
immense, attiré par tant de courage, charmé par tant de sainteté. Au 
bout de deux mois de fatigues, i] ose entrer dans Ja capitale méme 
de l’empereur spirituel,& Myako; mais on lui demanda une somme 
énorme pour obtenir une audience du souverain. Le peuple est agité 
par des dissensions et des guerres civiles, l’apĂ©tre ne le juge pas 
digne d’entendre ses prĂ©djcations, et tourne ses pas vers le rayaume 
de Bungo. La, il confond devant lui les bonzes et les réduit au si- 
lence par son Ă©loquence ; |’un d’eux demande le baptĂ©me, et a cette 
vue, cing cents personnes se convertissent et brisent leurs idoles. 
Sa parole était confirmée par des miracles aussi éclatants que ceux 





LE JAPON, 809 


de son divin Maitre; il guérissait des malades, il ressuscitait des 
morts, et devant ces prodiges la rage des prétres du mensonge de- 
meurait impuissante. Embrasé de charilé, le saint écrivait alors a seg 
supérieurs : 


a Quoique mes cheveux aient déja blanchi, je suis plus robuste 
a que je ne l’ai jamais Ă©tĂ©; car les peines qu’on se donne pour in- 
a struire une nation raisonnable, qui aime la vérité, qui veut sincé- 
arementson salut, réjouissent profondément le coeur... Je suis assuré 
« que bien des jeunes gens viendraient employer a la conversion d’un 
« peuple idolatre ce qu’ils ont d'esprit et de force, s’ils avaient une 
afois goaté les douceurs célestes qui accompagnent nos fatigues. » 


AprĂ©s trois ans d’apostolat, Xavier avait baptisĂ© au Japon plusieurs 
milliers de chrétiens, et assuré a la religion Ja protection des prin- 
ces. Le danger n’existant plus, il laissa & d’autres mains le soin de 
continuer cette moisson si bien prĂ©parĂ©e, et s’éloigna dans le des- 
sein de porter en Chine les lumidres de I’Evangile ; mais Dieu l’avait 
dĂ©ja jugĂ© mar pour le ciel, et le grand saint expira & l’Age de qua- 
rante-six ans, dans |’ile dĂ©serte de Sancian, prĂ©s de Macao, au mo- 
ment ou il mettait le pied sur le sol chinois. 

Les successeurs de Francois Xavier devaient faire fructifier au 
Japon les travaux de leur héroique modéle. Les Péres Torrez, Fer- 
nandez, Villela, Almeida se distinguent par leur zéle et leurs succés 
au milieu de cette phalange de religieux. En 1580, le PĂ©re Vali- 
gnani, nommé visiteur général, réunit tous les Péres en conseil pro- 
vincial, afin d’organiser ces chrĂ©tientĂ©s naissantes et pleines d’avenir. 
On y décide de partager les missions en trois divisions : Myako, le 
royaume de Figen et celui de Bungo; on fait choix de maisons pour 
servir de collége, on fonde un noviciat destiné 4 disposer les plus 
feryenis d’entre les indigĂ©nes & la vie religieuse, et on ouvre une 
acadĂ©mie pour |’éducation de vingt-cing enfants nobles. En 1582, 
trois rois du Japon font partir une ambassade solennelle pour Rome, 
afin de témoigner au successeur de saint Pierre leur reconnaissance 
des bienfaits de |’Evangile, dont ils sont redevables a sa charitĂ©. Elle 
est composée de deux princes du sang royal et de deux nobles, et con- 
duite par un JĂ©suite japonais. Philippe II les recoit 4 Madrid avec les 
plus grands honneurs, et le 23 mars 1585 ils font leur entrée dans 
la ville Ă©ternelle au son des cloches, au bruit du canon, aux accla- 


840 . LE JAPON. 

mations d’un peuple immense. GrĂ©goire XIII, plein de joie et d’espĂ©- 
rance, donna 4 ces envoyés wne opalente hospitalité que continaa 
Sixte-Quint, et 'Europe entiére prit un tel intérét 4 ce grand événe- 
ment que l’historien De Thou voulut Ă©crire le rĂ©cit de leur voyage, 
et que la RĂ©publique de Vanise chargea Tialeret de peindre leurs 
portraits pour les placer parmi ceux de ses grands hommes ou ils 
figurent encore aujourd’hui. 

En 1587, on comptait au Japon plus de deux mailles idnekvies 
dont un grand nombre parmi les plus bautes classes, Lesrois de Bungo, 
d’Arima, d@ Omura, plusieurs princes, et trois ministres de l’empe- 
reur se déclarérent chrétiens. Mais les bonzes ne voyaient pas leur 
influence dĂ©croitre et l’idolatrie menacĂ©e sans travailler de tout 
feur pouvoir au maintien de fear puissance, et cette année vit naitre 
la premiére persécution contre la religion, amenée par le plus glo- 
rieux motif. L’un des bonzes avait ja charge dĂ©gradante de choisir 
pour je sĂ©rail de }’empereur Taicosama les plus belles femmes du 
Japon, et la faveur da monarque Ă©tait toujours accueillie avec joie 
par les premiéres familles de la nation. En 1587, deux jeunes filles 
chrĂ©tiennes earent le malheur d’étre jugĂ©es assez belles pour plaire 
au souverain, et le bonze pourvoyeur leur fit part de ce qu'il envi- 
sageait comme leur supréme bonheur. Leur refus obstiné de se ren- 
dre 4 la cour causa 4 l’empereur autant d’étonnement que d’indigna- 
tion, et excité par ses faux prétres, il crut alors ouvrir les yeux sur 
les dangers dont était menacée sa puissance par une religion qui met- 
tait obstacle A ses passions. Taicosama décréte Fexpulsion des K- 
suites et commande de broler les deux cent quarante Ă©gtises qui 
s’élevaient dans le Japon. Mais tes ministres de sa vengeance ne 
parviennent 4 en détruire que soixante-dix. Le catholicisme avait 
fait tant de progrés que le peuple protége les temples de sa foi nou- 
velle. Les Péres se réunissent & Firando au nombre de cent dix~sept 
poor dĂ©libĂ©rer s’ils obĂ©iront aux ordres de Pempereur. fs se dĂ©cident 
a rester afin de ne pas laisser sans guides ces fiddtes Japonais et ils 
$6 séparent pour se cacher au miliea de leurs troupeaux. Le désir 
@e ménager les Portugais préserve encore les Jésuites du supplice ; 
mais cing d’entre eux mevrent empoisonnĂ©s, et la vie des autres se 
consume dans }’inquiĂ©tude de chaque jour. 

Le retour de l’embassade de Rome devait amener me tolĂ©rance 
de quelques années. Le Pére Martinez, nommé évéque da Japon, 


LE JAPON. . Sif 


venait prendre possession de son vaste diocĂ©se et I’Eglise y jouissait 
encore d’une temporaire tranquillitĂ©. A la fin du sidcle, le nombre 
des chrĂ©tiens s’élevait 4 dix-huit cent mife. Cent trente religieux de 
la Compagnie de JĂ©sus portaient l’Evangile par toutes les provinces 
de l’empire, et plusieurs d’entre eux pĂ©nĂ©traient jusqu’en CorĂ©e. Le 
culte Ă©tait devenu public; les grandes villes avaient des oratoires, 
des hdpitaux desservis par des confréries de Miséricorde, quelque- 
fois des écoles, des colléges, des noviciats. Nangazaki était divisé 
en cing parofsses, toutes desservies par des religieux japonais. DĂ©ja 
les missionnaires Ă©levaient un observatoire 4 Ozaca, et formaient & 
Myako une académie des sciences. Mais en 1597, la deuxidme persé- 
cation Ă©clatait, par cette imprudente jactance des Espagnols, dont 
nous avons parié, et neuf Jésuites étaient crucifiés 2 Nangazaki. La 
mort de Taicosama venait amener encore un répit dans les pour- 
Suites et les supplices. Mais bientĂ©t l’arrivĂ©e des Anglais et des Hol- 
landais procurait des alliés puissants 4 la haine des bonzes contre 
notre reffgion. I ne suffisait pas A Elisabeth de martyriser les JĂ©suites 
en Angleterre, elle envoyait jusqu’an Japon leur susciter des bour- 
reaux, et les incessantes calomnies du protestantisme eurent plus 
d’influence sur ces peuples que le fanatisme de leurs fausses reli- 
gions. A dater de 1613, les malheureux chreétiens ne connurent 
plus que tourments, tortures et massacres; et l’Eglise Ă©tait telle- 
thent vivace qu’il ne fallut pas moins de cinquante ans de persĂ©cu- 
tions acharnées, sans paix ni tréve, sans pitié pour Page ni le sexe, 
pour !’enfance ni ta vieillesse, avant de rĂ©ussir & Ă©touffer entiÂąre- 
ment dans le sang le nom chrétien. En 1643, cent vingt Jésuites 
furent bannis ; il n’en restait plus que vingt-six, qui furent l’un aprĂ©s 
autre pris et martyrisés. Mais de nouveaux missionnaires arrivaient 
sans cesse pour soutenir la foi des chrétiens, et dans les noviciats 
d’Europe la perspective du martyre multipliait les vocations. C’est 
ainsi qae vinrent se dévouer au supplice les Péres de Costanzo, 
Pacheco, Carvalho, Mastrilfli, Maczinosky sortis des plus nobles mai- 
sons du Portugal, de !'Italie et de la Pologne ; et si parmi tant de saints 
i} est permis de faire un choix, nous vénérons par-dessus tous le 
Pétre Charles de Spinola, qui, aprés avoir passé seize ans sur !e sol 
japonais, dans des travaux inouis et des épreuves continuelles, chargé 
de !’administration temporelle et spirituelle des missions, tomba 
enfin entre les mains de.ses bourreaux et fut conduit au bicher 





312 LE JAPON. 
avec vingt-trois religieux qu’il encouragea par son exemple et ses. 
paroles jusqu’a ce que les souffrances Ă©touffĂ©rent sa voix. 

Par un raffinement de barbarie, le feu était le supplice réservé 
pour I’étĂ©; pendant les rigueurs de I’hiver, on cassait la glace des 
lacs pour y enfoncer les martyrs jusqu’au cou; ou bien encore on 
les suspendait par les pieds au-dessus de cratéres volcaniques et de 
sources bouillonnantes et infectĂ©es. Les nĂ©ophytes n’étalent pas plus 
épargnés .que leurs guides spirituels et rivalisaient de courage au 
milieu des tortures. Les saints exhortaient la multitude a les imiter, 
du haut des croix et des bichers, et l’on vit une femme 4 demi con- 
sumée saisir des charbons ardents pour les poser en couronne sur sa 
tĂ©te, se proclamantavecallĂ©gresse |’épouse de JĂ©sus couronnĂ©d’épines. 
Parmi tant de milliers de victimes, dont il est impossible d’évaluer 
le nombre, les apostasies furentinfiniment rares, et }’on ne cite qu’un 
seul PĂ©re auquel la crainte de lamort fitrenier le nom de Dieu. Encore 
devait-il se relever glorieusement de sa chute, et 4 l’age de quatre- 
vingts ans, le PĂ©re Fereira, retrouvant la vigueur et la foi de sa jeu- 
nesse, vint de lui-méme se livrer aux persécuteurs, et périt avec joie 
au milieu des plus affreux tourments. C’est le dernier JĂ©suite qu’ait 
vu le Japon, et son martyre eut lieu en 1652, juste cent ans aprés Ja 
mort de saint Francois Xavier. 

Depuis lors les chrétiens, traqués de toutes parts, succombérent 
dans les massacres ou dans les solitudes ou ils fuyaient leurs bour- 
reaux, et Ja surveillance d’une police inexorable ne permet d’espĂ©rer 
que faiblement qu’un noyau de fidĂ©les se soit conservĂ© au Japon. 
DĂ©ja, en 1704, le PĂ©re Fontaney, s’enquĂ©rant en Chine du sort de ces 
missions jadis si florissantes, se voit forcer d’avouer que le nom de 
chrĂ©tien y est dĂ©truit, et il ajoute : « C’est au PĂ©re des misĂ©ricordes 
« & nous ouvrir les portes du Japon quand il le jugera 4 propos pour 
« sa gloire. » Mais, en 1709, un prétre romain, M. de Sidoti, animé 
du zéle le plus héroique pour le salut de ce malheureux peuple, 
se faisait jeter sur la céte japonaise par un navire de Manille, 
construit avec le produit des aumdnes qu’il avait pieusement rĂ©col- 
tées dans ce but. Arrété aussitét son débarquement, il fut conduit a 
Yeddo, ot il resta emprisonné pendant plusieurs années et mourut 
enfin d’une mort cruelle, aprĂ©s avoir fait un grand nombre de pro- 
sélytes. Les descendants de ces chrétiens ont-ils conservé intact le 
dĂ©pĂ©t de la foi dans leur coeur ? C’est ce que Dieu seul connalt ; mais 











LE JAPON. : 313 


le souvenir des merveilles réalisées au Japon pour sa gloire doit nous 
faire envisager avec confiance les décrets futurs de sa Providence. 
L’Eglise'se prĂ©occupe plus que jamais du sort spirituel de cet empire, 
et dés que la politique en aura brisé les barrié¹res les missionnairés 
accourront sur cette terre arrosée du sang de tant de martyrs. Si fe 
commerce frappe a la porte du Japon de tous cétés, ie catholicisme, 
encore plus actif, se tient aux avant-postes pour guetter le moment 
d’y pĂ©nĂ©trer. L’Evangile est prĂ©chĂ© en ce moment en CorĂ©e et aux 
iles Lieou-Kieou, deux pays tributaires du Japon, et trés-voisins de 
ses cĂ©tes, l'un au nord, l’autre au sud. Pour ces peuples, la loi 
d’exclusion n’existe pas, et ils peuvent pĂ©nĂ©trer au Japon sans causer 
d’ombrage. La CorĂ©e, malgrĂ© des persĂ©cutions frĂ©quentes, possĂ©de 
un évéque, Mgr Ferréol, vingt mille chrétiens et un premier prétre 
indigéne, qui y a été récemment sacré. Les fles Lieou-Kieou servent 
d’asile a l’évĂ©que titulaire du Japon, Mgr Forcade, Rome n’ayant pas 
voulu laisser pĂ©rir un titre qui signifie tant de gloire et tant d’espĂ©- 
rance. C’est la que les missionnaires se prĂ©parent, par l'Ă©tude de 
la langue et des usages japonais, & imiter |’abbĂ© de Sidoti au moin- 
dre signal de leurs supérieurs, et le premier vaisseau dont le canon 
renversera les murs de Yeddo ou de Nangazaki, verra un prétre 
se prĂ©cipiter sur la brĂ©che et pĂ©nĂ©trer dans l’empire ouvert 4 ses 
prédications. 

€n prĂ©sence des Ă©vĂ©nements dont les mers du Japon doivent Ă©ire 
prochainement le théatre, la France a un beau réle a remplir. Le 
commerce n’appelle plus ses forces maritimes dans ces parages 
comme aux temps glorieux de Dupleix et de Labourdonnaye ; mais 
elle a en partage une mission plus noble encore, car elle est la seule 
nation catholique qui ait conservé une flotte puissante. A la France 
appartient le protectorat de toutes les chrétientés nouvelles ; la vue 
de son pavillon suffit pour faire cesser les persécutions et relacher 
les captifs au Tonquin ou a Siam; ces peuples sanguinaires et laches — 
tremblent au bruit d’un canon frangais, et le nĂ©ophyte apprend a 
bénir une nation qui lui envoie ses prétres et qui les lui conserve. 
La France peut ainsi acquérir en Asie we influence aussi bienfaisante, 
aussi IĂ©gitime que celle que le schisme lui dispute a Constantinople, 
et il ne lui faut poo” cela que persĂ©vĂ©rer dans la voie que lui a ou- 
verte rĂ©cemment l’initiative de ses braves amiraux et de ses diplo- 
mates chrĂ©tiens. En 1843, l’amiral CĂ©cille faisait relacher cing mis- 


Bi LE JAPON. 


sionnaires francais qui allaient Ă©tre mis 4 mort en Cochinchine ; la 
méme année, M. de Lagrené obtenait du Céleste-Empire le libre 
‘exercice de Ja religion catholique dans tous ses Etats; et ce traitĂ©, 
quoique violé depuis a plusieurs reprises, a cependant fait jouir les 
chrĂ©tientĂ©s de la Chine d’une tolĂ©rance presque continuelle. En 
1847, pour délivrer un évéque, le commandant Lapierre livrait un 
glorieux combat a toute la flotte de Ja Cochiochine, et plus tard, c’est 
en voulant aller sauver d'autres prétres doné la vie était menacée en 
CorĂ©e, que ce digne officier s’aventurait au milieu des rĂ©cifs de ces 
cites inexplorées ot se perdait malheureusement sa frégate. Depuis 
lors, l’existence des missionnaires dans les mers des Indes est pro- 
tĂ©gĂ©e par la seule crainte des armes de la France, et pour s’en con- 
vaincre il suffit de parcourir les Annales de la propagation de la fot, 
ce recueil trop peu étudié, et gui fournit des matériaux inappré- 
ciables sur |’état politique ef moral de cette partie du globe‘. Le 
Japoa devra faire Ă©galement l’expĂ©rience que la France couvre de 
son égide tutélaire tous ceux de ses enfants qui se dévouent au salut 
de leurs frares, et les nations rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es par I’Evangile seront, aprĂ©s 
Digu, redevables de leur salut la Fille atnĂ©e de )’Eglise. 


Henry de Courcr. 


‘ M. Jurien La GraviĂ©re l’a consultĂ© avec fruit pour son beau sravail sur Ja 
Chine. (Revue des Deux-Mondes, septembre 1851.) 





BULLETIN RELIGIEUX. 


MANDEMENT DE ME PHILIBERT DE BRUILLARD, EVEQUE DS QREBOBLE, 
AUTOBISANT L’&REETION D'UR NOUVEAU SAKCTUAIBS SUR LA MONTAGNE 
BE LA SALETTE. 


Il y a cing ans, un Ă©vĂ©nement extraordinaire, un fait qui d’abord 
paraissait incroyable, fut annoncé au monde religieux. La sainte 
Vierge, disait-on, Ă©tait apparue, le 19 septembre 1846, sur la mon- 
tagne de la Salette, au diocése de Grenoble, a deux bergers, Maximin 
Gérault, né a Corps, le 27 aodt 1835, el Mélanie Matthieu, née aussi 
4 Corps, le 7 novembre 1834. L’un et lautre, la sainte Vierge les 
aurait entretenus des malheurs qui menagaient son peuple, surtout 
4 cause des blasphémes et de la profangtion du dimanche. A chacun 
d’eux Ja sainte Vierge avait confiĂ© un secret particulier, avec dĂ©fense 
de le communiquer & qui que ce fat. 

La candeur naturelle des deux bergers, l’impossibilitĂ© d'un con- 
cert entre deux enfants, tous deux Ă©galement ignorants et qui se 
copnaissaient & peine, la constance, la fermeté de leur témoignage, 
qui jamais ne varia, ni devant la justice humaine, ni devant des 
milliers de personnes qui épuisérent tous les moyens de séductions 
pour les faire tomber en contradiction ou pour obtenir la révélation 
de leur secret, ne purent nullement faire dĂ©partir l’autorite ecclĂ©- 
siastique de cette sage et prudente lenteur qu’elle met toujours & 
considérer comme incontestable tout fait qui semble tenir du mer- 
veilleux. Toute précipitalion eft été en cette circonstance contraire 
4 la prudence que recommande aux évéques le grand Apdtre, et elle 
efit été de nature 4 fortifier les préventions des ennemis de la foi. Les 
Ames pieuses accueillaient ce fait avec grand empressement, tandis 


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316 BULLETIN RELIGIEUX. 


que I’autoritĂ© ecclĂ©siastique recherchait avec soin tous les motifs qui 
pouvaient Je faire rejeter. 

Mgr de Grenoble, fidéle 4 son devoir, et saintement pénétré des 
graves obligations que lui impose sa charge, temporisait, implorait 
avec fervĂ©ur les lumiĂ©res de I’Esprit saint. Cependant le nombre des 
faits prodigieux qui se publiaient de toutes parts allaient toujours 
croissant. On annoncait des guérisons extraordinaires, opérées tant 
en France qu’a |’étranger ; de nombreuses relations, tant sur ]’évĂ©- 
nement de la Salette que sur les guĂ©risons merveilleuses qui l’ont 
suivie, Ă©laient publiĂ©es. L’une d’elles avait pour auteur Mgr |’évĂ©que 
de la Rochelle, qui des bords de l’OcĂ©an vint sur ladite montagne 
et entretint Jes deux bergers pendant une journée presque entiére. 

Une affluence 4 peine croyable, et néanmoins au-dessus de toute 
contestation, avait lieu sur cette montagne, spécialement au jour 
anniversaire de |’apparition; affluence vraiment Ă©tonnante, si !’on 
considĂ©re !’éloignement des lieux et les difficultĂ©s que prĂ©sente un 
tel pélerinage. 

Mer l’évĂ©que de Grenoble organisa une commission nombreuse 
composĂ©e d’hommes graves et instruits, qui examinĂ©rent mdrement 
et discutĂ©rent le fait de l’apparition et de ses suites. Les deux ber- 
gers furent interrogés séparément et simultanément. Le compte 
rendu des travaux de la commission fut publié sous ce titre : la 
Verité sur U'événement de la Salette, travail consciencieux et impar- 
tial qui fut revĂ©tu de l’approbation de Mgr de Grenoble. 

Cet ouvrage recut bientĂ©t l’adhĂ©sion et rĂ©unit les suffrages de 
plusieurs Ă©vĂ©ques et d’une foule de personnĂ©s Ă©minentes en science 
et en piété. Il fut traduit dans toutes Jes langues européennes. Le 
pĂ©lerinage ne se ralentissait pas. D’illustres prĂ©lats de l’Eglise prĂ©- 
chaient l’apparition de la sainte Vierge; en plusieurs lieux, avec 
l’assentiment au moins tacite des Ă©vĂ©ques, des personnes pieuses 
faisaient construire des chapelles sous Je vocable de Notre-Dame de 
Ja Salette, ou placer dans des Ă©glises paroissiales des statues en 
son honneur. Enfin, de nombreuses demandes étaient adressées 
pour }’érection d’un sanctuaire qui perpĂ©tuat le souvenir dece grand 
événement. 

Tels sont les faits résumés et reproduits dans le mandement de 
Mgr l’évĂ©que de Grenoble; mais laissons ici le vĂ©nĂ©rable prĂ©lat ex- 
poser lui-méme sa propre pensée : 











BULLETIN RELIGIEUX. 347 


« On gait que nous n’avons pas manquĂ© de contradicteurs.-Quelle 
vĂ©ritĂ© morale, quel fait humain ou mĂ©me divin n’en a pas eu? Mais 
pour altérer notre croyance 4 un événement si extraordinaire, si 
inexplicable, sans |’intervention divine, dont toutes les circon- 
stances et les suites se réunissent pour nous montrer le doigt de 
Dieu, il nous aurait fallu un fait contraire, aussi extraordinaire, 
aussi inexplicable que celui de la Salette, ou du moins qui expliquat 
naturellement celui-ci ; or, c’est ce que nous n’avons pas rencontrĂ©, 
et nous publions hautement notre conviction. 

« Nous avons redoublĂ© nos priĂ©res, conjurant |’Esprit saint de 
nous assister et de nous communiquer ses divines lumiéres. Nous 
avons Ă©galement rĂ©clamĂ© en toute confiance la protection de |’im- 
maculée Vierge Marie, Mére de Dieu, regardant comme un de nos 
devoirs les plus doux et les plus sacrés de ne rien omettre de ce qui 
peut contribuer 4 augmenter la dévotion des fidéles envers elle, et 
de lui témoigner notre gratitude pour la faveur spéciale dont notre 
diocĂ©se aurait Ă©tĂ© |’objet. Nous n’ayons, du reste, jamais cessĂ© d’étre 
disposé 4 nous renfermer scrupuleusement dans les saintes régles 
que l’Eglise nous a tracĂ©es par la plume de ses savants docteurs, et 
méme a réformer sur cet objet, comme sur tous Jes autres, notre 
jugement, si la chaire de saint Pierre, la mére et la maitresse de 
toutes les Eglises, croyait devoir Ă©mettre un jugement contraire au 
ndtre. 

« Nous élions dans ces dispositions et animé de ces sentiments, 
lorsque la Providence divine nous a fourni l’occasion d’enjoindre aux 
deux enfants privilégiés de faire parvenir leur secret & notre trés- 
Saint PĂ©re le Pape Pie IX. Au nom du vicaire de JĂ©sus-Christ, les 
bergers ont compris qu’ils devaient obĂ©ir. Ils se sont dĂ©cidĂ©s 4 ré— 
vĂ©ler au Souverain-Pontife un secret qu’ils avaient gardĂ© jusqu’alors 
avec une constance invincible, et que rien n’avait pu leur arracher. 
Ns l’ont donc Ă©crit eux-mĂ©mes, chacun sĂ©parĂ©ment, ils ont ensuite 
pliĂ© et cachetĂ© leur lettre en prĂ©sence d’hommes respectables que 
nous avions désignés pour leur servir de témoins, et nous avons 
chargé deux prétres qui ont toute notre confiance de porter 4 Rome 
cette dépéche mystérieuse. Ainsi est tombée la derniére objection 
que |’on faisait contre l’apparition, savoir: qu'il n’y avait point de 
secret, Ou que ce secret était sans importance, puéril méme, et que 
les enfants ne youdraient pas le faire connattre a l’Eglise. 


« A ces causes, hous appuyant sur les principes ensgignds par le 
Pape Benolt XIV, et sutvant je marche tracée par lui dane son im- 
mortel ouvrage de ia BĂ©atification ct de la Canonization des Saints 
(liv. H, ch. xzxs, n° 42); 

« Vo la relation Ă©crite per M. l’abbĂ© Rousselot, l’un de nos vicaires 
généraux, et imprimée souc ce titre: La edrieé sur U Evénement de 
la Salette, Grenodle, 1848 ; 

« Vo aussi les Nowveasese documents sur ’EvĂ©nement de ta Salette, 
publiés par le méme auteur, en 4850; 

« Out les discusstons en sens divers qui ont ea lien devant nous 
sur cette affarre, dans les séances des 8, 15, 16, 17, 22 et 29 no- 
vembre, 6 et 18 décembre 1847; 

« Vu pareiflement ou entendu ce qui a été dit et écrit depuis cette 
Ă©poque, pour ot contre I’évĂ©nement ; 

« ConsidĂ©rant en premier lieu !’impossibilitĂ© o& nous sommes 
d’expliquer le fait de Ia Salette autrement que par I’mtervention 
divine, de quelque maniĂ©re que nous l’envisagions, soit en lui- 
méme, soit dans ses circonstlances, soit dans son but essentiellement 
religieux ; 

« Considérant en second lieu que Jes suites merveilleuses du fait 
de la Salette sont le témoignage de Dieu lui-méme, se manifestant 
par des miracles, et que ce témoignage est supérieur 4 celui des 
hommes et 4 leurs objections; 

« Considérant que ces deux motifs, pris séparément, et a plus 
forte raison réunis, doivent dominer toute la question, et enlever 
toute espéce de valeur 4 des prétentions ou suppositions contraires 
dont nous déclarons avoir une parfaite connaissance; 

« Considérant enfin que la docilité et la soumission aux avertis- 
sements du ciel peuvent nous préserver des nouveaux chatiments 
dont nous sommes menacĂ©s, tandis qu’une rĂ©sistance trop prolongĂ©e 
peut nous exposer a des maux sans reméde ; 

« Sur la demande expresse de tous les membres de notre véné- 
rable chapitre et de la trés-grande majorité des prétres de notre 
diocése ; 

« Pour satisfaire aussi la juste attente d’un si grand nombre d’ames 
pieuses, tant de notre patrie que de I’étranger, qui pourraient finir 
par nous reprocher de retenir la vésité captive ; . 





BULLETIN RELIGIEUX. alg 

« L’Esprit saint et l’assistance de la Vierge immaculĂ©e de nouveau 
invoqués; 

« Nous déclarons ce qui suil : 

« Art. 4°". Nous jugeons que |’ apparition de la Sainge Vierge a 
deux bergers, le 19 septembre 1846, sur une montagne de la chaine 
des Alpes, situĂ©e dans la paroisse de la Salette, de l’archiprĂ©tre de 
Corps, porte en elle-méme tous les caractéres de Ja vérité, et que 
les fidéles sont fondés a la croire indubitable et certaine. 

«Art. 2. Nous croyons que ce fait acquiert un nouveau degré de 
certitude par le concours immense et spontané des fidales sur Je lieu 
de l'apparilion, ainsi que sur la multitude des prodiges qui ont été 
la suite dudit événement, et dont il est impassible de ré„oquer 
en douse un irés-grand nombre sans violer les ragles du tamoignage 
humain. 

«Art. 3. C’est pourquoi, pour tĂ©moigner a Dieu et a la glorieuse 
Vierge Marie notre vive reconnaissance, nous autorisons le culte de 
Notre-Dame de la Salette. Nous permettons de le précher et de tirer 
les conséquences pratiques et morales qui ressortent de ce grand 
événement, 

« Art. 4. Nous défendons néanmoins de publier aucune formule 
particuliére de priéres, auctin cantique, aucun livre de dévotion sans 
notre approbation donnée par écrit. 

a Art. 5. Neus défendons expreseément aux fidéies et aux prétres 
de netre diocése de jamais's'élever publiquement, de vive voix ou 
par Ă©crit, contre le fait que neus pablions aujound’hui, et et ‘dĂ©s 
lors exige Je respect de tous. 

« Art. & Meas vorens a’acquĂ©rir le terrain favorisĂ© de |’appari- 
tion cĂ©leste. Nous nous proposons d’y construire incessamment une 
église qui soit un monument de la miséricerdieuse bonté de Marie 
envers nous et de notre gratitude envers elle. Nous avons aussi formé 
le projet d’y Ă©tablir un hospice pour abriter les pĂ©lerins. Mais ces 
constructions, dans un lieu d’un accĂ©s difficile et dĂ©pourvu de toutes 
ressources, exigeront des dépenses considérables. Aussi avons-nous 
compté sur le concours généreux des prétres et des fidéles, non- 
Seulement de notre diocĂ©se, mais de la France et de |’étranger. Nous 
o’hĂ©sitons pas 4 leur faire un appel d’autant plus empressĂ© que dĂ©ja 
nous avons recu de nombreuses promesses, mais toutefois insufli- 
Santes pour l’teuvre a entreprendre. Nous prions les personnes dĂ©- 


820 . . BULLETIN RELIGIEUX. 


bri 


o..? Brut 


vouĂ©es' qui youdront nous. venir en. aide, d’adresser leurs offrandes 
au secrétariat de notre évéché. Une commission, composée de pré- 
tres et de laiques, est chargĂ©e de surveiller les constructions et l’em- 
ploi des offrandes. 

« Art. 7. Enfin, comme le but principal de l’apparition a Ă©tĂ© de 
rappeler Jes chrĂ©tiens a !’accomplissement de leurs devoirs religieux, 
au culte divin, & l’observation des commandements de Dieu et de 
PEglise, 4 'horyenr du blasphéme et a la sanctification da dimanehe, 

ds Wvoub ovhjurods, N. -T.-G. F., en vue de vos ‘intĂ©rĂ©ts cĂ©lestes 
et méme terrestres, de rentrer sérieusement en vous-mémes, de 
faire pénitence de vos péchés, et particuliérement de ceux que vous 
avez commis contre les deuxiéme et troisitme commandements de 
‘Dieu. Nous vous en conjurans, nos frĂ©res bien-aimĂ©s : rendez-vous 
dociles & la yoix de Marie qui vous appelle a Ja pénitence, et qui, de 
la part de son Fils, vous menace de maux spirituels et temporels, si, 
restant insensibles 4 ses avertissements maternels, vous endurcissez 
„os cceurs. 

« Art. 8. Nous voulons et ordonnons que notre pfésent Mande- 
ment soit lu et publié dans toutes les églises et chapelles de notre 
diocése, a la messe paroissiale ou de communauté, le mimnnene qui 
én suivra immédiatement la réception. - 


« Donné & Grenoble, sous notre seing, le sceau, de nas armes et. le 
contre-seing de notre secrétaire, le 19 ac face 4858 a 
anniversaire de la célébre apparition).  . -:. :: 1 

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2 « Par mandement : Poe ag ee Th as poe Bs 
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« ‘ Avvercne, chanoine hon., secrĂ©tairen | idk is Salen oae te p 
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Tome XXIX. — 6° Livraison. JEUDI, 25 DEC. s654, 





LES 


PREMIERES MERES DE LA VISITATION 


Nous nous Ă©tendons sur ces personnages, nous voudrions faire 
connaitre ce qu’étaient les 4mes sur lesquelles saint Francois fonda 
Ja Visitation. Parmi les plus précieuses, il faut encore citer la Mére 
Marie-AymĂ©e de Blonay, dont nous avons dĂ©ja parlĂ©. Lorsqu’en 
1645, le saint fonda le second monastére de I'Institut, qui fut celui 
de Bellecour & Lyon, il voulut y envoyer ce qu’il appelait la crĂ©me 
de la congrĂ©gation : comme |’entreprise Ă©tait grande et que c’était 
d’ailleurs le premier essaim sorti de cette aimable ruche d’Annecy, il 
fit choix de ses quatre filles les plus aimĂ©es : c’étaient avec la MĂ©re 
de Chantal, les Sceurs Marie-Jacqueline Favre, PĂ©ronne-Marie de 
ChAtel et Marie-Aymée de Blonay. La Mére Charlotte de Bréchard, 
qui tenait bien aussi son rang dans |’affection du prĂ©lat, resta & 
Annecy pour avoir la garde et la direction du monastére. 

La vie de la MĂ©re de Blonay, avant son entrĂ©e en religion, n’offre 
pas l’exemple de ces combats et de ces angoisses par ow avaient 
passé ses compegnes. Elle fut une enfant privilégiée de la grace : saint 
Francois de Sales l’avait bĂ©nie dans le berceau; dĂ©s son jeune age, 
elle sembila dirigée per tne droite raison et une charité toute pure. 
Quend le saint fondateur faisait ses missions dans le Chablais, il 
venat souvent chez le seigneur de Blonay, et cette petite enfant se 
blotissait dame wn coin, derriére quelque tapisserie, pour le con- 
templer & som aise. Elle avait dés lors pour lui une vénération 

* Voir te Correspendant, t. XXIX, p. 103. 
T. xxix. 25 péc. 1851. 6° grvr. if 


$22 LES PREMIERES MEKES 

Ă©gale 2 celle qu'elle aurait eue pour un ange. De son’ cdtĂ©; Saint 
- Francois l’aimait comme s'il edt Ă©tĂ© son pĂ©re. fi prenait plaisir a 
diriger ses pensĂ©es vers Dieu, il l’interrogeait sur ses priĂ©res et 
lui apprenait 4 chanter des cantiques. Dans les noms aimables dont 
il se plaisait 4 désigner affectueusement les ames qu'il chérissait da- 
vantage, si madame de Chantal ¹tait sa fille, sa chére fille par ex- 
cellence, la MĂ©re Favre sa grande fille, la MĂ©re de Blonay Ă©tait sa 
chare radette. Catte cadette montra toujours un esprit trangelile at 
confiantt qui ne sâ€˜Ă©tonnait de rien et -venait & bout de teutes ses en- 
treprises. Elle Ă©tait encore enfant, lorsqu’en l’absence de son pĂ©re 
elle chassa des huguenots qui avaient surpris le chateau et y vou- 
laient mettre le feu : elle les aspergea tout simplement d’eau bĂ©nite, 
en disant que.c’était ainsi qu’on Ă©loignait le diable. Ils se retirĂ©rent, 
en effet, sans rien exécuter de leurs mauvais desseins. Elle avait 
une dévoltion particuliére ala sainte Vierge et & sainte Anne : 
elle avait placé leurs images dans un fieu retiré de la maison oi elle 
allait apprendre ses lecons et s’appliquer en silence aux autres petits 
travaux qu’on lui donnait & faire. Sa vocation pour Ja vie religieuse 
se manifesta de bonne heure, et, aprés madame de Chantal, efle fut 
de toutes la premiére & qui saint Francois ait confié ses desseins. Elle 
n’entra cependant que la dixiĂ©me de la CongrĂ©gation ; fe saint qui 
savait ménager toutes choses la laissa pendant dix-huit mois auprés 
de son pére qui avait bien eu quelque peine A se décider & faire son 
sacrifice, et qui vint & perdre son fils dans le temps méme du com- 
mencement de I"Institut. 

' Sous Ja conduite de madame de Chantal et Ta direction de saint 
Francois de Sales, la MĂ©re de Blonay perfectionna si bien les grands 
dons de vertu et d’amabilitĂ©, qui Ă©taient son partag e, que le saint 
€vĂ©que la nommait la bien-aimĂ©e de Dicu, ‘des anges et' des 
‘hommes. » 

M1 n'est pas Ă©tonnant que PInstitat de la Visitation Chil sur de 
‘pareilles Ames ait pris de rapides accroissements. V.a ProvidĂ©hce 
le soutenait par de nombreuses merveilles dont nous ne pouvens 
rapporter ici les dĂ©tafls. On connait ‘les histoires des diverses ‘fon- 
dations religieuses; elles sont toujoars les niémes et toujours tiu- 
“±hantes. ‘On sÂą complatt & ces actes qui‘ montrent ‘la divitie’ boatĂ© 
‘rĂ©pondarit gĂ©nĂ©reusement’é l'abandon que fey hommes fort entte ‘ses 
mains mu tout le souci des choses de ce monde. * a 








. BE 14, VISITATION. 928 
-Rieg.we mapquait 4 ce premier monastĂ©re d’ Annecy dont les fonda- 


, teurzavaient si complétement. oublié les besoins temporels, et, dont 


swt Prangois, de Saies disait que si on voulait dépeingre. au. naif 
la vénitable. pauvreté évangélique, le total oubli des choses, de. la 
terre, et joindre & cela une protection visible de la Providence cé~ 
Jeste, iLm’y avait qu’a regarder Ja naissance de Ja premiĂ©re, maison 
de la Visitation Sainte-Marie. Nous avons dĂ©ja parlĂ© de |’ ’embarras ou 

se trouvait la bonne sceur touriére, Anne-Jacqueline Coste, pour 
préparer le premier diner des Méres. Pendant plusieurs années, de 
parentes perplexitĂ©s auraient pu renaitre, si on n’eit dds lors appris 
% eempter sur la divine Providence. Elfe se charkeait pour ainsj dire 
de pourvoir & toutes les nĂ©cessitĂ©s qu’on nĂ©gligeait. Un, peut baril 
fournit pendant dix huit mois tout le vin du monastĂ©re. Lorsqu’on 
songea & faire provision, on le trouva si dessĂ©chĂ© qu’on s’étonna 
comment on avait pu y trouver du vin la veille; mais Ja MĂ©re de 
Chantal ne s’étonna point, et elfe assura que si on n’avait pas songĂ© 
% s’approvisionner, le vin aurait continuĂ© de couler. 

La confiance en fa divine Providence et le détachement des choses 
de ce monde ne se manifestafent pas seulement par ces oublis involon- 
taires ; ces ames, tournées 4 la contemplation et au désir des choses. 
cĂ©lestes, en tĂ©motgnaient plus explicitement dans d’autres circons- 
tances : la MĂ©re de Chaugy, supĂ©rieure d’Annecy, instruite par la 
Sceur bonlangeére que Ja provision de blé diminuait considérablement 
et se trouvant sans argent, rĂ©pondait sans s’étonner : Nous avons un 
pourvoyeur qui ne nous laissera manquer de rien. Elle faisait planter 
ane croix au milieu du biĂ© et ordonnait qu’on continuat les libĂ©ralitĂ©s 
et les auménes, sans s'inquiéter autrement. Un autre jour, les Sceurs. 
de fa cuisine vinrent lui dire que |’économe avait cĂ©livrĂ© le matin 
& peine de quoi suffire 4 la moitiĂ© de Ia communautĂ©; il n’y avait. 
rien de plus cependant aa monastére. La bonne Mére répondit: 
a Distribuez hardiment, tout ira bien. » En effet, le pain et la viande 
se muhipherent entre les mains de la dépensiére, de telle sorte que les 
religieuses eurent aboridamment de quoi se suffire. La confiance est 
teujours toute puissante sur le coeur de Dieu. « Fille de peu de foil 
disatt encore cette méme Mére & une Sceur économe qui témoignait 
des inguigtudes parce qu’il n’y avait-de provisions au monastĂ©re que 
pour trois mois $ peine, et qu’elle ne voyait pas ot on pourrait pren- 
dre de quoi fewrnir & Ia dépense de l'année; fille de peu de foi! vous 








32h LES PREMIERES MERES 


faites injure & la tendresse paternelle du Pére céleste envers 
ses enfants ! Ne manquez point d’aller tous les jours devant le Saint- 
Sacrement exposer a Jésus-Christ nos pressants besoins et réciter 
avec confiance la priĂ©re qu’il nous a apprise; vous verrez les effets 
de sa protection ; je n’hĂ©site pas 4 vous dire que nos provisions du- 
reront autant qu’il sera nĂ©cessaire et jusqu’a ce que nous ayons les 
moyens d’en acheter d’autres. » 

En effet, ce peu qui paraissait & peine suffisant pour trois mois dura 
jusqu’a la fin de l'annĂ©e. 

Dans une circonstance analogue mais plus pressante encore, la 
Mére Anne-Catherine de Beaumont, qui avait travaillé avec madame 
de Chantal & la fondation du premier monastére de Paris, et avait 
ensuite dirigé celui du faubourg Saint-Jacques, la Mére Anne-Cathe- 
rine de Beaumont disait tout simplement a ses Filles « : Mes chéres 
Sceurs, nous voici sans pain, sans blé et sans argent, mais Notre- 
Seigneur n’est pas sans puissance, sans providence ni sans bontĂ©; il 
faut dire chaque jour quelques Pater devant le Saint-Sacrement 
pour demander notre pain quotidien 4 notre PĂ©re cĂ©leste qui n’en 
laisse jamais manquer a ses enfants. » Les priéres furent exau- 
cĂ©es et les Sceurs eurent abondamment le nĂ©cessaire, bien qu’on 
fit dans un temps de disette et qu’il n’y efit pas un sou dans la mai- 
son. 

Cette méme Mére Anne-Catherine de Beaumont était supérieure au 
monastére de Pignerol, lorsque dans un temps de terrible sécheresse 
le puits du couvent vint a tarir; elle fit faire une neuvaine A la sainte 
Vierge, et aussitĂ©t l’eau commenca & reparaitre et tout le temps de la 
neuvaine alla en augmentant chaque jour. 

Une autre supérieure allait une fois en toute hate puiser au coffre 
du couvent pour quelque nécessité grave et urgente : elle ne trouva 
qu'un misérable sou. Les Sceurs qui étaient avec elle ne purent se re- 
tenir de sourire de sa dĂ©convenue, et luidemandĂ©rent si l’ange RaphaĂ©l 
ne parferait pas la somme. La MĂ©re, sans se troubler, leva les yeux 
au ciel comme pour rĂ©veiller l’aimable Providence, disent les annales 
de la Visitation , et en ce moment méme on sonna 2 la porte; un 
homme inconnu apportait cent louis d’or de la part de quelques amis 
de la communauté. « Filles de peu de foi! disait alors la supérieure & 
Ses compagnes, eh bien! serez-vous enfin convaincues de la fidélité 
de Dieu & tenir sa parole? Vous y seriez-vous attendues? Qu’est-il 





DE LA VISITATION. 825 


arrivĂ© cependant ? Ce qu’éprouvent tous les jours les pauvres qui 
n’ont pas d’autre ressource que Dieu ! » 

Cette intervention de la Providence se manifestait dans les plus 
petites circonstances. La MĂ©re PĂ©ronne-Marie de Chatel faisant un 
jour la cuisine fut chargĂ©e d’apprĂ©ter un bouillon pour un malade : 
« Hélas! mon Dieu, dit-elle & Notre - Seigneur, ce patuvre attendra 
bien longtemps ce petit soulagement; il n’y a point de feu et je ne 
sais ou en prendre.» Au mĂ©me instant le feu s’alluma de lui-inĂ©me. 
La bonne Mére entra aussitét dans une profonde révérence de la 
présence de Dieu, et admirant la divine bonté, qui prévient les 
demandes de ceux qui le servent et passe les dĂ©sirs de ceux qui I’ai- 
ment, se prosterna humblement 4 genoux en s’écriant dans la sim- 
plicitĂ© de son langage dont nous avons dĂ©ja citĂ© tant d’exemples: 
«Vraimeat, Seigneur, je savais bien que vous étiez ici, mais je ne 
savais pas que ce fat pour vous y rendre le serviteur de la cuisine, 
comme j’en suis la servante!» Elle trouva tout sur I’heure dans son 
cur, disent les historiens, la réponse de son bien-aimé: «Je me 
plais en la bassesse des emplois de ceux qui s’élĂ©vent en mon 
amour; je sers dans le ciel les bienheureux a la table, et je veux bien 
encore servir dans la cuisine avec ceux qui m’aiment! » 

Tant de faits merveilleux et charmants, dont on pourrait multi- 
plier les rĂ©cits 4 l’infini, restaient enfermĂ©s dans les murs des 
divers monastéres; 4 peine si quelque bruit en parvenait au monde ; 
mais il apprenait chaque jour 4 connaitre Ja vertu des filles en faveur 
desquelles la Providence se manifestait si gracieusement. Plus elles 
se recueillaient dans le fond de leurs cloitres, s’y retiraient et y vi- 
vaient cachĂ©es, et plus s’augmentait leur renom et se rĂ©pandait la 
bonne odeur de leurs vertus. Tout ce que la pratique chrétienne a 
d’aimable et d'hĂ©roique Ă©clatait dans ces premiĂ©res MĂ©res. Et un 
provincial de la Compagnie de JĂ©sus, Ă©crivait a saint Francois de 
Sales, qu’on voyait dans le visage de son excellente premiĂ©re fille, ma- 
dame de Chantal, « qu’elle suivait vraiment Je Sauveur pauvre, doux, 
benin, cordial, caché, priant, conversant, aimant la solitude, ser- 
vant au prochain, bref glorifié au Thabor et crucifié au Calvaire. » 
Les mémes traits se reproduisaient dans ses compagnes. Saint Fran- 
cois leur apprenait & marcher tranquillement et paisiblement sur 
leur propre coeur: «Ga, ma fille, leur disait-il souvent, ne voulons- 
nous pas étre complétement et absolument 4 Dieu? » Ces simples 





$26 LES PREMIERES MERES 


paroles suffisaient & animer le courage. Les sacrifices se faipatent 
a ‘Ya’ Visitation suavement et amoureusement. 

‘La mĂ©re PĂ©ronne, tourmentĂ©e d’ane fidvre ardente, dĂ©vorĂ©e de 
soif, & ce pomt que sa Iangue toute dessĂ©chĂ©e s’attachait 3 son palais, 
avait & cĂ©tĂ© d’elle un vase d’ean fratche, et elle disait : « Mon Dieu! 
i] faut que empire de votre grace soit bien grand, puisqu’étant si 
altĂ©rĂ©e, yous me donnez la force de m’abstenir de boire pour vous 
Obéir : soyez béni aux siécles des siécles! » En prenant cette eau 
dont on lui avait permis de se mouiller bes doigts et de se jeter 
quelques gouttes au visage, elle disait encore : « Tu as bien sof, 
pativre PĂ©ronne, mais ta ne boiras pas; ton Seigneor ne‘le veut 
pas. Serais-ta bien assez lache, pour un peu de soif, de perdre la 
gloire de lui avoir été toujours fidéle et obéissante? » 

Tout ce qui pouvait contenter la nature, tout ce qui pouvait satis- 
faire les penchants du ceeur bumain était énergiquement retranché. 
L’esprit de saint Francois, cet esprit de grace et de mortification 
intĂ©rieure, reluigait dans toutes ses filles. Nulle part d’ailleurs cet 
esprit ne se commaniqaait avec plus d’abandon et plus d’ouverture 
de cceur. Les lettres du saint é6véque 4 madame de Chantal et & ses 
compagnes, sont les plas charmantes qu’il ait jamais Ă©crites. I] tes 
encourage a la vertu et au sacrifice avec une parole douce et forte, 
qui aurait pu triompher de cwurs moins bien préparés. 1} écrivait 
& la mére Marie-Péronne, combattue alors de mille travaux et 
tentations, cette belle lettre sur jes deux Marie, dont l’ane est fille 
d'Eve, et par consĂ©quent de mauvaise humenor, et dont l’autre 
a trĂ©s-bonne volontĂ© d’étre tont a Dieu, et d’étre tout simplement 
humble et humblement douce envers le prochain; celle-la, fille de 
bonne affection, est par conséquent fille de la glorieuse Vierge Marte. 
Le saint retracait ensuite le combat de ses deux filles de diverses 
niéres , disant que celle qui pe vaut rien est si mauvaise que quel- 
quefois la bonne a bien a faire de s’en dĂ©fendre; et alors il est avis 
4 cette pauvre bonne qu'elle est vaincue et que la mauvaise est 
plus brave: le saint ajoulait : « Mais non, certes, ma pauvre chére 
« ‘arie, cette mauvaise-la n’est pas plus brave que vous, mais elle 
« est plus perverse, surprenante et opiniatre; et quand vous allez 
w pleurer, elle est bien aise, parce que c'est toujours autant de temps 
« petdu; et elle se contente de vous faire perdre le temps, quand 
x elle tle vous peut pas faire perdre Véternité. » 





DE LA ViSITATION. 327 


Le saint tenait beaucoup & conserver dans ses filles Veaprit de. 
paix et de joie; il leur recommandait de souleger, conforter ,et 
recrĂ©er leur pauvre cceur, le plus et le mieux qu’elles pourraient,, 
afin de bien servir Dieu. Aussi ne se contentait-il pas de s'intéresset 
a leurs tribulations spirituelles, i] me les oubliait pas dags leurs af- 
fictions corporedies. Cette mére Péronne-Marie, quelque temps aprdg 
sa profession, fit uae grave maladie dont elle pensa mourir; elle en 
guĂ©rit miraculeusement 4 ce qu’on crot : elle avait perdu la parole 
et tout l’usage de ses sens; ses Compagnes disposaient dĂ©ja toutes 
choses pour sa sĂ©pulture, le saint PrĂ©lat vint lui donner |l’extrĂ©me- 
onction ; comme il Jui appliquait les saintes huiles, la malade ouvrit 
les yeux, regarda paisiblement le bon évéque comme si elle fat rer 
venue d’un profond sommeil, et puis se rendormant tout aussitat, 
continua un sommeil doux et tranquille jusqu’ay lendemain matin 
qu'elle se trouva parfaitement guĂ©rie. Notre-Seigneur s’était rendy 
son unique mĂ©decin, remarque |’historien de toutes ces graces. On 
attribua cette guérison aux priéres de saint Francois : il avait pass¹ 
la nuit & demander & Dieu de ne pas retirer du monde un sujet sj 
utile & sa gloire et si précieux A l'Institut naissant. Madame de Chane 
tal était alors en Bourgogne, ou aprés la mort de son pére elle avait 
été appelée pour Jes affaires de sa famille, Le lendemain de cette 
guĂ©rison subite, le saint Ă©vĂ©que Ă©crivait ala convalescente afin d’epr 
courager, au nom de Notre-Seigneur, sa pauvre trés-chére fille 
PĂ©ronne-Marie, A se remettre du tout en vigueur pour servir de 
nouveau le divin Maitre en sainteté ef justice tous les jours de ga 
vie, J} lui recommandait de se tenir doucement en repos, pour re- 
prendre ses forces de cette main divine, afin qu’a son retour Ja chĂ©ye 
MĂ©re trouvat toutes ces filles braves. « Qu’aurait-elle dit, cette bonne 
« Mére, ajoutait-il, si en son absence nous eussions laissé moyrip 
« sa chére Péronne? Sans doute son cceur en eit été maternellement 
« affligé. Bénj sojt Dieu qui nous a visités en sa douceur et qui nous 
“a consolĂ©s. Amen.» . 

Les réprimandes méme du saint prélat conservaient ce to 
de douce gaitĂ© et de condescendance. ‘Nous avons cependant citĂ© 
des exemples de Ja maniére sévére qu'il savait employer parfois. Up 
jour, madame de Chantal avait cédé aux sollicitations de ses deux 
premieres: compagnes, Jacqueline Favre et Charlotte de Brécharg ; 3 
elles désiraient voir leyr pauvre chapelle relevée de quelque pompe 


oat 


328: LES PREMIERES MERES 


pour leur profession ; le président Favre avait promis de donner tn 
parement d’autel, et il y avait dans le coffre du monastĂ©re quelques 
pitces d’or que saint Francois avait donnĂ©es, en recommandant de 
les employer aux auménes. Les sceurs Favre et de Bréchard voulu- 
rent persuader 4 leur mĂ©re d’acheter un parement d’autel et de re- 
placer l’argent dans le trĂ©sor aussitĂ©t que Je prĂ©sident aurait payĂ© 
selon sa promesse. La bonne Mére accéda & leur désir; mais sen- 
tant ensuite que ce procĂ©dĂ© blessait l’obĂ©issance, elle s’en accusa 
a saint Francois. Celui-ci lui en fit gravement et froidement Ja ré- 
primande, lui disant : « Ma fille, voila la premiére désobéissance que 
vous me faites; j’en ai bien du dĂ©plaisir. » [1 accentua ses paroles 
de telle maniére, que la sainte Mére pendant longtemps, au seul sou- 
venir de cette faute, avait les larmes aux yeux. ) 

D'habitude le saint évéque, comme il avait affaire avec les filles 
de Ja Visitation & des 4mes dont le zĂ©le avait besoin d’étre retenu 
et régié, les encourageait doucement.dans leur lutte avec elles- 
mémes, et les conduisait avec suavité 4 celui vers lequel elles as- 
piraient. Pendant que madame de Chantal et la mére Favre étaient 
2 ce voyage de Bourgogne, et que la mére de Chatel était si grave- 
ment malade, la mére Charlotte de Bréchard tenait la place de cu- 
pĂ©rieure d’Annecy. Cette sainte fille n’était pas habituĂ©e au poids de 
la supĂ©rioritĂ©; elle le portait en s’agitant de mille maniĂ©res, s’in- 
quiétant et se mélant de tout, voulant tout faire, tout voir, tout juger 
par elle-méme. Le saint prélat lui écrivit de prendre du repas et 
du repos suffisamment, de laisser amoureusement du travail aux 
autres et de ne pas vouloir avoir toutes les couronnes; le cher pro- 
chain sera tout aise d’en avoir quelques-unes, disait-il. Il ajoutait que 
l’ardeur du saint amour qui presse a vouloir tout faire, doit aussi 
retenir afin de laisser faire aux autres quelque chose pour leur con- 
solation. Et il exprimait son désir de voir ses filles travailler avec 
un esprit ardent, mais doux, fervent, modéré, attendant le bon suc- 
cés de toutes choses, non de leurs peines ni de Jeurs soins, wais de 
l’"amoureuse bontĂ© de leur Ă©poux. 

11 voulait dans ses filles un esprit libre et ouvert, trouvant 
que ce n’était pas hasarder que de se confier un pen extraordinaire- 
ment & Notre-Seigneur « és desseins de son service, » dont il disait 
encore que l’accĂ©s est toujours difficile, le progrĂ©s un peu moins et 
la fin bienheureuse. I] recommandait a ses filles de n’étre pas poin- 


DE LA VISITATION. — 229 
tilleuses avec le bon Dieu ; il désirait les voir archer ala bonne, fol 
pi! tout le beau milieu des belles vertus de simplicité et dhomilité,, 
et non par les extrémités de tant de subtilités de discours et de con- 
sidĂ©rations ou lesprit s’entortille parmi les toiles d’araignĂ©e. , 

Dans PintimitĂ© et l’affection qu'il pratiquait avec elles, tous en 1 leur 
donmant ses avis, le saint recevait volontiers les leurs. Nous avons 
vu qu'il ne dédaignait pas les lumiéres de la bonne Anne Coste. Les 
avis de madame de Chantal lui étaient fort précieux. Un-jour la 
bonne MĂ©re lui recommanda la vertu d’humilitĂ© : « Ah} ma chara 
fille, lui répondit-il, que vous me faites un grand plaisir! Car, sa- 
vez-vous, quand le vent s’enferme dedans nos vallĂ©es, entre, nos 
montagnes, il courbe les petites fleurs, il déracine les arbres, et moi, 
qui suis logĂ© un peu bien haut dans cette charge d’évĂ©que, j'en recois 
plus d’incommoditĂ© qu'un autre. O Seigneur! sauvez-nous ; comman-" 
dez 4 ces vents de vanité, et une grande tranquillité se fera. » En con- 
tinuant ce discours, il ajoutait qu’il fallait se tenir bien ferme et ser- 
rer Ă©troitement le pied de la croix du Sauveur ; la pluie qui en tombe 
de toutes parts abat bien le vent pour grand qu’il soit. « Quand j’y 
suis, disait-il, mon Ame es$ drecoi. Que cette rosée, rosine et ver- 
meille, donne de suavitĂ©! mais je ne suis pas Ă©loignĂ© d’un pas que 
te vent recommence! n 

“Le bon Ă©vĂ©que entrait dans toutes les joies de ses filles. Il se 
chargeait lui-mĂ©me d’annoncer & madame de Chantal l’arrivĂ©e de 
Son fils, et lui recommandait de ne pas Ă©tre si cruelle que de mor- 
fifier terriblement ses caresses et de ne pas témoigner beaucoup de 
gtd lle sa venue A ce pauvre Celse-BĂ©nigne. Le saint donnait l’exem- 
pid dé toute cette simplicité, de cette liberté et de cet abandon de 
coeur qu'il fecommandait ‘ses filles. II feur faisait naivement part 
dd'sed' joies : tantĂ©t' gai’ comme wun petit oiseau, il Ă©tait allĂ© dans sa 
chalre, ou il avait chantĂ© plus joyeusement qu’a Vordinaire & l’hon- 
iitifr' Ws Dieu. Tantét, étant A Sales, un matin od il avait fort neigé, 
fl’ cbt dfint cbuverte d’un bon pied de neige, it vit an domestique 
balayer une petite place et y jeter de la graine A manger pour les 
Pigebnd! ea"satit ies vit venir tous ensemble en ce réfectoire-ld 
preudte tit FĂ©tĂ©dtion, avec une paix et un respect admirable = il s’a- 

it ATR begarder, trouvant dans ces petits animaux ‘un grand 
wafer deditiedtion. “ Hs’ inangeaient tranquillement : ceux qui eurent 
pias tett' tail’ leberĂ©tdctio s"envolĂ©rent auprĂ©s de th pour attehdre 


a9 LES PREMIERES MERES 


Jes autres. Quand ils eurent ainsi vidé la moitié de la place, une 
quantitĂ© d’oisillons, qui jasque-la les regardaient, vinrent au milies 
d’eux. Ceux des pigeons, qui mangeaient encore, se retirtrent dans 
un coin pour laisser la plus grande part de la place aux petits oi- 
geaux, qui se mirent a table et commencérent & manger sans que les 
pigeons s’en troublassent. Le saint admirait tout ce petit mĂ©nage; il 
considérait la charité de ces pauvres pigeons qui avaient si grand 
peur de facher les petits oiseaux, auxquels ils donnaient |l’aumĂ©ne, 
qu’ils se tenaient tous rassembiĂ©s en un bout de la table.'l! Ă©tait ravi 
de la discrĂ©tion de ces mendiants, qui ne venaient 2 !’aamĂ©ne que 
eur la fin du repas et quand il y avait encore des restes a suffisance. 

Son esprit tout en Dieu trouvait 14 mille enseignements, et il avoue 
qu’il ne put s’empĂ©cher d’en venir aux larmes de voi la charitable 
simplicité des colombes et la confiance des petits oiseanx dans lear 
charitĂ©. «Je ne sais, disait-il, si un prĂ©dicateur m’edt touchĂ© aussi 
vivement : celte image de vertu me fit grand bien tout le jour. » 

On retronverait dans cette impression de saint Francois de Sales 
la premiére inspiration de ce bel entretien sur les propriétés des 
colombes appliquées a l'ame religteuseyous forme de lois, of tout 
le modéle de la vie -spirituelle est résumé dans Vaffection simple, 
honnéte et dévouée de la colombe pour le colombeau. Cet esprit de 
doucesr et de grace, cette habitude de voir dans la nature des exem- 
ples aimables des vertus et des préceptes recommandés aux hommes 
- restĂ©rent & la Visitation comme un hĂ©ritage de l’esprit de saint Fran- 
cois de Sales. Toutes ces filles parlaient volontiers ce doux langage, 
oa la spĂ©ritualitĂ© s’exprime avec un charme particulier, dannant les 
avis les plus sévéres et bes lecans les plus hautes avec une familia- 
. ritĂ© qui n’exclut ni les agrĂ©ments du discours ni les attraits de }’es- 
. prit. La mére Péronne-Marie, dont nous avons déja tant parlé, était 
- peut-étre plus que toutes les autres disposée 4 pratiquer les exem- 
, pies du saint sur ce point. Tout ce que |’on raconte, tout ce que Reus 
avons cité des allures de cet esprit vif et charmant la prédisposait 
naturellement & profiter des lecons du saint dvéque et & trouver en 
toutes choses un enseignement pour nourrir sa piété et entretenir 
son ame. Lorsqu’elle Ă©tait chargĂ©e de la cuisine ou des autres offices 
du mĂ©nage, elle n’avait pas besoin d’une intervention merveHeuse 
de la présence de Dieu pour converser avec lui av milieu de tous les 
. détails od elle était appliquée. En allant a la cave puiser & ce petit 








DE LA VISITATION. sit 
baril, quidura si longtemps, elle pensait aa cellier da Roi du Cantique 
des Cantiques et 4 ses mamelles plus suaves et plus odurantes que Ip 
vin, dont se souvenatt la Salamite. « Roi de mon cour, e’écriait-elie, 
noes sous rĂ©jesirons et aous tressaitlerons d’allĂ©gresse en vous au 
souvenir de vo5s mamelies! » En nettoyamt les chambres, elle adorait 
la Providence de Dieu qui ne dédaigne pas de destiner et de donner 
une place au moucheron et a |’alĂ©me; ep rĂ©usissant de petits bouts 
de paille pour aliumer le feu, elle disait: «Mon ame, pour allu- 
mer le feu du céleste amour, il faut ramasser les plus petites chuses. 
et profiter des moindres occasions de vertus; si tu es fidéle & 
Gresser ce petit bacher, il ae manquera pas de s’embraser. Quand il 
sera alumé, si tu prétends qu'il continue de briler, continue aussi 
de lui foarnir la matiĂ©re pour |’entretenir. » En allant chercher de 
J’eau pour le mĂ©nage , elle ne manquait pas de chanter les premiers 
versets du psaume XLI : Quemadmodum desderat cerous ad fontes 
aguerum, et en allant cueillir des herbes, elle invitait son bien-airné 
de descendre dans le jardin de son ame pour le visiter et pour voir 
Jes fruits du bon dĂ©sir qu’il entait sur soa cceur. 

Ele prenait ainsi occasion de tout pour s'â€˜Ă©lever vers Dieu et trou- 
vait mille rapports des choses matĂ©rielles a l’ordre spirituel. Elle 
avait conservĂ© au couvent i’habitude de tous ces petits cominerces 
de parole qu’elle entretenait, Ă©tant dans le monde, avec Dieu et les 
habitants du Paradis et ob saimt Francois de Sales remarquait une 
simplicitĂ© vraiment colombiae. Lorsqu’elle fut au moment de faire 
sa profession, elle considĂ©rait au dedans d’elle-mĂ©me que lorsqu’une 
pauvre fille se marie, les gens de sa connaissance qui |'aiment ont 
coutume de lui faire des présents et de lui donner queiques petites 
choses afin qu'elle rougisse moins de san indigence : « Yon ame, se 
disait-elle 4 elle-méme, les saints et les saintes sont nes bons amis, 
quoique sous ne Je méritiuns pas. Tu es si pauvre, ils somt si riches 
et si splendides ; puisque tu es sur le point d’étre mariĂ©e, i! faut les 
conjarer de te faire chacun un riche présent. » Et se retournant vers 
la sainte Vierge : «Ce n’est pas la coutame, hui disait-elle, que 
les filles be mĂ©lent de rechercher les atours qu’elles doivent 
porter le jour de lears noces; elles en laissent! toute la conduite et 
tout le soin a leur mĂ©re et elles ne penseat qu’a bien aimer celui 
qui doit Ă©tre leur Ă©poux. Yous m’avez fait i’honneur, sainte Vienge, 
de me recevoir pour votre fille, pnisque vous avez en la bonté de 


di 


€ . 


332 LES PREMIERES MERES 


vouloir Ă©tre ma mĂ©re. Prenez donc le soin de disposer tout.!’appa- 
rejl de mes noces, et faites-moi la grace de préparer vous-méme les 
atours dont vous désirez que je sois parée en celte grande solennité! » 

Cette innocence et cette naiveté ne déplaisaient pas au Seigneur. 
Dieu communiquait abondamment ses graces 4 notre MĂ©re Marie 
PĂ©ronne. Au milieu de ses compagnes, elle ressentait un contente- 
ment extrĂ©me, elle marchait dans la joie d’un enfant, goitant Dieu 
avec allégresse et le trouvant sans peine et sans fatigue; elle igno- 
rait absolument les sĂ©cheresses et les angoisses de tant d’ames que 
Dieu vent Ă©prouver et qu’il semble abandonner a elles-mĂ©mes, alors 
gu’elles le cherchent plus ardemment. Elle ne concevait pas qu'il 
pit s’en rencontrer d’assez malheureuses pour ne pas jouir de la paix 
et des dĂ©lices qu'elle trouvait a l’oraison. Un jour, sainte Chantal lui 
dit de profiter de toutes les graces que le Seigneur lui faisait, parce 
qu'il viendrait un temps ou elle le chercherait et aurait de la peine 
4 le trouver. Cette Ame candide s’étonna de cette parole : «Mon Dieu, 
disait-elle, que vient de me dire notre MĂ©re ? Quoi! est-il possible, 
vous vous en iriez et je vous chercherais avec fatigue un jour! 
Certes, si quelque autre que notre MĂ©re m’avait dit cela, j‘aurais peine 
a la croire | » 

Pendant qu'elle ne pouvait concevoir cet Ă©tat d’abandon et de 
souffrances ou: Dieu délaisse souvent les 4mes les plus précieuses a 
ses yeux, une de ses compagnes 4 cĂ©tĂ© d’elle Ă©prouvait toutes les 
angoisses de ce douloureux martyre. La MĂ©re Jacqueline Favre 
n’était pas conduite en effet par cette voie de naive douceur ot 
courait ja chére Mére Marie Péronne. La grande fille du saint évé- 
que était livrée en proie aux tentations. Toutes ses inclinations 
s’étaient rĂ©voltĂ©es contre la vie qu’elle avait embrassĂ©e ; ses humeurs 
indépendantes, son amour de vaine gloire suscitaient dans son ame 
toutes sortes de combats, au milieu desquels elle restait plongée dans 
les épaisses ténébres des imaginations humaines que rien ne parais- 
sait pouvoir dissiper. Elle Ă©tait soutenue par Jes avis de saint Fraa- 
ois ; mais elle n’éprouvait mĂ©me dans ces communications avec son 
saint directeur aucune des graces sensibles que Dieu semblait se 
plaire 4 répandre par son ministére. Elle luttait néanmoins avec une 
persévérance admirable. Ses angoisses et ses souffrances intérieures 
ruipérent sa santé et brisérent son corps sans lasser. sa persévérance. 
Ses ennemis et ses pressures de coeur étaient quelquefois si extré- 


pes OP oe, a met?" 


DE LA VISITATION. 333 


mes qu'elle semblait comme rĂ©duite 4 un anĂ©antissement complet’; 
mais elle veillait toujours pour repousser les suggestions du démon ; 
elle avangait avec un merveilleux courage dans la voie de sa pre- 
miére proposition, inclinant avec adresse tous ses penchants au but 
ou elle voulait tendre, triomphant de ses répugnances, ¹touffant les 
restes du vieil homme et marchant directement sans hésiter contre 
toutes les fantaisies que suscitait l’esprit de tĂ©nĂ©bres. Des pensĂ©es 
vagabondes, des divagations de toutes sortes |’assi¹égeaient conti- 
nuellement ; elle y rĂ©pondit par un veeu de ne s’arrĂ©ter jamais vo- 
lontairement ni délibéremment & aucune pensée que de Dieu ou ten- 
dant 4 Dieu, de son obligation, de ses devoirs ou de la charité. Saint 
Francois de Sales, entre les mains de qui elle le fit, estimait singu- 
ligrement ce voeu de sa grande fille. La sublimité, en effet, le rap- 
proche de ceux que prononcérent sainte Chantal et sainte Thérése, de 
faire toujours ce qu’elles jugeraient plus parfait. Dieu qui ne reste 
jamais en demeure avec les siens et ne se laisse pas vaincre en gé- 
nérosité, sembla récompenser Jacqueline Favre en Jui donnant une 
vue distincte et un sentiment intime de sa prĂ©sence qu’elle conserva 
toujours; elle profitade cette grace précieuse, de telle sorte que ma- 
dame de Chantal disait d’elle qu’en toutes sortes d’occasions, d’affai- 
res, d’affliction ou de joie, elle allait 4 Dieu par voie d’abatssement 
et réentrement en soi-méme, se livrant simplement elle et toutes 
choses entre les mains de Dieu, par une confiance amoureuse, sans 
discours ni spéculations. 

Ce sentiment intimé et constant de la présence de Dieu ne débar- 
rassa cependant pas cette bonne MĂ©re Favre de ses angoisses. Elle la 
rendaient un objet de si grande compassion que la MĂ©re Marie PĂ©- 
ronne, qui Ă©tait, comme nous avons dit, conduite si doucement par 
un chemin tout jonché de fleurs, disait 2 Dieu : « Eh! monseigneur, 
si] plaisait 4 votre majesté de me priver de cette grande conso- 
Tation que je recois de vous et de Ja porter 4 ma pauvre Sceur Favre, 
que je m’y accorderais de bon cceur! » 

Cette singulitre charité de la Mére de Chatel donna tieu plus tard 
4d’innocentes plaisanteries. Lorsque, sur ta fin de sa vie, cette bonne 


“wdee agsurait & la MĂ©re Favre qa’elle devait lui Ă©tre fort obligĂ©e de 


cette pfigre)'la Mére Favre répondait avec cet esprit suave et 
libre que Dieu avait répandu et que saint Frangois de Sales cher- 
chait A entretenir entre les filles de la Visitation : « Hélas! ma trés- 


33h" LES PREMIERES MERES 


chéte Sceur, vous éliez si aise de garder cette souveraine doudceds 
que vous ne le pressates point trop de venir, et je m'imagine que: 
d'un cĂ©tĂ© vous disiez: « Seigneur, allez vers ma pauvre Seur Favre,” 
et de l’autre : mon Roi, je ne vous quitterai pas. Et aprĂ©s toas ces 
témoignages de bonne volonté, chacune gardait ce qu'elle avait: 
vous votre repos et moi mon trouble! » 

Ce trouble dont elle parlait ainsi, avec cet esprit gracieux, dara 
toute sa vie. Ses angoisses et ses tourments furent si violents qu’ils 
lui occasionnĂ©rent des maladies Ă©tranges et avec d’incroyables rea- 
versements des lois de Ja nature. Cette fille, d’un jugement si grand 
au dire de madame de Chantal, si posé et si solide, cette 4me blanche 
comme la neige et pure comme le soleil, se trouvait elle-mĂ©me en’ 
toutes rencontres abjecte et hébétée. Sans consolation, sans force 
pour ainsi dire, elle faisait tout avec dĂ©goat et amertume, persua— 
dĂ©e qu’elle n’entendait absolument rien aux charges qui lui Ă©taient 
confiées. Elle contenait cependant les hésitations de son Ame : 
rien n’en paraissait 4 l’extĂ©rieur ; les affaires les plus difficiles et les 
plus compliquées ne pouvaient en rien allérer son reoveiHement 
religieux et son maintien grave, doux et attrayant. Au milieu-de ses 
angoisses elle se démélait paisiblement et parfaitement de toutes 
choses et elle rendit 4 |’Institut d’immenses services dans les di- 
vers monastĂ©res qu’elle fonda. La pensĂ©e de son insuffisance dans 
les charges n’était pas chez alle un sentiment d’humilitĂ©, c'Ă©tei 
une vĂ©ritable tentation. Ge fut avec bonheur qu’étant rappelĂ©s 
de Dijon of elle Ă©tait supĂ©rieure, elle s’'imagina que son mauvais 
gouvernement en Ă©tait cause et que la MĂ©re de Chantal allait Ja re- 
mettre au noviciat pour lui apprendre quelque peu les pratiques 
religieuses. L’esprit d’abĂ©issance seul put la soutenir dans !’exercice 
des diverses charges ow elle fut toujours appligaée. Ces filles de la 
Visitation ‘mettaient de la sorte une vertu & la place de chacane de 
leurs imperfections naturelles. Nous avons parlĂ© de l’esprit.d’'ind6- 
pendance qui avait toujours animé Marie-Jacqueline Favre avant 
a profession. Depuis elle l’avait senti se rĂ©veiller bien des fois, mais 
elle l’avait mortifiĂ© de maniĂ©re & se rendre illustre dans l'Institut par 
son obéissance prompte et simple. Aucun obstacle, aucune considé- 
ration de personne ou de maladie ne pouvaient l’arrĂ©ter torsqu’'elle 
avait regu un ordre de ses supérieurs. Pendant qu'elle était 4 Paris, 
l’évĂ©que de GenĂ©ve lui commanda de se rendre & Rennes ; les mĂ©- 








«DR LA VISITATION, 33h 
dering aaspraient, qu'elle ne pouvail se inettre en route sans up, ma-.. 
nifeate, péril de most ; mais elle se préparait tranquillement a partir, - 
disant qu'elle n’avait que faire de vivre sinon pour obĂ©ir. ; 

MalgrĂ© les rĂ©voltes de sa nature et les atlaques que |’esprit de 
ténébres dirigeakt contre elle, elle aimait par dessus tout sa voca- 
tion; elle ea aimait surtout les commencements,. si pleins de dou- 
ceur et de pauvrelĂ©, et disail souvent que n’eds Ă©tĂ© l’intĂ©rĂ©t de la 
gloire de Dieu, elle n’edt pas voulu voir s’accroiire le petit nombre 
de Filles qui, dés.les premiers jours, sétaient rassemblées sous la 
sgimte direction de la Mére de Chantal. « Ne plaignez pas votre peine 
a m’écrire, disait-elle un jour 4 la MĂ©re de Chatel; vous me rĂ©crĂ©ez 
toujours et me faites grand bien quand vous me souvenez de notre 
premier temps. ». 

Cette Mére de Chatel, aprés avoir si longtemps goité les dou- 
ceurs que Laman céleste communique aux ames qui lui sont dé- 
wouĂ©es, se. vit aussi plongĂ©e dans cet Ă©tat d’angoisse et de sĂ©cheresse 
qu'elle ne pouvait concevoir d’abord, et que la MĂ©re de Chantal lui 
avait. prédit. Les &mes privilégiées doivemt éproaver les mémes souf- 
frances, et la sainte fondatrice, malgrĂ© |’énergje et la tranquillitĂ© de 
son courage, n’ep Ă©lait pas a |’abri. DĂ©s la premiĂ©re nuit quelle 
passa dams la petite maison du faubourg de la Pairiére, pendant que 
Ses. deux compagnes, taut enivrĂ©es et paisibles d’avoir enfin com- 
mencé se donner a Dieu, dormaient sans souci et sans inquiétude,. 
san ame entra dans une. extréme sollicitude, se trouvant environnée 
de t4nébres, ne voyant que des difficultés et des impossibililés & 
Yoeuvre qu'elle camamencait : une forge imconnue et mystérieuse 
lui reprocha de tenter le Seigneur et d’agir en tĂ©mĂ©raire. Cette 
Sainte. 4me ne répondait rien & toutes ces suggestions; elle se re- 
ettait cerstamment eotre les mains de Dieu, qui la. laissait ainsi 
agcablĂ©e sous le poids des prĂ©vigions humaines dont ]’ennemi cher- 
chait a Ă©pouvanier son courage. C’était sa coutumie, celle que saint. 
Frapgois de. Sales recommande, de ne pas Ă©coster les mouvements 
Uapéueux.que le démon parvient & axciter en soulevant la raison et 
en frappant imagination humaine. Tout.cela constitue cette partie 
infĂ©rieure de |’ame ou lq: pĂ©chĂ© originel a donnĂ© a !’ennemi ua acces 
tovjours facile. Dans ces tumultes. de l’imaginalion et des sens, la 
Mére de Chita], de seu.cdié, se cenformait & ce sublime enseigne- 
yaest ;. weis elle appngtait. mame a ces paisibles. ratours el. & ces 


B96 LES PREMHERES MBRES 


suands gegards. vers Dieu qnelque chose .de de vivacité.et deida sim 
gularitĂ© de son humeur. Elle quai, dans les tempade paix‘et, desde 
miĂ©re dentinops parlions tout a |’heure, avait eu-une sk claire wue de 
toutes les opérations dela grace dans son 4me, quand: vint Je; temps 
das éprauves, ne pouvait plus rien déméler de ce qui se passait. dans 
Je fond de son coeur; dans Jes derniers temps de-sa vie-, lorsque 
Vexpérience lui eut appris 4 mépriser, comme sa digne Mére, tran~ 
quillement et lentement, toutes ces diaboliques tentatives, elle ex- 
primait gracieusement toutes ces perplexités, en disant qu'elle avait 
perdu la clef de son intérieur; ce cceur naif, rond et sinctre, 

‘comme disait saint Francois de Sales, cherchait 4 conserver alors 

dans Ja partie supĂ©rieure de l’ame cette paix inaltĂ©rable des amis de 

Dieu que le dĂ©mon ne peut parvenir a troubler qu’avec un consen- 

tement formel de Ja volonté humaine. 

Mais d’aprĂ©s |’étonnement manifestĂ© par PĂ©ronne-Marie lors de la 
prédiction de la Mére de Chantal, on peut concevoir quelles furent 
au premier abord les angoisses de cette 4me simple lorsqu’elle se 
trouva tout a coup jetée dans cette voie de téndbres et de luttes. 
Elle y continuait tous ses discours et ses colloques adressés aux 
saints, a la sainte Vierge, 4 Dieu lui-méme. En considérant l'Enfant 
Jésus entre les bras de sa Mére, elle lui disait : « Divine Mére , cet 
Enfant, qui est sorti de votre chaste sein, est votre unique trésor ; 
mais souvenez-vous que sans les pauvres pécheurs vous ne seriez 
pas enrichie de cette belle enseigne. Ma trés-chére et bonne Mére, 
yous qui ne l’ignorez pas, comment pouvez-vous laisser une pauvre 
pécheresse languissante loin de l'amour de votre Fils? » 

Un jour, plus agitée encore que de coutume, plus éloignée de ce 
‘qui faisait sa consolation, Ă©perdue aux pieds d’une image de la sainte 
Vierge, elle lui disait d’un cceur contristĂ©, brisĂ© de douleur : « Ma trĂ©s- 
sainte MĂ©re, sĂ©parĂ©ede mon doux JĂ©sus, qui m’a laissĂ©e, parce queje 
n’ai pas su chĂ©rir dignement |’honneur de sa divine prĂ©sence, je-ne 
puis m’adresser qu’a vous pour le trouver : permettez-moi de vous Je 
dire, vous avez une charité si grande, vous ne devez pas manquer 
de faire aux autres ce que vous youdriez qu’on vous fit; si votre 
bien-aimĂ© vous avait laissĂ©e, vous voudriez qu’on vous le-rendit; 
vous avez Ă©tĂ© dolente pour |’avoir perdu l’espace de trois jours; et 
il „ a si longtemps que je le cherche sans en-apprendre des now- 
velles! Or, trĂ©s-sainte Vierge, vous tenez toujours‘ce cher amoat 








*. DE LA‘ VBITATION. Sy 

sue. VĂ©teo seid, atl) fautique je vous fusst: EpRater aE ineitis th 
ficnuire j9’8 fait bon d'en Ă©tre sĂ©pard fy PS eG ee 
-' Sur etia, prenant des ciseatix, elle coups l’image de! ]'’Enfant-JĂ©t 
sus, que la Vierge tenaitentre ses bras; ayant ‘mise sur son ectur, 
-ellé comtinua'sa: petite 'harangue : « Ma douce Mére, pardonner-tvi 
"si je'vous aj pris votre Fils; vous m’y avez contrainte, ptiisque votis 
ne vouliez pas me le donner. » Au mĂ©me instant, elle fat saisie-d’uh 
si doux sentiment de compassion & voit l’isiage de la MĂ©re sĂ©parĂ©e 
de celle du Fils, qu’elle se mit 4 pleurer. « A la vĂ©ritĂ©, -glorieuse 
Vierge, reprit-elle, je n’ai pas le courage de vous laisser sans votre 

précieux joyau ! » Et elle remit l'image du petit Jésus an lieu oi: elfe 

V’avait coupĂ©e. L’historien qui raconte ce fait, et dont !’ouvrage fat 

imprimĂ© par |’ordre du pape Alexandre VII, proteste que, conformĂ©- 

ment aux dĂ©crets d’Urbain VIII, il n’entend prĂ©ter aux faits qu'il ra- 

conte autre chose qu’une crĂ©dibilitĂ© humaine ; mais il ajoute au rĂ©- 

cit que nous venons de rapporter, que Dieu fit connaltre que tout 

est permis 2 l’innocence d’une 4me saintement amoureuse; car la 

Mére de Chitel, se mettant en oraison aprés ce discours, fut honorée 

d’une faveur si rare, que la sainte Vierge lui remit dans les bras son 

cher Fils, lai faisant distinctement entendre cette phrase : « Voila 

mon Fils, fais ce qu’il te dira! » Et tout aussitĂ©t elle ressentit dans 

son 4me ja présence douce et sensible du Sauveur. 

Ces faveurs, non plus que ces familiarités avec Dieu, ne consti- 
tuent pas la saintetĂ© : ce qui Ja constitue, c’est cette obĂ©issance 
prompte et entire dont nous avons dĂ©ja montrĂ© tant d’exemples. 
Pour Ja fondation du second monastĂ©re de |’Institut, qui fut celui de 
Lyon, un des grands-vicaires de l'archevéque était venu chercher a 
Annecy les Scears qui accompagnérent la Mére de Chantal. Péronne- 
Marie de Chatel Ă©tait de cette petite compagnie, oi se trouvait, 
comme on sait, la crĂ©me de !’Institut. C’est dans ce voyage, en ap- 
prochant des frontiéres du royaume, que madame de Chantal recut 
la visite des bons anges de la France, qui lui faisaient accueil et con- 
firmérenttoutes ses espérances du succes de la fondation qu'elle allait 
entreprendre. A un des logis de la route, le grand-vicaire, pensant a 
éproaver Pobéissance de ces nouvelles Religicuses, dont on faisait 
beaucoup derésits, dit la Mére Péronne-Marie :'« Ma Sceur, prenez 
par charitĂ© ice fer qui-est dans le feu. » I}n’eat pas plutdt parlĂ© que 
le: commandement fat exdculé, et elle empoigna ce fer tout brdlant 








a LES, PaRwaiaes MERES 

Ă©t tout. rouge; ole lui fit quitter promptement, ef.sa main se, onNe 
sans atteinte de brilure. Un acte. d’obĂ©issance. plus. pĂ©njble. ek plus . 
merveilleux sams aucun doute, est celui dont nous avoas parld,,que. 
pratiquait la Mére Favre, persuadée, tourmentée et. bonteuse. de. sop. 
incapacité, que le démon lui remettait sans cesse sous les yenx, ef 
BĂ©anmeins s’acquittant daucement, tranguillement et courageuse- 
ment des charges qpi lui étaient confiées sans rien lajsser pagalire, 
de toutes ses perplexitĂ©s. La MĂ©re RĂ©ronne-Marie n’avait pas eu tomt 
d’abord. un tel courage : au milieu des troubles dot naus avons dit. 
qu'elle fut agitce, faisant une revue d’elle-mĂ©me et examinart san 
eceur, ella le trouva détaché de toutes choses, entidtement remis 
antre jes mains de Dieu, prét a tout et heureux de tout soufirir, lors- 
quielle. entendit. une voix intérieure qui lui disait: « Si ta Gtais 
Ronemée supérieure, serais-tu indiféreste?» Elle se trouva interdite 
et ne sut comment répandre; cae elle avait déja résisté par ses 
larmes 4 la proposition qui lui en avait été faite. Elle frémit en tout 
soa: corps sur ce sacrifice; néanmoins,. me vowant faire ancune ré- 
serve, elle se consacra entiérement 4 la volonté de Dieu, en; disant, 
les yeux noyés de larmes : « Mon Roi, je suis 4 vous | Quand il vous 
plea de faire parler une anesse et de choisir un enfant pour con- 
duire votre peuple, vous lui donnerez hes paroles et. la raison pour 
ce ministére : votre voloaté. soit faite! » Ce fut la le sacrifice le plus 
douloureux de cette 4me innacente, ef elle en fut récompensée en 
voyant ses afflictions se dissiper et en retrouvant une. vue Claire, sql- 
sible et joyeuse de la présence de Dieu.. Néanmains elle ng prit pas 
tellement sa réselution qu'elle ne senttt parfois se réyeiller sa, ré- 
pugnance: pour. ses charges. Elle la confiait 4 Ja Mére de Bréchard, 
qui lui répendait en lui donnant ces conseils fameux de Ja Visitation 
et qui ne semblent. pas seulement adressés aux supémieuses de cet 
Institut, mais dont peuvent. profiter tous les chrétiens & qui la divine 
Providence a.dĂ©parti une part quelcoaque d’influence dans les .q@u— 
vrea de charitĂ© et de pictĂ©, et, qui s’embarrassent ci. souven}, dans 
toutes sortes.de. scrupules ct d’hĂ©sitations ot Je Diable trouve plus de 
profit.que la vertu ne rencontre d’éclat. 

Ces conseils de la Mere de Bréchard témoignent amasi de la farmeté 
do langege. dont usaient les saintes et. fortes femmes que Dieg avait 
appalées & fonder la Visisation. Nous les. analyserons :« Ma, iris-chére 
eh cordigle amie, disait-elle donc & Ja MĂ©re.de Chatel, qui. Wa. avait 








Ne LA VISITATION. - a 
ctinfié Yes scrapuies et ses désirs a l'occasion des charges quelle ne 
portait qu'avec répugnance, permettez-moi de vous dire que vous" 
avez tett de ne pas vous accommoder & cette nĂ©vessitĂ©. J’ai Ă©tĂ© dens’ 
les mĂ©mes travers, mais j’ai vu que le fardean de lai-mĂ©me-Ă©tait 
assez pesant sana l’accroitre du chagrin, du dĂ©agrĂ©ment et de 
Yenmui, qui lui ajoutent une si grande sercherge. Quand neus aurtens 
is courage, l’allĂ©gresse et Ja tranquillitĂ© -d’une douzaine plus fortes 
que nous, certes ce ne serait pas trop pour satisfaire aux diverses 
fonctions auxquelies acs charges nous obligent ; que sera-cedenc, 3i 
nous laissons dévorer le peu que nous avons a l'inguidtude ot au 
découragement? J'ai connu par expérieace que de la sainte joie et 
de l’égalitĂ© des Mares dĂ©pend le courage et le contentement des 
filles. Vrai Dieu, ajoutait-elle, ma teés-chére Sour, -voudrions- 
nous, par pusillanimité et ravallement de cceur, prétendre une 
couronne moindre que celle que sa divine majesté nous présente? 
Saint Pierre s’excusa-t-i] quand il fut fait lientenant-gtnĂ©ral du 
grand Dieu des armĂ©es, et qu’on mit le salut de tous Jes mortels 
enire ses mains avec les clefs da royaume cĂ©leste? di n'‘en Ă©tait 
pas capable, certes, en qualitĂ© de pĂ©cheur et d’homme pĂ©okear; 
mais ia verta de Dieu se parfa% dans |infirmité de i'homme. 
Notre imagination nous décoit maintes fois, nous faisant croire que 
nous profiteriens davantage pour nous-mémes, en faisantmoins pour 
autrui. HĂ©las! qui ne voit cet abus? Il y a beaacoup ples d‘oocasions 
de s‘humilier, de se mortifier, de renoncar & sai-«mĂ©me et de se jeter 
tout en Dieu, ayant de telles charges que n'en ayant poimt. H est wai 
qne c’est avec plus de peine, mais il faut:semer en larmes si nous 
woulons racueillir en joie : i] ne nous fant plus penser & nous, 
& ce que notre Maitre veut de nous et @ ce qu'il nous a commis, ‘et 
sans propre intĂ©rĂ©t ne chercher aucane consolation que d‘accomplir la 
votontĂ© de Dieu avec joie et bon ceeur. N’est-ce pas un vrai et solide 
Conteniement de voir que, par la grace de Dieu, notre petit travail 
soitemployĂ© pour servir aux Ames, pour s’avancer au saint amour, et 
que nous employons les talents que ce grand PĂ©re de famille neous a 
départis selon sa trés-sainte imtention. Si la qualité de supSrieure 
Géplait & votre humililé, hélas! ma chére Sour, regerdez que c'est 
un titre vain et vide. L’oa nons appelle supĂ©rieures, et nous sommes 
Sujettes d’antant d’esprits que nows en gouvernens; i fant que nous 
ayons plus‘de crainte de leur manquer qu’ils ‘n’en ont -de nous dĂ©- 


340 LES PREMJERES MERES 


plaire, et.que nous soyons distraites et embrouillées de mille tracas 
comme servantes, pendant que les autres, comme maitresses, se 
reposent, prient & souhait et goitent le fruit de notre travail : vous 
appelez cela supĂ©rieures parce qu’on nous fait des actes de soumis- 
sion , et c’est A Dieu, que l’on regarde en nous, auquel ces abaisse- 
ments et ces rĂ©vĂ©rences s’adressent. Ne pensons point a autre chose 
qu’a porter courageusement notre croix jusqu’au bout. J’ai bien fait 
autrefois ces doléances, mais maintenant je ne me veux plus soucier 
de ce que je deviendrai, ou je serai, ni & quoi l’on m’emploiera, 
réservant toutes mes puissances pour faire le moins mal que je 
pourrai ce que l’on me commandera ; et puis, s'il n’est pas si bien 
qu'il serait besoin, nous aurons de quoi connaitre notre abjection et 
avoir la grace d’étre mortifiĂ©es et de retourner au noviciat. » En 
continuant ce grand et magnifique enseignement, la Mére de Bré- 
chard ajoutait ces paroles pleines de confiance et d’amour : 

« Nous traitons avec un trés-bon Dieu, qui connaft notre faiblesse, 
puisqu’il nous a formĂ©es de sa divine main ; quoique le pĂ©chĂ© nous 
ait déformées, il nous veut réformer par sa grace, il est plus tendre 
& la compassion que sujet 4 l’indignation pour nos misĂ©res. Jetons- 
nous avec nos fardeaux entre ses bras, et laissons faire a la Provi- 
dence , qui gouverne si suavement ceux qui se confient en elles!» 

Quelle société que celle ot, pour consoler les supérieures, il faut 
Jeur montrer les assujettissements et les abjections de leurs charges! 
A la Visitation, les filles Ă©taient dignes de telles MĂ©res, et plus d’une 
d’entre celles qui n’avaient aucune charge enrichissaient |’Institut 
de mérites singuliers. Saint Francois de Sales avait fondé son Ordre 
pour les filles de petite complexion et de bon désir qui ne pouvaient 
entrer dans les religions austéres : selon ses propres paroles, il était 
pour les infirmes et il accueillait dans son monastére des filles ou 
des veuves dĂ©ja agĂ©es et de santĂ© chĂ©tive, qui n’étaient pas moins 
d’un salutaire exemple et donnaient a l'Institut la vertu de fer- 
ventes priéres. Parmi ces filles, les traditions signalent la Sceur 
Marie-Denise de Martignat. 

Elle Ă©tait d’une noble maison de la Bresse et avait longtemps vĂ©ca 
4 la cour de Savoie et premiérement a celle de France. Elle était 
dans un carrosse & quelques pas de celui ot fut assassiné Henri IV. 
Son mérite et sa vertu étaient tellement considérés dans ces deux 
cours, que les plus grandes princesses auraient voulu |’attacher a 





DE LA VISITATION. "SA 


leur maison. Les duchesses de Montpensier et de Nemours, les‘In- 
fantes de Savoie voulurent l’honorer de leur intimitĂ© et avoir a 
leur service : elle refusa honnĂ©tement leurs offres; et, tout en s’oc- 
cupant de [’éducation de mademoiselle de Saint-Trivier, dont te 
peére, allié 4 la maison de Savoie, avait été ambassadeur en France, 
son ceeur et ses désirs étaient loin des grandeurs de la terre. Orphe- 
line en Age de s’établir, elle s’était donnĂ©e 4 Dieu, renoncant & un 
mariage qui Ă©tait sur le point de se conclare et engageant Je jeune 
gentilhomme qui Ja recherchait 4 imiter son exemple. I] le suivit 
généreusement et, soutenu par les priéres et les conseils de cette 
Strange maitresse, i] entra dans l’Ordre des RĂ©collets. Les dames de 

la cour de France savaient sans doute cette histoire lorsqu’elles re- 

commandaient aux gentilshommes de ne rien prétendre auprés de 

mademoiselle de Martignat, s’ils ne voulaient pas devenir capucins. 

AprĂ©s l’assassinat et la mort de Henri IV, mademoiselle de Martignat 

vit encore 4 la cour de France les diverses intrigues et les catastro- 

phes qui signalérent la régence de Marie de Médicis; le nouveau 
renversement des fortunes et le rabaissement des grandeurs, qu’en- 
trainĂ©rent les fins tragiques du marĂ©chal et de la marĂ©chale d’Ancre, 
confirmérent tous les sentiments de compassion que lui inspirait la 
vie des grands. Ces pauvres esclaves du monde qui passent leur vie 
dans les préoccupations de Ja vanité et qui donnent au démon tant 
de facilité, dont il se prévaut pour leur faire perdre la bienheureuse 
élernité, lui faisaient véritablement pitidé : toute sa vie ellea fait pro- 
fession d’adresser 4 Dieu des priĂ©res journaliĂ©res pour les grands de 
laterre. Elle assurait que c’était une charitĂ© plus grande que de prier 
pour ceux qui languissent dans les hépitaux et dans les prisons. Aussi 
célébrait-elle avec une dévotion particuli¹re les fétes des rois, des 
reines, des princes et princesses qui sont inscrits au catalogue des 
saints. Rien ason avis ne devaittant humilier et encourager les chré- 
tiens que la saintetĂ© de ces grands personnages qui ont conservĂ© I’hu- 
milité au milieu de la gloire. Elle jednait Ja veille de leurs fétes, et 
toutes ses priéres étaient ces jours-la pour le salut des princes. 

‘A Turin, mademoiselle de Martignat fit amitiĂ© avec une bonne 
femme fort sainte et assez bizarre, qu’on appelait la MĂ©re AntĂ©e. 
Celle-ci avait employĂ© tout son bien en ceuvres pieuses, s’était rĂ©- 
duite 4 la plus extrĂ©me pauvretĂ©, vivait d’aumdnes et mendiait son 
pain par la ville, aux portes des Ă©glises et dans ‘les maisons. Tou- 


aa LES PREMIERES MERES 

chéa du: kule-de la gloire de Dieu, vive en paroles et ayant secoué 
tout joug dv respect hamam, cette femme gourtaandait les pécheurs, 
réprimait pebliquement les.blasphésnateuts et les wrédisants, et les 
sienacait de la colére de Dieu. Ses wertes réprimandes ki attiré- 
rent souvem de imanuvais traitements qu’elle suppertait avec joie et 
avee nae admirable patience. [i lui eft été facile de se faire resper- 
ter. Le duc de Savoie Maimait et Mestimait. H vonlait qu’elle fat res- 
pectĂ©e, et il fit donner uo jour l’estrapade & unde ses gardes qui 
Yavait frappée. La Mare Antée fat courroucée contre le prince et 
refuse ses aumdnes. Le duc Cherles-Emmaacuel fit toutes les avances 
pour apaiser cette beane femme. {i la fit amener A sa cour et Ja pria 
d’accepter dĂ©sormais ses aamĂ©nes at se recommanda & ses priĂ©res. 
Elfe le Jui promit, et fit la paix avec lui, 2 condition que de‘ son cĂ©tĂ© 
il Jui promettrait de dui laisser la libertĂ© d’endurerquelque iajure 
pour Dieu. « Reurquoi, disait-elle, empécher les hommes de me 
chatier, mai qui suis une si grande pécheresse? » 

La dévotion de cette femme était le soulagement des émes do pur- 
gatoire : elle avait empleyé son bien, et elle dépensait les aumdines 
qu’elle recueiilait 4 fonder des messes ef des chapelles pour ces pau- 
vres Ames, dont elle inspira Je souci & mademoiselle de Martignuat, 
qui Ă©tait faite d’ailleurs pour ja comprendre. La mĂ©re AatĂ©e com- 
muniqua tous ses trĂ©sors 4 cette chĂ©re fille : c’étaient de certaines 
mĂ©thodes de priĂ©res, plusieurs iaveations d’austĂ©ritĂ©s, et une atien- 
tion extréme a ja mortification ; le tout appliqué au soulagement des 
ames du purgaloire. Mademoiselle de Martignat embrassa avec ar- 
deur cette dévotion. Mélée 4 la cour, ot depuis le mariage du jeune 
duc de Piémont, Victor Amédée, avec madame Royale, Christine de 
France, qui Ă©tait de belle humeur et que Je duc cherchait & divertir, 
iy avait tous Jes jours bal, ballet ou comédie, mademoiselle de 
Martignat Ă©tait obligĂ©e d’assister 4 oes rĂ©crĂ©ations mondaines : elle 
sentait 8’y accruitre sa compassion pow le sort des grands et sa dĂ©- 
votien pour les 4mes du purgatoire. Son corps étaita la comédie ou 
au ballet; son 4me Ă©tait dans Ja contemplation. 

« Seigneur! disait-elle avec David, dĂ©tournez mes yeux, afin qu’ils 
ne volent pas Ja vanilé; gardez mon coeur de courir aprés le men- 
songe! n 

Faisant ensuite imperceptiblement un petit signe de croix sur ses 
yeux et sur sen cceur, elle leur dĂ©fendait de voir ni de penser qu’aa 








DE. LA NISIPATEON. | eas 
purgetoize; son &me s’abimait dans ±ette ardente conaiergesia..de 
la justice divine, et elle restait.sans men savoir de tout ce. quis Ă©tait 
fait ou dit autour d’elle. Souvent elle employait ce temps a rĂ©eiter 
wn chapelet da treate dizaines, qu'elle appelait le petit trentail, pour 
Jes Ames qui expiaient dams le purgatoire le vain plaisir qu'eiles 
avaient pris autrefois dans leg bals et les comédies. Ses compagnes 
Yiaient un jour de cette dévotion ; la bonne demoiselle répondit avec 
des larmes dans les yeux : ; 

« Si Dien vous avait fait voir seulement pour un moment jes peines 
que souffrent dans le pargatoire ceux qui ont perda leur temps. a 
Ja comédie, vous }a fuiriez plas que la peste. » 

La mere Antée admirait cette ferveur et cette dévotion de sa 
chĂ©re fille, et elle assurait qu’elle avait regu une grace particulidre 
-pourtirer les 4mes du purgatoire. Au milieu des grandeurs bhumai- 
hes, ot elle vivait comme n’en usant pas, mademoiselle de Marti- 
gnat conservait son désir de se retirer du monde, qui lui était on 
Vrai purgatoire, dit Phistorien de sa vie. Elle commmuniqua oe désir 
& la mĂ©re AntĂ©e, qui s’écria en 'embrassant : 

« Oui, ma fille, au eleftre, & la cellule, 4 l’obdĂ©issance, au dĂ©aue- 
ment de toutes choses! c’est de l& que par vous-mĂ©me et par les 
autves vous. soulagerez véritablement les paavres 4mes du purga- 
toire! » DĂ©sormais, toutes les fois qu’elle la rencontrait: « HĂ© quoi, 
ma fille, lui disait-elle, vous Ă©tes encore ici! au cloftre! au cloitra! 

au dĂ©sert d’une bonne religion pour servir Dieu sans partage | » 

En attendant la réalisation de ce dessein, la mére Antée se chargea 
d'éprouver ja vocation de sa chére fille: elle la mortifiait de mille 
maniéres, lui faisait des abjections publiques, et hut imposait toutes 
les petites pénitences, si dures justement par leur puérilité appa- 
reote, que les mattresses des novices somt en usage de donner ayx 
files qui leur sont soumises. Elle lui imposait les austéntés les plus 
pĂ©nihles, et pour lssquelles elle s'ingĂ©niait jusqu’d trouver le moyen, 
assure-tron, d’dter les semelies de ses souliers et de la faire marcher 
toot un hiver les plantes des pieds nues contre terre, sans qu’on s’en 
aperc it, Tous ces exencices ne faisaient qu'animer |’ardeur de ma- 
denoiselie. de Martignat : elle considérait véritablement Ja mére 
. datĂ©e commec sa supĂ©rienre, et voulut savoir d’elie en quel convent 
ella devait.servir Dieu. La bonne femme passa la mat. em oraison 
et lur dat.le. lencemam : 


Bah LES PREMIERES ‘MEKES 

v-aiMefilte, fuyox par delales montagnes; allez & Anséty;- duptes 
do‘tombese aa pyand ‘serviteur de Diew, satat Frati±ois de Sales;’ 
-Didorm’a montrĂ© ve petit lieu-fa; je le vois devant mes yeux cme 

ei jlayais'habitĂ©: plusieurs annĂ©es ce monastĂ©re: Allez, ma fille; ‘ajou- 
‘tedtietle, alies chercher la saintetĂ© ou elle est; attez chercher 1: 
petibesse of Dieu veut manifester la grdndeur de ses bontés! » - 

_-{l y'avait déj4 longtemps que mademoiselle de Martigndt prati- 
quait de son mieux les conseils de la Phstothée et suivait'sa direc-+' 
tion. Elle avait eu le bonheur, a Paris, de voir saint Francois de 
Salea et dese confeaser une fois 4 lai; le saint l'avait assurée qu'il 
laurait désormais comme sa trés-chére fille, toujours préseritd de- 
vant Dieu. Elie accneillit avec joie a proposition dela mére Antée ; 
toutefois, ces.deux ames dĂ©votes, ne s’en rapportant pas & leurs 
-propres.luniiéres, consultérent Dom Juste Guérin, leur confesseur, 
-qui ful plus tard Ă©vĂ©que de GenĂ©ve. Celui-ci entra dans leur dessein’ 
et.en aplanit les difficultés. Les infantes auraient voulu tenter 
"quelque effort pour retenir mademoiseHe de Martignat auprés @ ees ; 
maais Dom Juste leur recommanda de la laisser aller: « Dieu la: véut, 
disait-il, et les Ames du purgatoire ont besoin d’elle. » ee) 

: Ces pauvres Ames, en effet, devinrent I’anique soin et la‘prĂ©occu-" 
pation constante de la sur Marie-Denise de Martigaat. Elle thulti<! 
piiait en leur faveur les priĂ©res et les austĂ©ritĂ©s. L’Ape ‘et les'in-” 

‘firmitĂ©s ne purent ralentir son zĂ©le. DispensĂ©e des' exertioes Ud 'la! 
rĂ©gle, elle profitait de cette libertĂ© pour rester ‘toute ‘fa eae 
genoux dans la chapelle; et elle répondait & -ceux' qui lat deitan~' 
daient comment elle pouvait prier si longtemps; qué Diéit'ne Pavait' 
crĂ©Ă©e que pour cela, et-que quand mĂ©me les jours‘seraient des ‘in 
nges et qu’elle aurait dix mille ans 4 vivre; eWe n'aurait pus ‘dssez fe” 
temps pour s'entretenir avec Dieu. « Son infinte buntĂ©, ajouthitusile,” 
aura:pitiĂ© de notre dĂ©sir, et nous donnere Ia trĂ©g-sainte eter ails pottr’ 
le Jouer- et. demeurer toujours en sa sainte'‘prĂ©sĂ©nde! » Dida HST | 
pensait catte assidaitĂ© & Ja pridre par toutes sortes’de etates GOU6! 
copimanigations:sublimes, qu'elle gardait:vecretes Gt! GOME EIRe AEP 
s’ouvrait qu’a sa supĂ©rieure. Elle Ă©tait morte au monde et a tox! 
sentinientimendaia, eile: dimated eantilits eta niertiaauow ea dela 
de. Aout nsaus: cesse: fortifi¹e par les austéends ie glad splay 
ensanglia peenjaingi dire-sous low voiles: de-Uherhilite, Yewjoutlvs aie!” 
V6e pati sinc commerce constant: qud-ss -pribfes seh théte salen? Se! 








DE LA. VI RATION. 945 


Diew, elle sembjait ne plus vivre sur Ja terre et.n'avoir de aclations 
qu’ayec mn monde supĂ©rieur. Les chĂ©res ames du purgetoire Ă©taient 
leg ministres de ces relations : elle en était constamment.entourée, 
elles lui dévoilaient leurs doulenrs, elles lui demandaient des. prid~ 
res, elles Ja remerciaient des bons offices qu'elle leur avait rendus; 
elle prenait plaisir 4 étre visitée par ces pauvres 4mes, et disait-qu'il 
„y avait plus de profit & converser avec les morts qu’avec les vivants. 
Il y avait mille choses saintes qu'elle disait que ces Ames Jai avaient 
enseigné. 

Elle avait longtemps Ă©tĂ© infirmiĂ©re et s’occupait activement non~ 
seulement de soulager les malades, mais aussi de les tenir en joie et 
en ferveur. Souvent, dans Ja journĂ©e, elle les aspergeait d’eau bĂ©nite, 
disant que les 4mes du purgatoire lui avaient fait voir qu’il n'y avait 
de lieu dans tout le monastére ot le démon fat plus assidu que dans 
Yinfirmerie, parce que c’est de 1a que les &mes partent pour aller en 
I’éternitĂ© : s’i] ne peut la leur faire perdre entigrement, du moins, 
ajoutait-elle, il rend leur purgatoire plus long en les sollicitant a 
faire plusieurs fautes et a faire mauvais usage de leur Ă©tat de dou- 
leurs. Quand I’heure de I’agonie approchait, elle multipliait ses asper- 
sions : « Je sens par ici, disait-elle nalvement, tant de canailles de 
démons, il les faut chasser ! » Elle invoquait ensuite les anges et les 
saints du paradis, les suppliant de prendre sous leur protection la 
pauvre agonisante. 

Elle avait encore & cet endroit ane particuliére compassion. « Hé- 
las! disait-elle, que les agonies des malheureuses crĂ©atures sont d’é- 
tranges heures, et que ce moment dĂ©cisif de I’éternitĂ© est bien no- 
tre seule affaire de conséquence. n Aussi ne manquait-elle jamais de 
dire deux fois par jour, matin et soir, les priéres des agonisants. 
« Mon Dieu! disait-elle encore souvent, que c'est chose dangereuse 
4 une &me affaiblie par les mauvaises habitudes, de combattre contre 
l’ennemi de son salut 4 l'heure de Ja mort! Il faut le vainere a |’a- 
vance par la charitĂ©, ’humilitĂ© et la dĂ©votion : ce sont trois armes 
que le démon ne manie jamais, et avec lesquelles il est toujours dé- 
fait. » | 

Au milieu de cette vie toute surnaturelle et dans le détail des 
merveilles de laquelle nous ne pouvons entrer ici, cette bonne sceur 
avait conservé pour les grands de la terre cette compassion que te 
‘spectacle de leur vie lui avait inspirĂ©e jadis ; elle recommandait & sa 





Sus LES PREMIRRES MERES 


sopéritare de metire toujours dans jes letires aux personnes da 
grand monde quelque bonne parole de la sainte crinte de Dien, de 
la souveraineté de sa majesté divine, de ja grandeur de l'éternité, 
de la briéveté de ja vie. « Tant de gems flattent ces personnes-la] 
disait-elle. » : 

Elle priait qu’on n’bĂ©sitĂ©t pas & leur denaader des aumĂ©nes. « On 
fait une bien grande charité aux princes et aux grands de ce monde, 
assurait-elle, quand oa leur fait faire quelques bonnes ceuvres ; Ie 
diable, le monde et la chair leur en font tant faire de mauvaises, 
qu’un jour ils rendront plus de graces a ceux qui Jeur ont doanĂ© 
occasion de faire des aumĂ©nes qu’on ne leur ep a rendues en les re- 
cevant. » 

Cette compassion pour les grands de la terre et cette déyotion aux 
&mes du purgatoire se manifestérent d'une facon merveilleuse dans 
Jes derniéres circonstances de Ja vie de cette chére Sour. Elle avait 
conservé aux princes, doat elle avait connu les maisons, un intérét 
particulier. Il y en avait un que l’historien ne nomme pas, mais que 
diverses indications font supposer devoir Ă©tre Je duc de Nemours, 
pour le salut et laconversion duquel elle priait assiddment. On sait qu'il 
mourut ep duel, a Paris, de Ja main du duc de Beaufort, son beau-~ 
frére, le 30 juillet 1652. La mort fut instantanée : Ja cause apparente 
du duel était une discussion de préséance qui recouvrait, dit-on, la 
jalousie des deux princes au sujet des prĂ©tentions que ]’un et autre 
avaient aux bonnes graces de la belle madame de Chatillon. La 
bonne Sceur Marie-Denise Ă©tait 4 Annecy. Le jour de Notre-Dame-des- 
Neiges (5 aoit), aprés la communion, priant selon sa coutume pour 
les 4mes du purgatoire, elle se trouva tout 4 coup transportée au 
bord de l’abime. Notre-Seigneur , lui en ouvrant Ja porte, lui fit 
voir tout au fond ]’ame du malheureux prince, mais si bas, si pro- 
fond et ponr tant de temps, qu’elle en demeura Ă©perdue. Elle 
courut vers la supĂ©rieure, c’était la MĂ©re Francoise-Madeleine de 
Chaugy, Vhistorien de ces merveilles; elle la trouva Ă©crivant tran- 
. quillement dans sa celjule, et, se précipitant 4 genoux devant elle, 
elle lui annonga avec volubilité que le duc de Nemours avait éé 
biessĂ© en duel, et qu’il Ă©tait mort: mais ne craignez rien, ajouta-t-elle, 
il est en purgatoire. Elle raconta ce qu'elle avait vu : « Oh! ma Mere, 
disail-elle, que Dieu est bon dans ses justices! oh! combien ce prince 
a suivi l’esprit du monde ef Ja -lumiĂ©re de la chair! qu'il a eu peu 





- DE, bA. VBRRATAGN. ; ; od 
de. S98p, ROPE AOR. ame. .et,.peu: de dévotion pour..bes sarrements!, ». 
ofa, Mare, de .Chaegy en vorams cette véndrable religipuss, :agée 
alors. de préa de quatre-vingts ams, toute épesdue et toute en-larmes, 
voulsit Ja fairs ggsecir auprĂ©s. delle et l’entretenir a loigir: mais.elle 
demandait avec vĂ©bĂ©mence qu’on la laiss&t 4 genoux : « Ih faut prier! 
il faut sonfirir! disait-elie, je me suis offerte 4. Dieu pour Je. seulage~ 
ment de cette pauvre 4mel» Et suivant |’impĂ©tuoxitĂ© de. som esprit, 
elle continuait a parler avec une grande fervear: elle n’était pas 
tant Ă©mue, disait-elle, du lamentable Ă©tat des souffrances ov elle 
avait va caite 4me, qu’occupĂ©e et ravie de la grace. qui a fait son 
salut : « Je vals, disait-elle avec admiration , je vois ce bienkeureuz 
moment de grace comme un Ă©coulement de |’infinitĂ© de ba bontĂ©d, 
douceor et charstĂ© divines. L’action dans laquefle ce pauvre prince 
est mort mĂ©ritait }’enfer : la toute-puissance divine s’est amoureu— 
sement laissée fiéchir par quelques bonnes ames, et a fait ce coup 
ao-dessus des lois ordinaires de ga sainte conduite : c’est un effet de 
la communion des saints. » La bonne Sceur ne tarissait pas sur cet 
instant de grace et de salut: « Ma Mére, disait-elle, il faut enseigner 
a tout le monde de demander et de faire demander 4 Dieu, a la 
sainte Vierge et aux saints, cet instant final de grace et de miséri- 
corde pour |’heure de la mort; il faut se prĂ©parer 4 Vobtenir par de 
saintes actions, parce que, si Notre-Seigneur dĂ©roge a l’ordre ordi- 
naire de sa sainte Providence qui veut qu’une bonne vie produise 
une bonne mort, il ne faut jamais prĂ©sumer d’avoir ce privilĂ©ge ; il 
y aeu tant de combattants en IsraĂ©l et le solerl ne s’est arrĂ©tĂ© que 
pour fa bataille de JosuĂ©; un million d’ames se sont perdues dans 
Poccasion ot ce prince a Ă©tĂ© retirĂ© du naufrage; il n’a ea qu'un ins- 
tant de vie en Ja libre possession de sen esprit pour coopérer aa pré- 
cieux moment de la grace qui lui a inspiré une vraie contrition, et 
lui a fait produire un acte de vraie pénitence finale. » 

Comme la MĂ©re de Chaugy ne se rendait pas @ tous ces discours et 
faisait quelques objections, la bonne Scear développait cette magni- 
fiqae et consolante théologie, si fondée en raison et si conforme a 
l'enseignement de }’Eglise : 

La grace divine est. plus active que nous ne sauricgs concevoir, 
nous p’avons pas si tot fait un clin d'ceil que Dieu a fast son coup 
dans une 4me ; le moment dans lequel l’4me fait j'scte de coopĂ©ra- 
tion a Ja grace, n’est pas de beaucoup plus long que cebai danviequel 

















348 LES PREMIBRES MER ES 


elle la recoit, et en cela l’&me fait une admirable expĂ©rience qu’elle 
est crĂ©Ă©e a J’image et 4 Ja ressemblance de Dieu. Ce prince n’avait 
pas perdu la foi, son ame était comme une méche disposée a prendre 
le feu, en sorte que |’étincelle divine de Ja grace misĂ©ricordieuse en 
ayant touché le centre chrétien, elle a pris le feu de la charité et en 
a produit un acte véritable. Elle disait encore : « I] avait conservé la 
racine de la foi; quoiqu’elle fut comme morte en lui et qu’elle ne fit 
pas des actions vitales, elle Ă©tait cependant dans la capacitĂ© d’en 
faire; en sorte que, touchée par Je charitable rayon du soleil de jus- 
tice qui luit sur les bons et sur les mauvais, cette racine produisit en 
un moment le fruit pour la vie Ă©ternelle; Dieu s'est servi de cet ins- 
tinct que nous avons naturellement d’invoquer notre principe quand 
nous sommes dans le danger de perdre la vie; enfin les jugements 
et les conduites de Dieu sont des abimes; il ne nous appartient pas 
de les juger; mais, sans ce bienheureux moment de grace, ]’ame du 
prince descendait dans le profond des enfers, et depuis que le démon 
est dĂ©mon, il n’a peut-Ă©tre jamais Ă©tĂ© plus trompĂ© dans son at- 
tente! » 

Ensuite de tout ce discours, dont nons conservons les termes, en 
regreltant de ne pouvoir le reproduire simplement en entier, la 
bonne Sceur demanda a sa supérieure de faire dire trente messes 
pour les 4mes du purgatoire. L’Eglise ne permet pas d’offrir le saint 
sacrifice en particulier pour ceux qui sont morts dans le triste et dé- 
plorable Ă©tat ot avait Ă©tĂ© tuĂ© le duc de Nemours, & moins qu’ils ne 
se soient confessés avant de mourir; mais la mort avait été si instan- 
tanĂ©e que le duc de Nemours n’avait pas mĂ©me pu prononcer une pa- 
role; toutefois, la bonne Sceur espérait que Dieu accepterait les 
priĂ©res pour le soulagement de |’ame a laquelle il avait fait une si 
grande grace. 

A partir de ce moment jusqu’a la fin de sa vie, la pensĂ©e de ce 
malheureux prince resta l’unique souci de la Soeur Marie-Denise; elle 
multipliait ses priéres et ses austérités ; elle souffrait tout, elle offrait 
tout 4 Dieu pour le soulagement de cette pauvre 4me. A diverses 
reprises elle la vit au milieu des flammes du purgatoire dans un sup- 
plice si effroyable et si ardent, que sa ferveur en Ă©tait encore rapDi- 
mĂ©e. L’ange du prince faisait souvent visite 4 cette chĂ©re Seur et 
l’excitait 4 prier encore et as’offrir en sacrifice. Dieu accepta cette 
généreuse offrande : Ja pauvre Sceur entra dans un état d'infirmités 








DE LA VISITATION. S49 


et de souffrances inoules. Rien ne pouvait arréter ses priéres: elle 
était devenue enflée par tout le corps, et ne pouvait plus 4 peine 
plier ses membres; elle n’en Ă©tait pas moins assidue & Ja chapelle; 
4 genoux, appuyĂ©e sur un pauvre baton, plus d’une fois il lui arriva 
de ne pouvoir se relever, et elle dut attendre qu’on la vint cher- 
cher et emporter, l’enflure et la fatigue empĂ©chant ses pauvres ge- 
noux de s’étendre. DĂ©s quatre heures du matin elle commencait & 
se lever et 4 s’habiller pour Ă©tre prĂ©te 4 communier, 4 la messe 
de la communautĂ©, sur les neuf heures. Elle avouait bien qu’elle Ă©tait 
lourde et pesante; mais elle ne s’en Ă©tonnait point; elle savait 
qu’elle portait un grand fardeau pour son pauvre prince. Cependant 
elle se faisait une telle violence et elle souffrait si extraordinairement, 
que la MĂ©re de Chaugy ne put s’empĂ©cher de lui dire un jour: «Ma 
bonne Sceur Marie-Denise, pourquoi vous levez-vous ? 

— Ah! rĂ©pondit-elle, il faut attendre d’étre roide et froide dans 
le tombeau pour ne pas s’efforcer d’aller trouver notre bon JĂ©sus au 
trĂ©s-saint sacrement de l’aute]. L’4me de mon pauvre prince d’ail- 
leurs me sollicite de me lever et ne me donne point de repos sinon 
lorsque je prie ou que je souffre. » 

Cette ame en effet avait formĂ© amitiĂ©, si lon peut s’exprimer 
ainsi, avec cette amie dévouée ; sa présence était sensible et fami- 
liére 4 Ja sceur Marie-Denise et était devenue une consolation et un 
besoin pour elle. Elle demandait des priéres 4 tout le monde et elle 
avait recours 4 ious les moyens pour obtenir des suffrages pour 
cette pauvre 4me. On devait dĂ©dier, dans l|’église de fa Visitation, 
un autel a saint Joseph; elle pria 4 mains jointes la supérieure de le 
faire consacrer 4 saint Joseph mourant entre les bras du doux JĂ©sus 
et de la sainte Vierge; elle disait que cette dévotion a saint Joseph 
mourant attirerait beaucoup de graces aux personnes agonisantes et 
aux ames du purgatoire, parce que, disait-elle, saint Joseph en 
mourant n’esl pas allĂ© au ciel que JĂ©sus n’avait pas encore ouvert, 
il est descendu aux Limbes, et il faut présenter 4 Dieu au profit 
des agonisants et des Ames du purgatoire cette résignation du grand 
saint laissant JĂ©sus et Marie sur Ja terre et offrir sa patience dans 
les Limbes, ou il attendit jusqu’au glorieux jour de Paques. 

La bonne sceur Marie-Denise n’endurait pas seulement des douleurs 
corporelles depuis qu’elle s’était dĂ©vouĂ©e a souffrir pour le soulage- 
ment de |’4me du prince, elle souffrait aussi dans son ame des anxiĂ©tĂ©s 


$50 LES PREMLERES. MERES DZAy VISITATION. 


et des peines inouies; on l’avait toujoars vue jesqu’alorsd’une hu- 
meunr gaie et ardente, ravie peur ainsi dire dans une continuelie ex- 
tase durant sos longues priéres, on le voyait désormais ae 
triste, ipqujéte sur elle-méme, appuyée gur son p Wwe Vie 
sagertout Dpigng de tagmes, Efe-supportait intéti Sear 
plexités qué jusque-la lui avaient été inconames, mais elle ne se dé- 
courageait pas et ne cesaait de prier et de demander des suffrages; 
elle en demandait aux anges, aux MĂ©res et aux Filles de Ja Visita~ 
tion. Elle priait les aneiennes, celles. qu’eWe supposait dĂ©ja dans 
le séjour de la gloire, dimtercéder auprés de la miséricarde divine, 
et un jour ele vimt toule joyeuse anwoncer a sa supérieure que la 
misĂ©ricorde de Dieu s’était laissde fidehir et loi avast donnĂ© a con- 
naltre que le tourment de cette pauvre ame, qui devait durer jus 
qu’au jour du jugement dernier, Ă©tait abrĂ©gĂ© de quelques heures. 

La MĂ©re de Chaugy tĂ©moigna de |’étonnement d’entendre parler 
avec tant de joie d’une diminution de quelques heures, mais la bonne 
Sur répondit avec un grand zéle : « Le temps de eette vie et celui 
de Pautre n’ont pas une mĂ©me mesuare; des annĂ©es de tristesse, 
d’ennuis, de pauvretĂ©s et de griĂ©ves maladies ne sont pas compa- 
rables 4 une seule heure deg sooffrances qu’endareat les pauvres 
ames da purgateire { » 

Eke garda jusqu’’ la mort ce tendre et charitaMe sone; em mod- 
rant, en se recommandant elie-méme aux pritres de la Mére de 
Chaugy, eile la suppliait de continuer aussi ses priÂąres pour Jes 
ames da puspatoire. 


LĂ©on AUBINEAU. 


(La fin & un prochain mantra) 


SCRVOLE DE SAINTE-MARTHE 


ETUDE SUR SA VIE.' 


Baestce pete quiiee Dee genes Gaiam est ant 
fecere scribenda ant scribere legenda, beatiscimes 
vero quibus wtransee. 


(Puma ta jeune, Epist., Wi, 08.) 


- C'est Phonneur de la Renaissance d’avoir produit une gĂ©nĂ©ration 
qui, par la sowple variété des aptitudes, la trempe des caractéres, 
Jes talents et le courage, rappelle ce que Rome et la Gréce eurent de 
plus poli et de plus Ă©nergique. Eminents par /’eaprit comme par le 
‘scoour, ces hommes de lettres, et d'action lomqu’il je fallait, ont mĂ©- 
rité.& jamais le souvenir recennaissant.du pays : Soévole de Sainte- 
Marthe offre un des types les plus originaux de ces nateres d’Elita. 

Le premier de ces noms, sous lequel il est tnés-ponnu, n'était pas 
toutefois son nom vĂ©ritable. Jl s’appelait, oomme son aieul, Gaucher 
de Sainte-Marthe ; mais, d’apres Je got d'Ă©rudition-qui alors Jatini- 
Sait tout, il transforma Gaucher en Scewole. Ainsi, par amour de l'an- 
tiggpité classique, un sawant-de cette époque, Da Bois, devenait Syt- 
Vins, et les de La Scale prenaient, comme on sai, et illustcaient le 
mom de Scaliger. 

ii naquit be ‘2 fĂ©vrier 15858, 4 Loudun, petite ville sitaĂ©e sur les 
‘confins de j’Anjou, de la Tourame et da Poitou; et-si l’om en croit 


{ L’auteur de cet article prĂ©pare sur ScĂ©vole de Sainte-Marthe un travail plus 
Ă©tendu, ot fi se propose de I’étadier spĂ©cialement comme Ă©crivain et sartout 
comme poéte francais. 

2 On dit ordinairement 1536; mais la date que nous préférons a été donnée par 
G. Colletet, « d’aprĂ©s an fidĂ©le emer que les dectes enfants de ScĂ©vole lui 
avaient communiqué. » 


4 





u52 SCEVOLE DE SAINTE-MARTHE. 


Rochemaillet, son biographe!, la douce température de ce charmant 
pays ne fut pas étrangére au développement précoce de sa vive 
intelligence. Pea auparavant, Loudun avait produit un poéte ly- 
rique, Salmon Macrin, que ses contemporains ont appelĂ© l’Horace 
et le Pétrarque francais. Scévole devait passer 4 son tour pour un 
Ă©mule de Virgile. La maison dont il sortait Ă©tait de fort bonne no- 
blesse. Sous Charles VII, un de ses ancĂ©tres avait Ă©tĂ© revĂ©tu d’une 
charge judiciaire importante; un autre, sous Charles Vill, fut honoré 
du titre de chevalier, si beau lorsqu’il Ă©tait portĂ© par Bayard ; tout rĂ©- 
cemment, le bisafeul de Sainte-Marthe avait fait avec distinction les 
campagnes de Louis XII en Italie. Dans cette famille de magistrature 
et d’épĂ©e, le goft nouveau de ja science et des jeltres Ă©tait venu se 
joindre au culte des anciennes vertus. Le grand-pére de Scévole, et 
son parrain tout a la fois, joignit 4 la place de conseiller celle de mé- 
decin ordinaire de Francois ler: on Je proclamait de son temps « }’o- 
racle de la médecine et un autre Esculape. » Aprés une longue et belle 
existence, il laissa cing fils, dont plusieurs furent des hommes Ă©mi- 
nents. L’ainĂ©, Louis de Sainte-Marthe, sieur de Neuilly, habile juris- 
consulte, mais qui borna son ambition 4 étre procureur du roi au siége 
de Loudun, fut le pére du personnage a qui cette Stude est consacrée. 

Dans son enfance, Scévole recut particuliérement les soins de son 
aleule maternelle, Madame de Bizay, qui comptait dans sa famille 
des membres élevés de la magistrature et avait des liens de parenté 
avec les Briconnet, Jes Chiverny, les Beaune, les Robertet et les Fu- 
mĂ©e. Cette femme, d’un rare mĂ©rite personnel et d'une tendresse 
Ă©clairĂ©e, jeta dans |’ame de son petit-fils ces premitres impressions 
d’honneur et de vertu, que l'influence heureuse d'une bonne Ă©duca- 
tion est surtout de rendre ineffacables. A treize ans il fut énvoyé & 
Paris et placé au collége des Cholets, of il demeura quatre ans, pei- 
dant lesquels il suivit les cours des plus célébres professeurs du col- 
lége de France. Fort assidu notamment aux lecons de Muret et de 
Turnébe, il fit sous leur direction de rapides progrés dans les langues 
latine et grecque. Ensuite i) alla Ă©todier la jurisprudence A Poitiers 
et & Bourges, ot elle Ă©tait enseignĂ©e par les plus habiles maitres. L’un 
d’eux, l’illustre Duaren, frappĂ© de ses grandes miieal prĂ©sagea 


t Sa le de Sainte Marthe 9 été imprimée & Paris; Villery, in-4", as aa 
a 66 doané ane traduction latine : Londini, 1704, in-4°. 





SCAVOLE. DE, SAINTR-MABTAE. oO gg y 
Ges lors. « que. si Ja mort ne le prévenait, il deviandzait lun: des) ed aka 


sonpages les plus distingués de son siécle. » 

Déja, cependant, le goat de la littérature et deg vers le disputait a 
de plug sérieuses études; car il débuta, comme poste, & peine agé 
ge dix:huit ans. Vers ce moment, une circonstance toute fortite 
donna ,|’éveil & son gĂ©pie. Jean de la PĂ©ruse, Ă©lave et ami de Ron- 
sard, vepait de mourir dans sa vingt-cinquidme année; et ap regret 
d'une perte si prématurée se joignait, pour le public, le déplaisir 
d'une atlante, déque. On avait dit, en effel, grand bien d'une tragé- 
die de Médée que cet écrivain laissait imparfaite. Nul ne se sentant 
capable d’y mettre la main, ScĂ©vole, avec la confiance de la jeunesse, 
entreprit de terminer cette ceuvre et y rĂ©ussit’. EncouragĂ©, dit-il 
lui-mĂ©me?, par les applaudissements qu’il avait recus sous le nom 
d’un autre, il aspira 4 se faire connaitre directement par quelques 
podsies qu’il publia dĂ©s cette Ă©poque. 

La prudence de son pére redoutait pour lui le charme de ces pre- 
miers succĂ©s ; a::ssi ne manquait-il pas de l’avertir que les Muses font 
trés-rarement Ja fortune de leurs favoris. I] edt voulu le voir entrer 
dans la carriĂ©re de la magistrature. ScĂ©vole s’en excusa, malgrĂ© la 
position avantageuse que semblait lui assurer le crédit de sa famille. 
Soit amour de ]'étude, soit attachement au sol natal, il préféra reve- 
nir 4 Loudun pour y séjourner. Mais bien loin qu'il y vécdt obscur, 
ses qualitĂ©s solides et brillantes lui conquirent si promptement l’es- 
time de ses concitoyens, qu’ils l’envoyĂ©rent a l’age de vingt ans vers 
le roi Henri IJ, pour traiter de choses, comme nous l’apprend G. Col- 
letet3, « qui concernaient la tranquillité et le bien-étre de Ja ville. » 
Quelle que fat la jeunesse de leur dĂ©putĂ©, ceux-ci n’eurent pas sujet 
de,se repentir de Jui avoir donnĂ© cette preuve de confiance qu’ils re- 
npuvelĂ©rent An plus d’yne occasion. | 
“i. Yoyex YHivtotre du ThĂ©dtre francais, 't. III, p. 200. SeĂ©vole a rappelĂ© cĂ©tte- 
eifconstenas; dans-quelques vors,-00 ij célbbre-la mémeire de La Péruse¹ 


Viol 7 ager eases ieee fra wore te tollit im musis, © 
an, et “patulo quantum possum ore sonare, 
oud jer ta ot ee meen Pe tia, re 
Faqbs1y .<QOhdebam aitertas sad nomine sreatra libeitter «=: *~ 
Scripta legi.... 
ry ibe 2 mapugeri(e des Pottes francais (a la bibliothtque du 1 Louyre), 
se un oa Hint egt Se eoaichs 4 ‘ScĂ©vdts de SaintĂ©-Marttie, ° oe ay 


rT. xxix. 25 pĂ©c. i854. 6° xiva. | “42 


TGA SCEVOLE DE SAINTE-MARTHE. 


Sainte-Marthe, qui avait quitté Paris aprés cette mission, pe tarda 
pas néanmoins a y étre rappeté par son désir de se perfectonner dans 
la connaissance du droit et aussi dans |’art de la poĂ©sie. Ajoutons que 
ce qui l’invitait surtout 2 revoir la capitale, c’est qu'e